Robert Muchembled, Une histoire du Diable, XIIe-XXe siècle

éd. du Seuil, 2000, 410 p

Paradoxale est la place de Satan à notre époque. Épouvantail moral né au Moyen-Âge, prétexte à de multiples frustrations, inquisitions ou exécutions, Satan a vu sa place diminuer progressivement dans les consciences depuis le XVIIIème siècle. Si de nombreux catholiques pensent que Satan n'est qu'une métaphore pour caractériser le mal qui est en nous, un accessoire jadis utile mais devenu poussiéreux, l'infaillible pape Jean-Paul II continue à affirmer tranquillement son existence. Les USA, pays qui raffole des entreprises menées contre le Mal, éprouvent régulièrement le besoin de s'inventer la mission divine d'avoir à combattre le Démon partout où il se trouve.

Au cours des temps, le diable n'a pas gardé le même visage. Les hommes ont souvent adopté à son égard les comportements qui les arrangeaient et le diable s'est souvent transformé en épousant les conceptions d'un monde en évolution. À l'heure où on n'a jamais si peu cru en lui, du moins sous sa forme classique du fourchu cornu, les dogmatismes d'hier prenant appui sur son existence pour maintenir les masses dans l'obéissance ont été remplacés par d'autres qui ne l'utilisent plus.

L'intention de Robert Muchembled est de faire le point sur une histoire des idées maintenant passées, qui a vu à la fois le diable en tant que prince régnant sur un royaume de feu et le monde des ténèbres, tout en étant éventuellement ridiculisé et berné dans les contes et les pièces de théâtre du temps.
Il n'est pas possible d'entrer dans les détails d'un ouvrage passionnant, abondant de faits et d'idées pertinentes sur l'évolution de ces représentations du maître du Mal au cours des siècles : la table des matières reproduite à la fin de cette note permettra à l'éventuel lecteur de se rendre compte de sa richesse.

Des croyances païennes toujours présentes jusqu'au Moyen Âge, de la période où Satan prospère de la fin du Moyen Âge jusqu'à la fin des Temps Modernes, chaque société a opéré sa traduction de l'être maléfique, en concevant une image particulière dans la mesure où selon les pays et les époques n'existent pas les mêmes présupposés et les mêmes superstitions pour penser le mal. On peut d'ailleurs noter que pour les puissants éclairés des "siècles de religion" le diable est le personnage qui doit faire rentrer les masses dans le carcan moral par la peur, ce que subissent la plupart dans l'angoisse. Mais il y a aussi toujours eu un courant qui a vu dans le diable un personnage facile à duper qui prête à rire. Cet inventaire dûment analysé montre l'expansion et les avatars de cet imaginaire diabolique durant les quatre siècles de la "religion obligatoire", traverse la rupture du XVIIIème siècle, celui des Lumières, jusqu'à ce que l'étoile de Satan ait fini de briller au XXème siècle. Pour Muchembled, le pouvoir de Satan et du mal infernal se maintient tant l'homme n'a pas compris qu'il a inventé ce monstre extérieur afin de ne pas voir le mal véritable, caché au fond de lui, cette pulsion destructive qui le pousse à s'accomplir soi-même aux dépens des autres. Muchembled ne voit dans le diable qu'une forme de l' imaginaire dont les individus ont eu ou ont besoin pour réguler leur comportement en déplaçant déplacement culturellement le danger inhérent à la nature humaine sur une menace extérieure. En ce siècle où est apparue la psychanalyse et où a été développée une psychologie des profondeurs, en sondant les abîmes de son intériorité psychique, nos contemporains ont découvert en eux avec frayeur un penchant égal pour le Bien ou pour le Mal.

On ne peut qu'applaudir la sortie d'un tel livre bien documenté, bourré des informations qu'un universitaire (historien à l'Université de Paris-XIII) a réunies avec toute l'objectivité nécessaire. D'autant plus que si le diable sous sa forme moyenâgeuse a disparu, trop nombreuses sont les sectes qui se vouent au mal en cette époque déboussolée où s'impose une philosophie hédoniste du droit individuel au bonheur, qui s'est inventé d'autres dogmatismes et contraintes collectives que celles du passé. On assiste en effet à un retour de sectes millénaristes annonçant l'emprise diabolique et l'Apocalypse qui menace dangereusement outre-Atlantique. Le Malin sert encore à recruter des adeptes, grâce à des mouvements sectaires en tous genres, certains sataniques. L'Église elle-même, sous l'influence de Jean-Paul II, a modernisé ses rites d'exorcisme en 1999 et nommé de nouveaux exorcistes.

Pour que l'ouvrage soit complet, les derniers chapitres sont ouverts à des champs neufs, le diable dans la littérature, le cinéma et les bandes dessinées. Si les cultures latines tournent souvent le diable en dérision, les Etats-Unis continuent à vivre le diable comme quelque chose d'angoissant et pratiquent un langage où les mots Bible, pulsion démoniaque, pêché, rédemption, pardon, apocalypse, damnation sont sans cesse utilisés. La littérature nord-américaine contemporaine comprend nombre d'auteurs qui font référence au Diable. L'auteur se demande d'ailleurs si une corrélation n'existe pas entre la vitalité des États-Unis et sa peur du Diable.

Cette histoire du diable est vraiment passionnante dans la mesure où elle met en évidence les éléments culturels qui constituent une société. Pourquoi l'historien se limiterait-il à des manuscrits et des livres poussiéreux, à des actes régionaux de condamnation pour sorcellerie quand il peut à bon droit prendre appui sur la diversité des formes sociales dans lesquelles vivent les communautés, y compris les noms des marques de produit dont notamment des bières!

La culture de l'auteur éclate à toutes les pages de son livre. Le lecteur trouvera dans cet ouvrage toutes les données souhaitables, de nombreuses références, et les considérations qu'il contient lui donneront les éléments nécessaires à une réflexion approfondie sur le rôle et les formes de l'imaginaire humain affronté au mal et à la peur

La quatrième de couverture :
Après le succès de ses analyses de la sorcellerie, Robert Muchembled explore dans cet ouvrage l'image du diable et des figures du Mal dans la civilisation occidentale du deuxième millénaire. Il ne s'agit pas d'une simple histoire de la représentation du diable mais d'une analyse originale et jusqu'à présent inédite des relations entre culture, image du corps, lien social et représentations du Mal. C'est l'ensemble des manifestations culturelles et intellectuelles de la société occidentale (littérature, cinéma, BD, peinture...) qui sont revisitées et réétudiées à travers le prisme de l'image du diable.

Agrégé d'histoire, professeur à Paris-XIII, directeur de l'École doctorale Vivant et sociétés. Lauréat en 1997 du prix Descartes-Huygens, il anime un programme de recherches international sur les transferts culturels en Europe de 1400 à 1700. Auteur de nombreux livres et articles traduits en une douzaine de langues, notamment de plusieurs études sur l'histoire de la sorcellerie.

Table des matières :

Introduction. Mille ans avec le diable
1 - Satan entre en scène (XIIe-XVe siècle)
Satan et le mythe du combat primordial. - Bons ou mauvais diables - Faire peur: I'obsession diabolique à la fin du Moyen Âge, - Le Malin et la Bête. .
2 - La nuit du sabbat
Les chemins de l'hérésie - Des vaudois aux sorciers. - Un marteau pour écraser les sorcières - Nudités sataniques - Triomphe de la démonomanie, - La marque du diable
3 - Le diable au corps
Le corps magique - Du corps féminin - Monstres et merveilles -L'enfer du sexe -Pour une histoire des sens : la promotion du regard - Pour une histoire des sens : la diabolisation de l'odorat.
4 - Littérature satanique et culture tragique(1550-1650)
La peur de soi - Livres du diable en Allemagne protestante - Culture tragique en France - Rosset, le démon et la charogne - Jean-Pierre Camus, ou les spectacles d'horreur - Canards sanglants : le diable des faits divers - Baroque et transgression
5 - Le crépuscule du diable, des classiques aux romantiques
Ultime apothéose de Satan - L'imaginaire maléfique fragmenté - Un diable désenchanté - La transition symbolique: de Satan à Méphistophélès - Le souffle de la fiction - Belzébuth amoureux.
6 - Le démon intérieur (XIXe-XXe siècle)
Permanences doctrinales - Jeu avec le démon: roman noir et frénétiques - L'ange révolté des sataniques - Les enfants du diable - L'inconscient diabolique - «Apprivoiser les ténèbres», - Un diable de papier?
7 - Le plaisir ou la terreur. Démons de la fin du deuxième millénaire
Le diable probablement ? L'exorcisme prudent - Diaboliquement bon. Pub, bière et BD - Le démon expressionniste, du
Golem à Dies Irae - L'écran noir : horreur, suspense et perversion - Les démons de l'Amérique.
Conclusion. Danse avec le démon
Bibliographie choisie : Cinéma du diable, horreur et écran noir (sélection chronologique) - Le diable a bonne presse (domaine français essentiellement) - Quelques bandes dessinées.

Roland Ernould © 2002

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