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 Le corps et le sang d'Eymerich

Payot Rivages, 1999. Eymerich 3

La quatrième de couverture:

Le Sherlock Holmes de la Sainte Inquisition est de retour; l'impitoyable Nicolas Eymerich, terrible destructeur des infideles, s'attaque à un nouveau mystère dans ce troisième roman consacré à ses aventures.

Cette fois, l'enquête d'Eymerich le conduit en France en 1358, à Castres, où le Grand Inquisiteur devra combattre le règne de terreur des « Masc », une secte aux rites impies et sanglants. Mais les conséquences de son intervention dans la cité, où la lutte pour le pouvoir fait rage entre les Monfort et les Armagnac, dépasseront de loin l'éradication d'une bande d'hérétiques. Car devant l'inquisiteur se dresse le spectre de la Mort Rouge...

Naviguant toujours aussi habilement entre le futur et le passé, Le Corps et le Sang d'Eymerich est peut-être l'aventure la plus cruelle de l'intransigeant père dominicain. Des aveuglements de l'Inquisition au racisme du Ku Klux Klan, de la guerre d' Algérie à l'assassinat de Kennedy, d'effrayants parallèles historiques s'y dessinent.

Le public italien a réservé un véritable triomphe à l'inquisiteur Eymerich et aux romans de Valerio Evangelisti qui le mettent en scène. La saga de cet anti-héros devenu un véritable personnage-culte a déjà remporté Ie prix Urania en Italie, ainsi que le Grand Prix de l'Imaginaire et le Prix de la Tour Eiffel en France.

 

 

Fidèle à la formule inaugurée avec le premier de la série, ce troisième roman donne une plus grande impression d'artificialité dans la jonction de ses différents éléments. L'originalité du procédé du mélange des époques perd ici de sa puissance : les analogies s'établissent par les ressemblances entre les deux personnages centraux, le moyenâgeux et le contemporain; le sang contaminé et les rapports des individus avec l'impur.

LE RÉCIT.

Les composants historiques.

Alors que le troisième roman nous faisait effectuer un bond dans le temps de sept années, nous voici revenus en arrière, en 1358. Eymerich est Grand Inquisiteur d'Aragon depuis six ans. Chargé de faire rentrer dans l'ordre de l'Église la ville de Castres infectée par les sectes, Eymerich se trouve au centre d'une intrigue complexe. Il doit aussi bien régler de mesquins problèmes individuels que trouver la solution qui permettrait de donner une comtesse de Montfort, seigneur du lieu, au fils du comte de Blois, qui conforterait ainsi ses prétentions sur la Bretagne. Occasion pour Evangelisti de recréer la vie urbaine de Castres, avec ses tisserands de laine et ses teinturiers, jusqu'à l'existence plus confortable des privilégiés des abbayes ou du château fort. Cette reconstitution est réussie à l'aide de nombreux détails pittoresques, comme l'apparition des premières lunettes qui permettent à un abbé de lire...

L'époque contemporaine est explorée à divers moments, de 1952 à un avenir proche. Plusieurs villes ou pays sont visités, en commençant par les milieux du ku-klux-klan d'Atlanta, la Louisiane, l'hôtel-Dieu de la Nouvelle-Orléans lors d'une épidémie, la casbah d'Alger en 1962, au cours des derniers sursauts de l'OAS, ou Cuba. Un épisode se passe à Guyana, lors du célèbre suicide collectif; un autre lors de la guerre en Irak. Le lecteur s'y perdrait s'il n'y avait deux fils conducteurs. Les entreprises persévérantes de la CIA sont divulguées (une allusion est faite à Lee Oswald et à la préparation de l'attentat contre Kennedy; ou aux relations avec Salan, l'OAS et les mouvements anti-castristes). On trouve surtout, omniprésent, un chercheur en biologie raciste et inhumain. Son obsession est de proposer un procédé de destruction de la race noire à divers dirigeants de ces moments de l'histoire. Sa réussite biologique est indiscutable, mais désastreuse sur le plan humain dans une perspective raciste, puisque les blancs sont aussi affectés par le mal. On retrouve (ce serait leur première apparition si Evangelisti avait respecté la chronologie dans la parution de ses romans), Homer Loomis à la tête d'un groupuscule ouvrier nazi, le docteur Mureles, ou l'Euroforce dans les Balkans, très présents dans Les Chaînes d'Eymerich.

L'apport de science-fiction.

La falciformation est un mécanisme biologique médicalement connu, et ses liens avec la désoxygénation des globules rouges sont étudiés dans les traités médicaux. À son habitude, Evangelisti va transformer les données établies pour en faire le lien essentiel entre les moments disparates de l'histoire contemporaine qu'il a retenus. L'idée est que certains noirs sont porteurs du caractère falcémique. Evangelisti décrit complaisamment les effets horribles de la maladie mortelle - thromboses répétées de parties du corps, vaisseaux qui éclatent, nécrose des tissus. Le Dr. Lycurgus Pinks améliore ses procédés d'extermination en fonction des progrès de ses recherches et finit par utiliser la modification du patrimoine génétique par un virus. Evangelisti a été manifestement influencé par la transmission génétique du sida.

Si des services médicaux vigilants déjouent ses tentatives à Cuba, il n'en est pas de même ailleurs. Comme à Guyana, où les 900 adeptes du Temple du Peuple sont condamnés par la maladie développée par des agents de Pinks. Ils se suicident, pour au moins choisir une mort digne, seule possibilité qui leur est encore réservée. Ce sont des échappés au suicide collectif qui contamineront les États-Unis.

En correspondance, à Castres, près de Carcassonne, dans une famille noble, un inceste entre frère et soeur, porteurs du caractère falcémique, a provoqué la maladie de leur descendante. Contrainte de boire du sang humain pour survivre, leur fille est au centre d'un culte particulier de la secte des masc, dont la doctrine religieuse est hostile à la matière. En se contaminant eux-mêmes par un sang impur, les sectaires de Castres ont un projet de destruction semblable à celui de Pinks. Mais alors que le racisme de Pinks ne visait que les noirs, pour assurer la suprématie des blancs, le projet des masc est de contaminer l'humanité entière, génération après génération, jusqu'à l'extinction complète d'une espèce placée sous le signe de la matière maudite.

Un fantastique du sang.

Le fantastique intervient de deux manières. Lors de circonstances du récit d'abord. Ces épisodes sont placés sous le sceau, le signe et l'horreur du sang. Le lecteur rencontre des paysans égorgés mystérieusement, exsangues; une bassine pleine de sang humain pour un usage encore indéterminé, et en correspondance, les murs de la ville, rouges. Rouges de la garance, dont se servent les teinturiers pour colorer leurs étoffes. Ce rouge des murs intervient longuement, obsessionnellement dans les premiers chapitres du récit. Parmi d'autres faits, un épisode à signaler, celui où Eymerich rencontre pour la première fois la fille falcémique du comte, très maigre, avec des membres allongés d'une araignée, une tête de mort de couleur jaunâtre aux rares cheveux. Eymerich décrit complaisamment la face monstrueuse, avec son grouillement compliqué de veines écarlates, quelque chose d'horriblement malade où palpite un mal incommensurable. On retrouvera à divers moments cette créature avec compassion et écoeurement.

Mais le fantastique, sous forme de pastiche, intervient surtout au dernier chapitre, étonnant dans son projet et dans sa forme. La scène se passe à la Maison Blanche, dans un avenir proche. Comme dans la célèbre nouvelle d'Edgar Poe, le président des USA et son entourage se préservent de l'épidémie meurtrière causée par Pinks, et renforcée par la pollution atmosphérique. Pour agrémenter la réclusion, le président décide de donner une fête. Calquée point par point sur le récit de Poe, mais avec des composants différents, elle se termine par l'intrusion de Pinks masqué, évidemment porteur du mal. Le titre de ce chapitre donne la clé du nom des sectaires, les masc. Le rouge du sang et des murs de Castres, Pinks, le masque rouge, tout se tient. La dernière phrase du chapitre est ambiguë : vaut-elle seulement pour la Maison Blanche - blanche, symbole du pur? - ou pour le monde entier? "L'obscurité, la décomposition et la Mort Rouge étendirent sur toute chose leur règne sans partage." Il semble cependant que l'humanité doive survivre, puisque dans le premier roman, dans le futur, nos descendants allaient sur Mars...

Si le fil entre les deux trames, contemporaine et médiévale, est ténu, le roman se lit avec le même intérêt que les précédents. En dépit du talent d'Evangelisti et de sa bonne connaissance de l'époque, la dispersion qu'entraîne le passage d'un pays et d'une décade à l'autre ne peut pas, dans les épisodes contemporains, captiver le lecteur de la même façon que les aventures vécues par Eymerich. L'habileté que manifeste Evangelisti à faire coïncider les multiples situations, personnages et faits des trois romans parus surprend cependant, et l'imagination est toujours à la hauteur.

EYMERICH.

Son évolution.

À trente-huit ans, six années après sa nomination comme Grand Inquisiteur d'Aragon, Eymerich se retrouve à Castres, pour éradiquer la ville de ses sectes. Avec ce troisième roman, des répétitions sont inévitables. On passera donc sur la ruse d'Eymerich, son self-contrôle, sa mesure dans les propos, sa capacité à évaluer d'un coup d'oeil les hommes et les choses. Il n'aime toujours pas la compagnie, pas plus que la vermine, et fuit tout contact. Il est toujours affecté par des moments de faiblesse dont il sort très vite. Evangelisti a certainement tort de trop se répéter et le lecteur, qui connaît maintenant bien Eymerich, est capable de décoder ses actes habituels sans qu'il soit besoin de donner des indications devenues inutiles.

Le lecteur remarque davantage dans ce roman la fibre politique de l'Inquisiteur. Eymerich informé des alliances, des conflits nationaux et européens, ainsi que de leurs enjeux. Il décèle les manoeuvres des monarques et des puissants, pour les influencer dans le sens de l'Église. Il est capable de dominer suffisamment les situations pour influencer le cours de l'histoire.
Il est dangereux pour ses ennemis, avec son souci permanent de toujours avoir plus d'une carte en mains. Sa capacité d'autodiscipline est remarquable. Il a envoyé au bûcher sans problèmes de conscience des sorciers et sorcières et dispersé des sectes d'hérétiques. Sa propre force, impressionnante, est accrue par la puissance de l'appareil séculaire de l'église, dont sa parfaite connaissance des lois et règlements lui permet de tirer le parti maximal. Il s'est habitué à voir dans tout étranger un ennemi potentiel. Seul, sans compagnon au début du récit, il doit affronter seigneurs, clergé, moines et population.

En plus de la foi qu'il porte à son Église, une force supplémentaire lui vient du sentiment qu'il y a de sa dignité en tant qu'homme. La dignité n'est pas liée à la situation sociale, à l'apparat et aux richesses, mais dans la façon dont un homme vit son existence, avec élévation.

Un précurseur de Machiavel.

Dans une proclamation, Eymerich prévoit des récompenses à ceux qui dénonceront les suspects d'hérésie. Il menace de sanctions tous ceux qui s'en abstiendront. Ainsi, pense-t-il, le voisin dénoncera le voisin ou le tiendra à l'oeil, et la division pénétrera au sein des familles elles-mêmes. Il cite la Bible dans ce que les préceptes ont de plus négatif, issus d'un Yahvé avant tout vengeur. Si quelqu'un n'est pas avec moi, qu'il soit rejeté comme un sarment. On le mettra au feu et on le brûlera. Eymerich veut un autodafé pour tous les hérétiques qui ne montrent aucun repentir. Et dans le cas de Castres, particulièrement corrompue et divisée, toute la ville mérite la mort. La peur est le meilleur auxiliaire de l'accomplissement de sa fonction.

Pour la cause de l'Église qu'il place au-dessus de tout, les règlements ecclésiastiques doivent être bafoués si c'est nécessaire. Eymerich porte l'épée, ce qui est défendu à son ordre. Il agresse physiquement, par deux fois, ce qu'il n'avait pas fait dans les romans précédents. Il n'hésite pas à mentir, à tromper casuistiquement, à jurer de faire ce qu'il sait qu'il ne fera pas, en maintenant l'ambiguïté dans son propos. Il utilise des méthodes tortueuses, ose suggérer à l'épouse le meurtre du mari. Tout homme est un pion, qu'il va manoeuvrer sur son échiquier. Et s'il perd un pion, tant pis pour le pion. Comme il le dit au père Corona, il sert un dessein qui va bien au-delà des personnes singulières. Contraint de jouer sur un échiquier énorme une partie difficile, la vie d'un homme n'a pas d'importance pour lui. Il affiche son cynisme puisqu'il lui est nécessaire pour s'imposer. Avant de l'apprécier, le père Corona le trouve inflexible, cruel, inhumain. Il lui fait froid dans le dos.

En fait, une certaine dose d'humanité subsiste chez Eymerich. Il souffre, sans le dire, pour la mère de Sophie, qui fait ce qu'elle peut pour sa fille anormale. À sa grande surprise, Eymerich se découvre aussi un sentiment de peine profonde pour Sophie, créature tourmentée, contrainte de vivre horriblement. Il trouve intolérable la vie d'un garçon dans sa cave insalubre.

Mais même s'il peut comprendre, il ne peut pas justifier. Il est bienveillant envers le père Corona, infiniment plus humain que lui, qui lui demande de ne pas conduire au bûcher des gens simples qui ne comprennent rien aux subtilités des variantes religieuses en présence. Il libère une famille de cathares qui auraient dû être exécutés. Ce sont de pauvres gens incultes des campagnes. Ce ne sont pas eux qui doivent payer. À Castres, les habitants l'appellent Saint Mauvais. Parce qu'ils ne saisissent pas si Eymerich est bon ou méchant.

Il réprime impitoyablement les masc et leurs complices. N'y a-t-il pas parmi eux quelques innocents ? D'une voix sombre, Eymerich répond : À Lebna et à Lachis, villes bibliques, il y avait aussi des innocents. Et pourtant Josué a quand même détruit les cités, et il a passé tous leurs habitants au fil de l'épée. Le père Corona regarde souvent Eymerich avec étonnement et il doute parfois de la santé mentale de son maître. Par exemple quand Eymerich a fait murer les sorties de la cour du couvent où ont été entassées des matières combustibles, pour prendre toute la ville au piège et détruire ses habitants par le feu.

Peu importent les méthodes, seuls comptent les principes. N'importe quel moyen se justifie, pourvu qu'il ait la suprématie de l'Église comme fin. L'idée de liberté doit disparaître des consciences. Tant que nous n'y serons pas parvenus, dit Eymerich, nous ne devrons pas nous préoccuper du sang que nous serons contraints de verser. Peu importe aussi le sort des corps, quand le sauvetage des âmes est en jeu.

 

LES THÈMES.

Le motif du savant fou raciste.

Le Dr Lycurgus Pinks est présent durant toute la période contemporaine du récit. C'est un perfectionniste, qui ne pense qu'à la santé et au sanitaire, tout en répandant des épidémies. Il dispose ses couverts de façon géométriques, intervient vigoureusement quand on fume, ne manifeste aucun goût particulier et ne recherche aucun plaisir. Il est hostile aux homosexuels, ne touche pas au repas préparé par un noir. C'est le pendant contemporain d'Eymerich.Sa seule préoccupation est de détruire le plus de noirs possibles, pour garder la pureté de la race. Membre du KKK, il a été chassé de la clinique où il travaillait pour avoir fait des recherches clandestines. Il a découvert que bon nombre de noirs sont porteurs d'un facteur biologique qui, convenablement utilisé, peut amener leur destruction.

Son obstination à trouver un moyen de réaliser son projet d'élimination massive des noirs le fait passer pour fou (comme Eymerich!). Il a la CIA derrière lui qui tantôt l'utilise, tantôt le rejette, suivant les opportunités. Bien que ses recherches aient été en partie financées par la CIA, il déplore l'esprit timoré des organisations et le caractère velléitaire de ses dirigeants. Les autres sont pour lui des bavards, inorganisés, indisciplinés, transparents comme des verres vides.

Comme pour Eymerich, le sacrifice de l'innocent n'a pas d'importance. Il exulte quand, lors de ses expériences, il constate qu'il progresse dans la destruction. À Alger, en plus des Arabes, il y a eu aussi des morts français? C'est qu'ils avaient le sang gâté. Peut-être que leurs grands-mères... Expérience réussie, conclut Pinks, rayonnant. Tout s'est déroulé conformément à ses plans. Il est le responsable du suicide collectif de la colonie de Guyana, condamnée parce qu'elle formait une communauté fermée facile à étudier.

Le motif du vampire.

Placé sous le signe du sang, ce roman devait comporter sa vampire. Vampire particulière, qui ne perfore pas la gorge de ses victimes : la maladie congénitale d'une femme l'oblige à consommer du sang humain. Sophie a continuellement besoin de sang. Des soldats tuent des villageois et les saignent, pour prélever leur sang qui servira à renouveler celui corrompu de Sophie. La consommation de sang frais nous donne le frisson : il y a quelques dizaines d'années encore cependant, nos médecins envoyaient les anémiques boire aux abattoirs le sang encore chaud d'une bête fraîchement tuée... Mais la sensibilité a changé. Eymerich fait d'ailleurs une réflexion pertinente : les croyants, durant la communion, boivent le sang du Père...

Le spectacle de Sophie buvant du sang collecté est particulièrement horrible. Le corps squelettique de Sophie, penché sur le bassin rempli à moitié de sang sombre et dense, secoué de violents bruits pénibles de succion, laisse dans notre esprit une image pénible. De temps en temps, Sophie relève la tête, puis la replonge dans le liquide avec une avidité animale, en secouant tous ses membres d'araignée, la tunique blanche tachée de sang jusqu'à la ceinture.

D'autres vampires ont un motif différent. Ils boivent le sang non pour assurer leur vie, comme le fait tout bon vampire. Mais paradoxalement pour assurer leur mort. Si Sophie boit le sang apporté par les soldats, les invités boivent le sang de Sophie. Les invités des seigneurs de Nayrac, les bourgeois de Castres lui ouvrent une veine et sucent son sang. Des moines participent. Selon la nouvelle doctrine, semblable sur ce point à celle des Cathares, les adeptes veulent se libérer de leur corps. Le sang de Sophie est malade. Si on ne le lui remplace pas, elle meurt. Une boucle s'est ainsi créée : le sang recueilli par les soldats sert à remplacer celui que les autres sectaires boivent, et simultanément à donner à Sophie du sang sain, à la place du sien, infecté. Le projet des sectaires est que le sang malade devienne le leur. Ainsi serait contaminé le sang de leurs descendants, qui feraient de même pour leurs enfants. Un jour l'humanité entière sera anéantie par la mort rouge qui se trouve dans leurs veines. Le règne de la matière cesserait.

Religion contre sorcellerie.

Le premier Eymerich était consacré à la rivalité entre dieu ancien et dieu nouveau, le culte antique de Diane contre celui plus récent de la religion émergente, dont Eymerich est le prêtre. Le second roman portait sur un culte cathare particulier associé à l'éternité de certains élus, et à l'existence de sortes de morts-vivants, réduits à l'état de corps puisque leur esprit avait disparu. Réapparaît dans ce troisième roman un culte ancien, transformé par le catharisme et une interprétation de la doctrine antique des Naassènes (?), semblable à celle de Marcion, qui n'est pas mentionné par Evangelisti. Il n'est pas possible, prétendait Marcion au IIème siècle, que Yahvé, dieu de guerre, dur, implacable et tyrannique, soit le vrai dieu. Certes, il a fait la chair et les os de l'homme en les tirant de la matière. Mais il a emprisonné ainsi l'esprit de l'homme, l'esprit divin, dans une matière mauvaise. Le seul Dieu est Jésus, être de bonté, qui, par sa mort, a acquis pour les hommes méritants le privilège d'une résurrection purement spirituelle. Les bons doivent donc rejeter la religion hébraïque, mépriser la sexualité et surmonter la chair par un rigoureux ascétisme. Le catharisme, contre lequel lutte Eymerich au nom de la religion dominante, est issu de cette doctrine.

À Castres, Eymerich lutte à la fois contre les Cathares et une secte dissidente, qui pratique un culte malsain, reposant sur la profanation du sang. Les sectaires sont appelés masc, nom qui leur a été donné à cause du visage de mort, horrible, de Sophie qui est au coeur du culte. Le présupposé de la doctrine est semblable à celui du catharisme, mais le culte et la pratique quotidienne ne sont pas les mêmes. Alors que le Cathare mène une vie terrestre exemplaire, le masc pratique une vie libre et ne se refuse pas les plaisirs. Autre conclusion, tirée des mêmes prémisses : puisque la matière ne vaut rien, autant en abuser. D'autre part, la religion des masc, rattachée par Eymerich à celle des Naassènes, repose sur un système de castes, reflétant les classes sociales. Les hommes sont divisés en angéliques, spirituels et matériels. Les matériels n'étant pas touchés par le divin, les autres peuvent les utiliser comme bon leur semble, même les saigner à mort puisqu'ils ne sont que matière. Tuer les «matériels» n'est pas un péché. Et enfin, par la pratique du culte du sang impur, les masc espèrent éradiquer l'espèce humaine.

Ces idées sont inacceptables pour Eymerich. Il est troublé par le caractère spirituel de la doctrine cathare, dont il se sent proche par son mépris du corps et du matériel. Mais il n'est pas déstabilisé parce qu'il peut se raccrocher à sa propre religion et à sa fonction. Tous les hommes sont des créatures de Dieu, et le commandement divin qui interdit de tuer, si bafoué soit-il, lui assure un point d'ancrage solide. Les entreprises subversives, cathare ou naassène, sont l'oeuvre du diable, un blasphème atroce lancé contre le Créateur. Une mort collective, au nom du Dieu d'Eymerich, peut seule purifier la ville...

 

LA PENSÉE D'EVANGELISTI.

Ses contradictions, dont Eymerich prend conscience, mais qu'il refoule vite, deviennent de plus en plus apparentes. Ce roman, plus que les précédents, fait émerger ces antinomies, où le corps et l'esprit, le pur et l'impur sont au coeur du problème.

Le corps et l'esprit.

Le roman place une fois de plus Eymerich dans la situation de combattre une secte qui a pour objectif la libération de l'esprit du corps. Or Eymerich vit pour une cause spirituelle et méprise son corps. Il mange à contre-coeur, grignote et n'aime pas plus la table que la boisson. Le repas de l'évêque, avec son luxe et son raffinement, le met mal à l'aise. Il n'hésite pas à faire affront à l'évêque, gourmet pressé, en lui représentant un luxe qui ignore Dieu : sans doute n'est-il pas digne d'humbles clercs comme nous de s'asseoir à une table si riche, dit-il. Mais si nous l'avions sanctifiée en rendant grâce à Dieu de ce repas, peut-être notre faute serait-elle moindre. Il quitte la table dès qu'il le peut. Il se passe facilement de repas, et n'a pas d'exigence particulière pour la nourriture et le confort. Il songe d'ailleurs un moment qu'il a toujours accordé peu d'importance à son corps, qu'il le considère comme une réalité étrangère et embarrassante. Il se demande même si l'intolérance de Sophie à l'égard du sien, monstrueux, n'équivaut pas à des sentiments similaires. Mais il n'a pas le désir d'approfondir ce sujet vite refoulé.

Evangelisti se plaît à nous montrer un comte de Montfort qui est exactement son contraire : ce noble aime la vie et ses plaisirs, fait des enfants partout, et il n'apprécie l'Église que parce qu'elle sait comprendre et pardonner les élans de la chair...

Eymerich a trouvé la fonction qui le protège et le rassure. Inquisiteur, il n'a plus à être lui-même un être de chair. Dès l'instant où sa machinerie intellectuelle fonctionne bien, il peut démêler les problèmes que ses supérieurs lui ont soumis, sans avoir à tenir compte de lui-même. L'élévation de sa fonction transcende ses petitesses. Et en relation avec la grandeur divine qu'il attribue à sa mission, Eymerich se fait propre pour assister au bûcher : il met une tunique lavée et repassée à la place de celle, crasseuse, qu'il portait en arrivant et qu'il n'avait pas changée durant son séjour. Malgré la chaleur, il porte manteau noir et scapulaire. Il s'est même rasé avec soin, pour la première fois depuis qu'il se trouve à Castres.

Face au bûcher, ses réactions sont aussi discordantes. Eymerich aimerait rester dans l'ombre, ne pas se montrer être de chair, seulement exercer son esprit au service d'une cause dont il ne serait pas le bras séculier. D'où ses sentiments contradictoires. Il éprouve un sentiment d'excitation intense, parce qu'il se trouve sur le point de goûter la conclusion d'un plan élaboré avec un soin extrême, et cela l'exalte. Il sait qu'il s'agit aussi d'une entreprise énorme, dont on va parler partout. Mais il n'aime pas être devant la foule. Il aurait voulu pouvoir assister à l'événement en restant caché, ou peut-être en se déplaçant, invisible, entre les protagonistes. Un instant, il sourit mentalement en pensant que, lui aussi, au fond aspire à l'incorporalité, à devenir une particule d'esprit flottant dans l'espace. Et cela lui déplaît de devoir, au contraire, s'exposer, diriger la cérémonie, regarder les victimes dans les yeux.

La pensée sociale.

Le racisme sous-tend le roman. Pinks ne cache pas le sien. Il est raciste, et alors? C'est un fait biologique, scientifique, normal. Pour le justifier, il n'a pas besoin d'aller chercher les nécessités de l'Histoire. Son projet est aussi vieux que ceux des hommes dès qu'ils ont voulu assurer la pureté de leur famille ou de leur groupe. Pinks, comme Eymerich, n'a pas de femme dans sa vie, mais il veut protéger les femmes et les enfants de la contamination afro-judaïque. La protestation des membres du KKK contre le projet fou de Pinks ne porte pas sur le principe. Elle est élevée pour la raison bien matérielle que les noirs sont nécessaires pour les travaux ingrats...

La sympathie d'Evangelisti est flagrante pour les victimes de l'impérialisme, surtout américain, avec la CIA en première ligne. Kennedy par contre est favorablement évoqué. L'efficacité des services médicaux de Cuba est signalée favorablement. Si le suicide de Guyana a eu lieu, c'est que l'impérialisme du monde des riches a refusé leur expérience socialiste. Et le rappel de la mort des grands «saints» de l'histoire - saint François, saint Pierre, Lénine et le Che, n'est pas anodin.

Le lecteur comprend aussi comment, sept ans plus tard, en Savoie, Eymerich a pu démêler aussi rapidement les rivalités sociales. Dès son arrivée, il analyse avec clairvoyance la structure sociale de Castres. Dans un temps où le luxe côtoie la misère la plus sordide - le destin du petit bâtard noble abandonné vivant dans une cave pleine d'eau en est un exemple évocateur - Eymerich produit des analyses à caractère marxiste avant la lettre. Il constate que les convictions religieuses masquent souvent les appétits des diverses classes sociales. Il comprend que la guerre, la peste, font naître l'aspiration à se libérer de la matière mortelle pour échapper à la peur et à la misère, avec des doctrines qui prévoient la mortification ou la libération de la chair en vue d'une rédemption. Le catharisme est ainsi devenu la religion des artisans et des petites gens, contre le comte et la noblesse. Si les bourgeois de la ville ont choisi un culte différent, qui autorise une certaine perversion et liberté des moeurs, ils le font poussés par l'envie, parmi d'autres choses, de la liberté des moeurs de la noblesse...
Eymerich ne se fait aucune illusion sur la possibilité naturelle d'une harmonie entre les différentes classes. Toute classe méprise celles qui lui sont inférieures et envie les supérieures. Seule la classe paysanne échappe à la vindicte d'Eymerich, qui fera périr toutes les autres. Les nobles et le clergé exploitent habilement les divisions de Castres, et soignent chacun la classe qui représente leur clientèle.

Avec cet horrible massacre commis avec détermination et la bénédiction des autorités de l'Église, l'avenir d'Eymerich est assuré, et sa réputation historique. Le pontife estime que le moment est venu de fixer les procédures de l'Inquisition dans un traité, une sorte de manuel qui limite l'arbitraire et spécifie les devoirs. Considération suprême, Eymerich, qui connaît les lois laïques aussi bien que les textes de l'Église, sera ce juriste.

À ce stade de développement de la pensée d'Evangelisti concernant son héros inquisiteur, on peut se demander si la constante n'est pas déterminée par les relations entre le pur et l'impur. Les contradictions d'Eymerich sont devenues éclatantes. Il les refoule sans les voir, ni les interpréter, fuyant dans une action protégée par sa fonction comme par une carapace. On sent que cette dualité ne pourra être vécue ainsi encore bien longtemps. Y aura-t-il évolution ou résolution de ces contradictions? Un jour, Eymerich devra bien s'assumer. Seul.

Roland Ernould
© 2000

 

Étude :

Eymerich entre le pur et l'impur.

L'étude Eymerich entre le pur et l'impur porte sur les 4 premiers romans de la série des Eymerich de Valerio Evangelisti parus à ce jour. Les récits se rapportant à Eymerich se présentant dans la discontinuité, le rappel qui suit a l'intention de les remettre en mémoire.

* Nicolas Eymerich, inquisiteur. Se passe à Saragosse et ses environs, en 1352. Eymerich a 32 ans.

* Les chaînes d'Eymerich. Se passe en Savoie, en 1365. Eymerich a 45 ans.

* Le corps et le sang d'Eymerich. Se passe à Castres, en 1358. Eymerich a 38 ans.

* Le mystère de l'inquisiteur Eymerich. Se passe en Sardaigne, en 1354. Eymerich a 34 ans.

* Cherudek. Se passe en Occitanie, en 1358. Eymerich a 38 ans.

 

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Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio Evangelisti, avec un chapitre inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview inédite et de nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce site. Ce copieux dossier de 140 pages comprend également un article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain Sprauel.

Le dessin de couverture est de Sophie Klesen

En librairie : 13 ¤. La revue Phénix est éditée par la SARL Éditions Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors. Directeur : Alain Pelosato.