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Nostradamus

"La matière onirique est aussi modelable que l'argile." (3.411)

La trilogie du Roman de Nostradamus est maintenant traduite en français. Notes de lecture :

1. Le présage

2..Le piège

3. Le Précipice

Étude de synthèse :

SÉLÉNÉ CONTRE HÉLIOS.

 

Au terme d'une longue évolution, Michel Nostradamus est devenu un «Magus», capable de se déplacer dans le temps, dans l'espace et la lumière astrale. Le huitième ciel et l'Anima Mundi n'ont pour ainsi dire plus de secrets pour lui. Mais s'il contrôle bien la mise en oeuvre, il lui manque une dernière clé. Il lui reste peu à faire pour égaler Ulrich de Mayence, son ancien maître en magie devenu son ennemi : la maîtrise complète de la capacité d'altérer l'évolution de l'âme humaine (3.408). Créateurs de mondes, les magus agissent en effet sur l'imaginaire humain : "La matière onirique est aussi modelable que l'argile." (411). Ils ont le redoutable pouvoir de modifier les rêves et les fantasmes des hommes, dans le sens par exemple de comportements pacifiques ou belliqueux. Ils possèdent les clés de leurs rêves et de ceux de l'humanité. Ils ont ainsi accès à l'âme commune de tous les vivants et peuvent en altérer le contenu. Et orienter, dans une certaine mesure, leur évolution individuelle et collective. Tous deux Magus, Nostradamus et Ulrich vont posséder les mêmes pouvoirs. Mais leurs visées sont dissemblables sur le futur des humains. L'un souhaite un imaginaire de guerre (Mars), rattaché au soleil (Hélios), l'autre accorde la première place à la sensibilité et à l'amour, composantes féminines (Séléné, du nom grec de la Lune).

Michel a peur de son pouvoir qu'il sent grandir. Il lui semble se trouver perpétuellement suspendu au-dessus d'un précipice insondable (le titre du roman), qui, masqué par les dehors d'une vie banale, lui révèle un autre monde et une existence différente. Dans cette époque de guerre de religions, barbare et sanglante, son destin lui semble écrit, le précipice deviendrait sa demeure.

Le second ennemi de Nostradamus lui est inconnu. Michel ne connaît pas la ruse et l'absence de scrupule du père Michaelis, dominicain comme Eymerich. Devenu jésuite (l'ordre nouveau d'Ignace de Loyola), cet ambitieux cherche à regrouper sous son contrôle à la fois l'inquisition, en nette perte d'influence, et le nouveau pouvoir jésuite qui se développe rapidement. Michaelis n'est pas sans rappeler Eymerich, ses desseins tortueux et ses moyens impitoyables. D'abord, comme tous les jésuites de haut rang, il est insensible aux plaisirs de la chair. Cependant Michaelis se perdra par son amour pour une belle comtesse italienne, de laquelle il s'est servi d'abord pour obtenir ce qu'il convoitait : l'élimination de ses adversaires et l'Arbor Mirabilis, livre maudit, sorte de Nécronomicon qui donne la puissance. Ce livre, que possédèrent Ulrich, puis Nostradamus, a maintenant disparu et Michaelis est sur sa trace. Nostradamus met longtemps avant de se découvrir cet ennemi terrestre, aussi dangereux que son ennemi cosmique Ulrich.

ULRICH ET SON MONDE.

Ulrich est le magicien le plus puissant que la terre ait jamais connu (3, 218). Il apparaît, précédé par ses insectes préférés, des scarabées par milliers, qui semblent grouiller dans toutes les directions visibles et invisibles. Ces scarabées ont des ailes aux curieux reflets métalliques : ils symbolisent en fait les armes mécanisées, chars, astronefs ou bateaux qu'Ulrich propose aux humains comme avenir. Avec sa longue barbe, ses yeux cruels et fébriles derrière lesquels brûle un feu secret, Ulrich, sous ses habits de magicien du XVIe siècle, est l'inspirateur et le père de tous les tyrans guerriers mécanisés du XXè.

Une conception mathématique du monde.

Les conceptions philosophiques d'Ulrich sont, à leur manière, les ferments du scientisme moderne. L'univers ne serait que chaos s'il n'était régi par la norme numérique. Dieu n'est rien d'autre qu'une série de proportions et d'équilibres. Les entités individuelles ne comptent pas. Dieu est un dessein, non une entité. Et ce dessein est fondé sur les mathématiques. Les nombres sont la seule clé qui permet d'accéder à l'univers de Dieu et à ses multiples sphères. Celui qui réussit à dominer les mathématiques peut tout dominer. (3.218)

Ulrich souhaite ainsi procurer le bonheur par la force et ramener l'homme à son état animal. Il pense qu'une "élite de prédateurs" doit se lever1, "allant jusqu'à dominer le temps et modeler les cieux par leur seule volonté, jusqu'à en chasser toute trace de féminité", signe de faiblesse. (3.333) Dans ce but il a créé l'Ekklesia, placée sous le signe et la puissance magique d'Abrasax, l'entité supérieure du monde "numérique". Les adeptes sont baptisés au cours d'une cérémonie qui les marque à jamais et leur fait éprouver leurs premières visions : "J'eus aussitôt la sensation qu'un rideau de hautes flammes emprisonnait le cercle au centre duquel j'étais agenouillé. Entre deux langues de feu, je commençais à percevoir des visages ricanants de monstres, de dragons ailés, de créatures folles ou énigmatiques. En réalité, je les connaissais toutes, comme tout homme les connaît." (3.334)

L'origine des monstres.

Ces monstres sont les images qui envahissent les rêves de l'humanité depuis qu'elle est apparue, et que "les nouveaux-nés portent eux aussi en eux, avant que ne leur naisse une conscience capable de freiner leur apparition." (3.334) Ces images sont porteuses de mort et symbolisent les multiples spectacles auxquels les hommes devront assister au cours de leur vie : "À ces créatures succédaient des spectacles de mort, appartenant à des époques différentes. (...) Massacres et bûchers, épées et armes inconnues, machines de guerre et engins volants." (3.334)

Des démons sont liés à ce monde, esprits en accord avec cet univers de chaos, dont Parpalus, une créature familière que trouvera souvent Nostradamus dans ses visions : "Un démon obscène, au visage poupin, revenait souvent au milieu de ces images, (...) semblait trouver ce spectacle à son goût et m'incitait à l'apprécier à mon tour. Il m'appelait depuis cette dimension hors du temps, où de froids esprits supérieurs dominaient toutes les époques terrestres." (3.335)

Jérôme Bosch, Le jugement dernier, fragment,

Pinacothèque de Munich, vers 1500. Nostradamus est né en 1503.

Ces démons, qui se trouvent dans des régions glacées hors du temps, peuvent communiquer avec les humains, mais se trouvent prisonniers : silhouettes immobiles qui paraissent "pétrifiées", comme l'observe Nostradamus dans une de ses incursions dans ces autres sphères : "On aurait dit qu'elles représentaient tous les êtres, dieux, démons et dragons, qui avaient peuplé les songes et les cauchemars des hommes depuis les temps les plus reculés." (3.220) Englués dans la glace comme des insectes dans la résine, ils attendent "que la glaciation brise leurs cages. Mais cette ère ne surviendra que lorsque l'homme, ce composant du cosmos, retournera à son état primitif et que l'élément féminin sera vaincu." (3.334)

L'exclusion de l'élément féminin.

Fidèle à certaines conceptions gnostiques (332), Ulrich se situe dans la perspective d'une conception solaire où l'astre est doté d'une nature cruelle : "J'ai compris depuis longtemps que les véritables lois qui gouvernent tout, et donc également les hommes, sont celles de la violence et du chaos. Mieux vaut donc s'en rendre compte et gouverner l'aveugle chaudron de la matière, animée et inanimée. Mais à cette fin, il s'avère indispensable d'éliminer la composante féminine de la création, ennemie de la barbarie naturelle et amie de la vie." (3.284)

L'univers est actuellement régi par l'équilibre entre masculin et féminin, et la symbolique de ce dualisme est très riche : le soleil et la lune, le roi et la reine, la lumière et les ténèbres... Ulrich ne pense pas que ce dualisme puisse être durable. Il veut que le soleil prévale, que l'élément masculin écrase le féminin. Cette ère ne surviendra que lorsque l'homme, ce composant du cosmos, retournera à son état primitif en ayant vaincu l'élément féminin. (3.333/4)

Plusieurs symboles participent de cette involution, comme les scarabées qui accompagnent toujours Ulrich. Un ami de Nostradamus lui dit que Plutarque a décrit les scarabées comme ne connaissant pas le sexe : "De leur semence, ils font une petite boule qui roule d'est en ouest, en imitant la course du soleil. C'est de cette boulette que naît un nouveau scarabée, sans avoir eu besoin d'une femelle." (3.407)

Un autre symbole : l'anneau en forme de serpent qui se trouve sur la table de travail d'Eymerich prend l'apparence d'un véritable reptile et se met à ramper. Nouvelle explication de l'ami : "L'Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, est depuis toujours un symbole de la réunion de l'élément masculin et de l'élément féminin. Le nom d'Eve, Hawwah, est né des vocables hayah, la «vie», et hivyah, le «serpent». Le serpent circulaire est une entité bénéfique, qui comprend une dimension mâle et une dimension femelle, les deux faces du cosmos. Le serpent raide, comme celui d'airain fabriqué par Moïse, est en revanche un symbole exclusivement masculin, une représentation du phallus." (3.408)

Troisième symbole, la préséance donnée au soleil dans la conception du monde d'Ulrich. Hélios, le soleil est l'élément mâle. Nostradamus comprend qu'Ulrich veut "un univers dont l'élément féminin soit absent. Où règne le soleil, mais pas la lune... une force, mais pas la pitié..." (3.408)

Les démons seront libérés lors de la disparition de l'élément féminin, Séléné : "
L'oeil de Dieu contemplera alors un ciel sans lune et se refroidira devant la vacuité de la nuit. Alors viendra le temps d'impitoyables créatures de glace, maîtresses incontestées de la dernière ère de l'humanité : celle de la glaciation, des mathématiques abstraites, du métal froid, de la domination de la force aveugle." (3.335) Alors sera venu le monde que projette Ulrich, la violence comme "loi absolue de l'univers." (3.408)

MICHEL NOSTRADAMUS.

On se rappelle le jeune Michel de Nostre-Dame, issu d'une famille de juifs convertis. Le souci de sa respectabilité, de son statut social et sa peur de la mort obnubilent ses actes. Il va jusqu'à dénoncer un ami Huguenot venu le prévenir qu'un danger le menace. Tyrannique avec sa femme qu'il conduit à la mort avec ses deux enfants pour n'avoir pas su tenir son rang, il change du tout au tout avec l'âge et surtout l'influence considérable de sa seconde femme, Jumelle. Son abandon lui pèsera le temps qu'il durera. Car Jumelle, qui aime Nostradamus, ne veut cependant pas vivre dans son ombre.

À cinquante-sept ans, barbe blanche, faisant plus que son âge, astrologue réputé, Nostradamus compose les quatrains et les almanachs qui lui ont permis de rencontrer un vif succès et lui ont donné une certaine aisance. Conseiller des Grands de l'Europe et de la reine Anne d'Autriche, il est l'égal des grands savants de son époque. Objet de libelles calomnieux et accusateurs, suspect dans sa religion, il accorde peu d'importance à la vie matérielle. Il a la goutte, se déplace difficilement, boit beaucoup. La vie des sens, éveillée lors de son mariage avec Jumelle, sa seconde épouse, s'est pratiquement suspendue. Ses problèmes conjugaux, un moment en sourdine, réapparaissent avec force quand Jumelle, à laquelle il a fait quatre enfants, quitte le domicile conjugal pour retrouver son statut personnel de femme libre. En proie à ses démons intérieurs, le plus souvent l'esprit ailleurs, Nostradamus ne se rend véritablement compte de la dégradation de son union que lors de son abandon par son épouse.

Sa magie.

Parmi les nombreuses pratiques magiques utilisées à cette époque (magie des miroirs, l'hydromancie, la géomancie, les amulettes, les fumigations du Picatrix (3.84), et d'autres, venant de traités cités divers, Nostradamus utilise un anneau qui représente un serpent qui se mord la queue, qui tournoie et qui déclenche des visions. Il récite mentalement des séquences de chiffres d'Abrasax, puis se trouve brutalement plongé dans des visions ou projeté dans un autre monde. Ces pratiques magiques obligent le démon Parpalus, qui lui est lié, à lui révéler des fragments du futur. Mais ces morceaux de vérité ne peuvent prendre de sens qu'en fonction des événements : "Le seul lambeau de pouvoir magique qui te reste aujourd'hui est celui qui contraint Parpalus à te révéler des fragments du futur. Mais c'est un pouvoir bien stérile. Tes prophéties ne servent donc à rien. Tu n'es qu'un misérable vendeur d'almanachs", se moque Ulrich. (3.220)

Nostradamus voit des horreurs chaque nuit et vit péniblement une existence qui ressemble à une malédiction. Il fait semblant d'être catholique, mais éprouve suffisamment de sympathie pour le protestantisme pour aider ses amis adeptes de cette croyance, pensant même que leur foi, en théorie, est la seule authentique. Pour son compte, il croit en une synthèse particulière entre paganisme et christianisme, où les anciens dieux de l'Olympe, devenus des planètes, ont conservé leur pouvoir tout en se soumettant à la domination d'un Dieu plus fort. Un curieux Panthéon, où les anciens dieux et les nouveaux se hiérarchisent en une conception semblable à une ancienne doctrine "diabolique", comme la nomme Michaelis, qui "a tenté de marier christianisme et esprits planétaires, culte du soleil et adoration de Dieu. Elle se nommait gnosticisme. Voilà le nom de l'hérésie à laquelle ce sorcier adhère." (3.161)

Nostradamus, homme de paix et d'amour.

 

Nostradamus est un des rares homme de paix dans son siècle, l'opposé des adeptes inconscients d'Ulrich, qui aspire à instaurer la violence comme "loi absolue de l'univers." (3.408) On ne peut donner aucune justification à la guerre : "Les guerres justes n'existent pas. La guerre tourne toujours en folie générale et exprime ce qu'il y a de plus bestial en nous. Chaque conflit en entraîne un autre, jusqu'à ce nous régressions à un stade primitif. Je m'efforce de dénoncer cette dérive, mais personne ne semble vouloir m'écouter." (3.299)
Nostradamus croit que, dans une certaine mesure, la destinée des hommes dépend d'eux, par l'orientation de leurs désirs et leurs espoirs, issus de l'imaginaire. Si le destin apparaît sous sa forme presque toujours négative, c'est que personne n'a la force de le modifier seul. Cela requerrait une volonté partagée par tous, et une action collective que l'égoïsme humain ne permet pas. Pour Nostradamus, la seule loi de Dieu est fondée sur l'amour et l'attraction. Si les objets, les personnes et les esprits ne s'attiraient pas, rien n'existerait en ce bas monde. "
Les mathématiques seules rendent Dieu superflu et constituent le blasphème." (3.219)

Car Dieu est amour, donc empathie. Les rapports qu'entretiennent hommes et femmes existent également dans les atomes et les plus minuscules particules de l'existence : "Tout ce qui existe possède une forme duelle." (3.219) Avec des convictions contraires, Ulrich prétend vouloir battre les faibles et les vaincus jusqu'à ce qu'ils périssent. Il est le magicien le plus dangereux parce que pour lui la raison doit l'emporter sur l'intuition, la force sur la pitié, la culture sur la nature, qui inspire également dans une certaine mesure les religions judéo-chrétiennes, négatives à l'égard de la plupart des aspects féminins.

Tout en professant la dualité nécessaire entre le masculin et le féminin, Nostradamus a eu des problèmes avec les femmes : "
J'avais alors à cette époque une conception des femmes que beaucoup partagent encore aujourd'hui : des créatures fragiles, instables, dépendantes d'éphèmères cycles naturels." (3.333) Il a changé d'avis avec le suicide de sa première épouse, qui a tué ses enfants. Plus tard, dans l'ultime combat qui l'opposera à Ulrich, ce sont ses deux épouses devenues maintenant esprits dans les espaces cosmiques qui le soutiendront, le tenant par le bras et l'embrassant à tour de rôle : "Le cercle d'amour s'est formé! s'exclama-t-il, exultant. Il s'agit simplement maintenant de se conformer à la loi du serpent." (3.419) Ayant ainsi fait la preuve que femmes et hommes peuvent s'entendre, contrairement à Ulrich, il en appelle à Dieu pour unir le calme à la force, l'amour à la raison. Il est écouté et Ulrich, vaincu, doit s'écarter. Mais il prévient que ce ne sera que momentanément.

AUTRES THÈMES ET MOTIFS.

 

Le livre maudit.

L'Arbor Mirabilis est une des oeuvres les plus horribles et infernales jamais conçue par un esprit humain, un "véritable sacrilège adressé à Dieu et au genre humain tout entier." (3.218) Evangelisti va plus loin dans ses explications que Lovecraft, créateur du mythe de Cthulhu et inventeur du Nécronomicon, qui a les mêmes caractéristiques. Il nous présente les illustrations de deux extraits, et les grilles de décodage permettant son déchiffrage, lent et pénible travail de spécialiste. La première ligne contient - clin d'oeil - le mot CTHULUH exactement écrit.

Ce recueil de textes de magie d'inspiration gnostique, qui mêle entités démoniaques chrétiennes et hébraïques, aux divinités chaldéennes et égyptiennes, attribue certains pouvoirs à des mots similaires, répétés avec quelques variantes. Ce rituel magique est utilisé par Nostradamus, qui en a jadis fait l'étude avec Ulrich et qui a possédé l'Arbor un certain temps. De nombreuses femmes sont représentées sur les illustrations du livre, allusion à un univers qui comprend une composante féminine. À première vue, ce qui scandalise un esprit du temps est de rencontrer Adam et Éve placés sur un pied d'égalité, dans l'oubli de la faute. Mais une analyse plus fine montre que l'Arbor Mirabilis est plus qu'un texte d'invocations à la face féminine de la divinité. Une partie du rituel serait destinée "à détruire la composante féminine de la divinité ou de l'univers." (3.371)

La mort de la magie.

La création est une réalité psychique, modelée par les vecteurs de la pensée des vivants. C'est hors du temps que nos rêves, nos cauchemars prennent leur consistance, à la frontière entre le monde matériel et le monde habité par les corps sidéraux, l'important n'est pas la formule magique seule, mais l'intention et la force de conviction : "Si je réussis à rendre concrète, par la seule volonté de mon esprit, l'image de ce qui se trouve dans l'au-delà, je suis capable de la transférer ici-bas. (...) Une forte impulsion mentale, générée par un Magus, pourrait altérer la composition du monde sidéral, autrement dit de nos rêves et cauchemars." (3.331)

Cette conception magique de la vie du cosmos, plausible et crédible depuis des millénaires, que Nostradamus a poussée à son terme, est dépassée selon Ulrich. Elle finira avec le XVIè siècle. Les siècles à venir doivent conforter la prédominance de la conception du monde scientiste d'Ulrich. Ils modifieront la pensée dans un sens numérique, pour se conformer au modèle d'un univers mathématique. Ulrich précise le sort de la magie : "Veux-tu connaître un secret? D'ici un siècle terrestre, la magie n'opérera plus. D'ici deux siècles, elle deviendra risible, et d'ici trois, plus personne n'y croira. Et tu sais comme moi que la magie n'opère que si on y croit." (3.219) Les croyances auront disparu, combattues par les esprits positifs. Trois siècles : notre temps.
L'époque de Nostradamus semble sur le point de se conclure dans le sang, et ses moyens sont en outre limités : "
La nouvelle science qui remplacera la nôtre ne sera plus capable de fabriquer de l'or. (...) Elle séparera l'esprit de la matière, telles des substances inconciliables 2. (...) La magie se meurt. Aucun de ceux qui tâcheront nous imiter ne se montrera à la hauteur. Aucun, parce que le ciel au-dessus de leurs têtes sera froid et vide." (3.406)

Inquisiteurs et jésuites.

Du temps de Nostradamus, la Compagnie de Jésus cherche à se substituer à l'Inquisition, à rallier le peuple et les élites à l'Église par une apparente complaisance à leur égard. Ils cherchent à rendre la religion plus aimable, tout en renforçant leur doctrine par la fondation d'écoles et de collèges pour l'instruction des classes aisées. Ils ont des yeux partout, avec bon nombre de laïcs ayant prêté obédience.

Survivance du Moyen-Âge, durablement dirigée d'une main de fer par des dominicains comme Eymerich, l'Inquisition était crainte et présentait une religion exigeante et sinistre. Pour les Jésuites, elle est périmée et a fait son temps. Ils croient que son fanatisme éloigne par son arbitraire les religions dissidentes. Bien qu'affaiblie du temps de Nostradamus - elle est cependant restée forte en Espagne -, l'Inquisition peut encore jouer un certain rôle, aider à défendre le catholicisme contre le protestantisme. Certains rêvent donc d'infiltrer l'Inquisition pour s'en rendre maîtres. C'est le cas du père Michaelis, ancien dominicain devenu jésuite, qui convoite la fonction d'Inquisiteur Général de France.

L'absolution qu'il donne à ses fidèles est semblable à celle qu'Eymerich aurait pu pronocer : "Tout ce que vous avez accompli l'a été pour le bien suprême de l'Église, aujourd'hui soumise à de terrifiantes menaces. Vous devez vous sentir partie intégrante d'une armée engagée dans un combat, où le simple soldat ignore parfois le but précis de sa tâche. Mais si le Christ vous guide, quiconque aura participé à cette mission, consciemment ou non, activement ou perinde ac cadaver, trouvera sa propre récompense." (3.320) Jusqu'au cadavre...

Les manières cyniques d'agir du père Michaelis, sa politique d'intrigues ne peuvent se faire qu'au détriment de la spiritualité. Comme Ulrich, il admet la force et la haine comme moyens de gouvernement : "La haine peut véhiculer l'amour. Une haine commune contre ceux qui menacent la suprématie pontificale aide à vaincre les différences et ouvre la voie de l'harmonie." (3.399)
Alors que tant de religieux ne dédaignent pas les plaisirs amoureux, comme Eymerich, Michaelis respecte son voeu de chasteté. Mais s'il résiste à la faute, du moins subit-il la tentation, et c'est ce qui le perdra. Autre revanche de Séléné sur le belliqueux Hélios...

Le statut de la femme.

Jumelle est l'image de la femme moderne, qui refuse de se laisser asservir par le statut que le société lui impose, le statut d'épouse et de mère. Elle a gardé de l'époque où elle se prostituait un fort esprit d'indépendance. On la croyait heureuse d'avoir été épousée par Nostradamus : en fait cet état n'a duré qu'un temps. Jumelle n'aime pas que le devoir et le plaisir se confondent, le premier oblitérant lentement le second. Elle a cherché dans le mariage une complémentarité, et non une dépendance. Le seul reproche que Jumelle peut faire à Nostradamus est d'importance : "Un homme comme toi, capable de se projeter au-delà du temps... Tu n'as jamais su t'affranchir des conventions de ton époque." (3.404)

La guerre.

La guerre est provoquée par un esprit masculin non tempéré par la composante humaine féminine, pitié et sentiment. La guerre inverse le cours de l'histoire, de positif le rend négatif, laisse les hommes incertains de leur identité et les fait régresser jusqu'à la folie primitive. Comme les romans précédents, y compris ceux consacrés à Eymerich, le récit regorge de spectacles de guerre, d'images de carnage et d'atrocités.

Le précipice présente la même originalité de la série des Eymerich, relier le passé au présent, lien rendu possible par les prédictions du petit monde de devins et d'astrologues que côtoie Nostradamus. Très tôt il est question du fameux quatrain consacré à l'année 1999, et aux sombres prédictions qu'il comporte : "Un démon, Parpalus, m'a suggéré une date : 1999. (...) Un roi d'épouvante descendra au moment d'une éclipse". (3.409) Le sens du quatrain est confus. Nostradamus formule son interprétation avec les mots de son époque : "Voici ce que je prévois pour l'année 1999, l'année où le Roy d'effrayeur descendra sur terre. (...) Des déluges de feu tombant du ciel, des nuits qui brûleront des feux de joie provenant de manufactures abandonnées. Tout cela favorisera la pugnacité de quelques chefs." (3.85) Mais, d'après Nostradamus, ce Roy d'effrayeur, qu'on croit être visible, est faussement interprété : "Personne ne pourra prévoir la crise qui se prépare." (3.409) Il n'est pas nécessairement à comprendre comme la venue d'une réalité aux apparences humaines.

Jérôme Bosch, Le jardin des délices, fragment du volet de droite,

L'enfer musical, Prado de Madrid, vers 1485.

Evangelisti va rattacher la vision de Nostradamus aux expériences de création de matière qui se font ici et là dans le monde.

L'APOCALYPSE.

Le thème du cataclysme mettant fin à la vie terrestre est très ancien, et on le trouve largement illustré dans la Bible3. La folie des hommes les conduisant au désastre a surtout été exploitée littérairement depuis la fin du XIXe, et les menaces que font peser les multiples utilisations des découvertes scientifiques ont excité nombre de littérateurs. L'originalité d'Evangelisti a été, comme dans les Eymerich, de relier le XVIe, avec ses conceptions magiques en voie de disparition, aux recherches les plus modernes, ce qui nous donne l'occasion de voir illustrer avec des représentations et des mots différents les mêmes réalités.

La vision de Nostradamus.

Un ami de Nostradamus essaie de préciser le sens de sa vision, avec les mots et la conception du monde de ce temps : "Qu'est-ce qui est visible dans le noir? Une lumière. Et s'il faut que le soleil s'obscurcisse pour qu'elle se manifeste, cela signifie qu'il s'agit d'une lumière d'intensité égale. Voilà, selon moi, le monstre que votre ennemi déchaînera sur la race humaine. Quelque chose d'aussi lumineux que le soleil qu'il adore." (3.410)
Or l'esprit de Michel est, depuis longtemps, fréquemment traversé par une formule confuse, mais terrifiante : «La mort s'approche à neiger plus blanc.» Éclairé par les propos de son interlocuteur, il comprend alors ce que pourrait être cette mort plus immaculée que la neige, celle due à une "
chaleur plus ardente que le feu, matérialisée en une lumière qu'aucun oeil humain ne pourrait supporter." (3.410) Cet holocauste de l'humanité tout entière est celui désiré par Ulrich, qui souhaite le triomphe de la "nature prédatrice et sauvage du mâle, capable de s'immoler au nom du chaos et de la fin du temps." (3.410)

Nostradamus précise sa vision. Une "blancheur aveuglante, plus intense que mille soleils", transperce l'écorce terrestre, venue de cavernes souterraines, aux labyrinthes compliqués "dans lesquels erraient et se télescopaient sans fin des fragments de fragments de matière, engendrant des niveaux aberrants de chaleur." (3.418) Mais ce n'est pas le seul signe avant-coureur de l'Apocalypse : "Des armées aux étendards indistincts se livraient à des batailles sans merci. (...) De minuscules étincelles de lumière solaire tombèrent sur le sol, prémices de futures agonies." (3.418)
Des visions terribles comme celles que l'on trouve chez le peintre flamand de la même époque, Jérôme Bosch...

Les expériences actuelles.

Le roman se termine, suggérant le rapprochement, par la relation d'expériences faites aux USA, dans un accélérateur de particules atomiques, où on cherche à faire circuler des noyaux d'ions d'or aux limites de la vitesse de la lumière, afin qu'ils engendrent une chaleur 100.000 fois supérieure à celle du soleil. La réussite de ces expériences rendrait possible la désintégration de protons et de neutrons, "jusqu'à la formation d'un plasma composé de gluons et de quarks" (3.425). Un des risques de l'expérience, minimisée par les chercheurs, est que les fragments de quarks ainsi formés acquièrent une telle densité qu'ils se montrent capables de plier le tissu spatio-temporel, absorbant la lumière environnante. Une telle éventualité mettrait instantanément fin à l'histoire de l'humanité.

Heureusement, le directeur de laboratoire de recherche effrayé, a décidé de suspendre provisoirement l'expérience, fixée au mois de juin 1999, jusqu'au rapport d'une commission chargée d'évaluer l'ensemble des risques liés à le création de cette boule de feu et à ses conséquences. Victoire de l'esprit de Nostradamus? Provisoire, jusqu'au retour d'Ulrich?

Evangelisti contre Nietzsche.

Sur le plan philosophique, il y a quantité de notions discordantes dans les oeuvres de Nietzsche, mais le public non spécialiste n'a retenu que les idées qui ont inspiré les idéologies de la violence, le fascisme, le national-socialisme, et les tueurs des dernières guerres. Littérairement et philosophiquement, Nietzsche rappelle sans cesse Dionysos, dieu affirmatif, pour qui la vie est une force qui doit s'imposer, et non un fardeau à justifier ou à racheter. Ulrich aurait fait ses délices des aphorismes de Nietzsche4. L'instinct de cruauté et la ruse sont des conditions favorables à l'éclosion d'esprits robustes. Le monde est une forme primaire de vie, un grand tout instinctif, où la volonté de puissance, l'énergie pure permettent la liberté hors de toute loi. Il n'y a que deux types de morales ; celle des maîtres, des dominateurs, et des soumis. Les sentiments, la pitié sont des faiblesses5. La protection de la race contre la médiocrité, les tares physiques, les êtres faibles se justifient. Le meilleur et le plus vivant se confondent. La seule vraie mort est glorieuse, jeune,et tragique.6

Evangelisti se fait une tout autre conception de la vie. Les guerres sont évitables. Il refuse une quelconque fatalité du risque de guerre. L'universalité du genre humain est une constatation, qui amène entraide et coopération. Et rien ne lui paraît plus terrible que les menaces du nucléaire et de ses armes de destruction et d'anéantissement, qui n'empêche que provisoirement les adversaires de renoncer à l'agression, par la dissuasion due à la menace réciproque. Ce faux équilibre de la terreur risque à chaque instant d'être remis en question par des découvertes nouvelles.

On sait de quel camp aurait été Nostradamus s'il avait vécu de notre temps. Il ne fait que convoquer les obsessions réelles d'Evangelisti, son angoisse très réelle devant les progrès incontrôlés - et bientôt incontrôlables - des recherches scientifiques, que dans le langage de l'époque Ulrich traduit par le seul terme de «numérique». Les expériences échappant à ceux qui les mènent provoquent une angoisse que nos contemporains esquivent le plus possible, pour ne pas avoir dans leur sommeil les rêves de désolation et de terreur de Nostradamus. Evangelisti court le risque de déranger autant le confort intellectuel que le conformisme moral de ses lecteurs.


Roman d'aventures fantastiques ou roman fantastique d'aventures? Evangelisti a su adopter, plus encore que dans la série des Eymerich, les caractéristiques du roman populaire. Il rend d'ailleurs hommage à Michel Zévaco. Il sait tenir son lecteur en haleine, interrompre la narration à un moment crucial pour passer à autre chose au chapitre suivant. En effet, plusieurs aventures se situent en parallèle, aux imbrications multiples, qui se nouent de manière inattendue au terme d'un récit rondement mené, ne fournissant cependant les éléments essentiels que par bribes. Il est d'ailleurs significatif qu'il ait fallu attendre ce troisième roman pour que l'aventure cosmique de Nostradamus apparaisse dans sa pleine signification. Si l'avenir collectif paraît lourd de menaces, il n'est pas certain que pour la plupart des lecteurs ce point sera l'essentiel : ils se satisferont de ce que, comme dans tout bon roman populaire, les bons et les méchants soient clairement identifiables, et que le bien triomphe apparemment du mal. Le personnage de Nostradamus, franchement déplaisant dans
Le Présage, prend des aspects plus humains. Nostradamus se débat au milieu de complications où il paraît souvent dépassé. D'où l'inquiétude - et par voie de conséquence - la compréhension gagnée du lecteur. L'esprit de Nostradamus, qui voyage dans les autres mondes, ignore le plus souvent, en dépit de ses prédictions dont il ne comprend pas bien le sens, ce que seront ses actions et se laisse emporter, non sans se débattre et souffrir, dans une aventure qu'il lui est difficile d'analyser et dont il ignore les tenants et les aboutissants. Sa force de conviction et sa lucidité lui permettront de l'emporter sur ses adversaires, sans qu'Evangelisti ait eu besoin de faire appel à un deus ex machina

Cette magistrale parabole de la violence, de la mort et de l'amour, qui l'emporte ne serait-ce que provisoirement, comporte d'excellentes pages. Les meilleures sont celle où Nostradamus se trouve dans d'autres mondes, dans un singulier univers de démons, d'esprits planétaires et d'archontes des trois cent soixante-cinq sphères. Et l'image du quatrième cavalier de l'Apocalypse, monté sur son cheval aubère, errant parmi les ruines, "heureux que l'obscurité ait écrasé la pénombre féminine et que la force soit devenue la seule loi", (3.418) restera longtemps dans nos esprits.

Roland Ernould
© 2000

 

NOTES.

1 Idée qui rappelle certaines de Nietzsche (sur lesquelles je reviendrai), et d'Oswald Spengler, mort en 1936, Le déclin de l'Occident ,1918, où il appelle les jeunes générations à abandonner toute rêverie sur le passé et à se vouer joyeusement à l'avenir technique, militaire et césarien, qui est désormais le futur de l'Occident.

2 Allusion, bien sûr, à la découverte de la structure des atomes et de son exploitation, conduisant, entre autres nuisances, à l'armement nucléaire.

3 Notamment l'Apocalypse de saint Jean.

4 Frédéric Nietzsche, Au-delà du bien et du mal (Jenseitd von Gut and Böse), 1886.

5 "L'homme tragique est l'homme sain, le christianisme un état morbide. L'intellectualisme, pour lequel «comprendre est devenu une fin», la pitié, la charité, l'altruisme, l'importance attachée aux états de plaisir et de déplaisir sont des symptômes de dégénérescence et d'impuissance, les signes d'une vie diminuée." Thierry Maulnier, Nietzsche, Gallimard, 1943, 151)

6 "Il importe de consumer sa vie d'un feu qui ne laisse après lui que des cendres. (...) La mort seule annonce au héros qu'il n'est pas resté en dessous de lui-même. (...) L'homme est toujours à la recherche de ses dernières limites, c'est-à-dire la recherche de la mort.", id. 155.

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Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio Evangelisti, avec un chapitre inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview inédite et de nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce site. Ce copieux dossier de 140 pages comprend également un article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain Sprauel.

Le dessin de couverture est de Sophie Klesen

En librairie : 13 ¤. La revue Phénix est éditée par la SARL Éditions Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors. Directeur : Alain Pelosato.