La quatrième de couverture:
Nicolas Eymerich, impitoyable défenseur de la foi chrétienne, a gravé son nom au fer rouge dans l'histoire de notre temps. Auteur du célèbre Manuel de l'inquisiteur au XIVe siècle, ce personnage authentique demeura le grand inquisiteur du royaume d'Aragon durant plus de cinquante ans.
Ce premier épisode des aventures d'Eymerich nous fait découvrir toute l'habileté de Valerio Evangelisti. L'auteur y entraîne son inquisiteur au milieu d'intrigues entrecroisées où le futur explique le passé, où les mystères franchissent les siècles pour trouver leur résolution grâce à un habile jeu de miroirs temporel.
Basées sur un rigoureux fond historique, les enquêtes de Nicolas Eymerich nous présentent un détective de l'étrange, armé de sa seule foi et de sa discipline personnelle, un Sherlock Holmes au service de la Sainte Inquisition, capable de déjouer les complots les plus machiavéliques et de terrasser toutes les hérésies.
Entre Le Nom de la rose et la littérature feuilletonesque à la Paul Féval, les aventures d'Eymerich satisferont autant les amateurs d'énigmes que les amoureux de la science-fiction.
Le public italien a réservé un véritable triomphe au personnage d'Eymerich et aux romans de Valerio Evangelisti qui le mettent en scène.
Ce premier roman est paru en Italie en 1994 et a connu immédiatement le succès. Prix Urania 94, il sera le début d'une saga qui en est à son sixième titre. Il n'a été traduit en France qu'en 1998, rencontrant la même réussite. Il est caractérisé par une intégration de la science-fiction au genre fantastique. Evangelisti pense en effet que les récits de l'imaginaire en général appartiennent à une "littérature de l'inquiétude". L'historien de formation pouvait, de plus, satisfaire son goût pour l'histoire en enracinant ses romans dans des époques différentes.
Ce préambule pour expliquer la
place particulière que tient le récit historique dans
le roman qui débute par un épisode se produisant
à notre époque, pour ensuite alterner les chapitres
entre les années 1352 et 2194. À Saragosse, l'encore
jeune Eymerich, personnage historique, dominicain, devient
l'Inquisiteur Général du petit, mais puissant royaume
d'Aragon. Ses aventures sont l'occasion pour Evangelisti de nous
offrir des aspects réalistes sur le quotidien, la vie
monacale, la bureaucratie de l'Inquisition, le fonctionnement des
institutions ou la place de la religion dans les enjeux politiques de
l'époque. Trois conflits trament le récit : le conflit
entre les ordres mendiants des Dominicains, qui disposent de
l'Inquisition, et des Franciscains, devenus les favoris du roi
d'Aragon; la lutte pour le pouvoir entre la noblesse et la
royauté; et un désaccord plus général
entre le roi d'Aragon et la Papauté, pour la possession de la
Sardaigne. L'époque est favorable à l'intrigue.
Eymerich utilisera au mieux ces
divisions. Les enjeux sont de taille. L'Inquisition, en perte de
vitesse, ne doit pas tomber entre les mains royales. Eymerich veut
conserver à l'Inquisition, gardienne suprême de la foi,
son pouvoir religieux et politique, y compris contre les puissants.
N'obéissant qu'au pape, il n'a pas de compte à rendre
à quiconque. Il veut une église forte, donnant leur
légitimité à une noblesse et à une
royauté inféodée. Car il faut écraser
l'hérésie, supprimer les cultes admis, tout soumettre
à la loi et à la crainte de Dieu.
Eymerich présente ce
programme, édulcoré et adapté selon les besoins
de la cause, d'abord au représentant de la noblesse, le
Justicia, puis à son supérieur religieux,
l'archevêque, enfin publiquement et devant le roi. Il
réussit à s'imposer à tous et à obtenir
son investiture. Or sa première mission, devoir effectuer une
enquête où la royauté risque d'être
fortement compromise, le met en première ligne.
Deux autres époques sont utilisées plus brièvement. À part les nouveautés techniques, le mode de vie à bord d'un astronef dans deux siècles ne comporte pas de différences notables avec le nôtre, fugitivement évoqué au tout début du récit. Une incursion est également à signaler dans le monde antique, avec deux de ses dieux, Diane et fugitivement Janus.
L'intention première
d'Evangelisti était d'écrire une fiction fantastique.
À une époque où le vrai pouvoir est la
capacité de faire souffrir les autres, règnent la
crainte et la terreur. La peur de la peste, du Diable, rend les
hommes et les femmes de ce temps superstitieux et crédules.
Les apparitions d'êtres insolites, de monstres, ou de
phénomènes physiques surprenants, suscitent leur
frayeur.
A peine a-t-il été choisi par le Père
abbé mourant, qu'Eymerich voit la forme gigantesque et
fugitive d'une femme dans le ciel. Puis il découvre le cadavre
égorgé d'un mystérieux enfant à deux
têtes, qui se décompose ensuite en matière
blanche visqueuse et disparaît. Il apprend qu'on aurait
déjà trouvé plusieurs de ces enfants.
Disparaît de même sous ses yeux une lampe
étrangère au lieu, venue d'on ne sait où. Plus
tard, dans le paquet qu'on lui a remis pour son repas, il
découvre une langue coupée qui remue encore, avant de
se transformer en gelée blanche évanescente. Autant de
faits inexplicables.
Numen inest, il semblerait qu'un
autre dieu plane sur la ville. Eymerich débrouille que
l'apparition d'une forme céleste gigantesque, qui l'a
auparavant impressionné, est liée la résurgence
d'un culte réapparu, sans avoir jamais vraiment cessé,
celui de Diane. Ses fidèles veulent faire revenir la
déesse antique. De plus, la jeune fille du roi, disparue il y
a quelques années sans qu'on sache vraiment ce qu'elle est
devenue, avait des pouvoirs particuliers, celui notamment de faire
apparaître des objets qui semblaient sortir du néant.
Eymerich découvre encore qu'un lac mystérieux existe,
avec un énigmatique roi couronné. Ce lac,
fréquenté par de nombreux fidèles, est le lieu
d'apparitions suscitée par des foules de femmes
considérables.
Eymerich a beau penser que si la
sorcellerie est puissante, l'Église l'est plus encore. Certes,
aucun phénomène de cette terre ne devrait
l'épouvanter, puisqu'il croit que, derrière chaque
sortilège, on peut démasquer un homme mauvais qui
combat Dieu. Mais Eymerich a peur, souvent peur, car les
circonstances terrifiantes sont nombreuses. Cependant, alors que les
autres hommes paniquent, fuient ou restent passifs, Eymerich, aussi
terrifié que les autres, affronte. Et il fait, en dépit
de sa peur, s'éloigner ou disparaître les forces du
mal.
Les passagers de l'astronef, qui ont débarqué sur une planète inconnue, découvrent les mêmes visions de l'enfant à deux têtes se décomposant en bouillie blanche, et l'apparition dans le ciel d'une déesse...
Faute d'un éditeur italien
disposé à faire paraître ses premiers romans,
Evangelisti s'est vu contraint de donner à son Eymerich une
apparence de roman de science-fiction, seul moyen de parvenir
à sa publication. Il s'est piqué au jeu et a
développé longuement une explication délirante
susceptible d'éclairer les contenus de son roman historique de
terreur. Pour étayer «scientifiquement» sa fiction,
il a utilisé des théories connues de nom par les
profanes, qu'il lui est facile de trafiquer : rien de moins que les
relations d'incertitude d'Heisenberg, la théorie des quanta de
Planck et la relativité d'Einstein... Si on admet qu'un
phénomène apparaît différemment selon les
circonstances de l'observation, il est possible de faire entrer en
ligne de compte une possible modification du réel par l'esprit
humain. L'invention des «psytrons», particules
élémentaires qui voyagent plus vite que la
lumière, permettra à Evangelisti de donner une
justification à des phénomènes
mystérieux. En passant par l'esprit humain, les psytrons sont
chargés d'informations psychiques capables d'intervenir sur la
matière. Réunis, les individus d'une foule peuvent
susciter une apparition par l'énergie résultant de
l'association de leurs psytrons. Certains, capables d'imprimer
consciemment ou inconsciemment un grand nombre d'nformations à
leur psytrons peuvent envoyer leur double ou des objets imaginaires
à différents moments de l'espace-temps.
Si cette théorie est ainsi
résumée - et trahie, ce que ne manquerait pas de dire
Evangelisti s'il croyait à ce qu'il a expliqué! - ,
c'est qu'elle tient une place importante dans le récit. Elle
permet au lecteur de formuler des hypothèses explicatives sur
ce qu'Eymerich rencontre comme phénomènes insolites. Il
est en effet difficile de lire, dans leur continuité, les
exposés de Frullifer, l'inventeur de cette conception en
apparence révolutionnaire.
Manifestement, Evangelisti a pris beaucoup de plaisir à l'élaboration de «sa» théorie du psytrons et à sa mise en scène. Il a eu l'ingéniosité de relier l'exposé de ses résultats à un exemple : le récit d'un voyage intersidéral futur d'un astronef utilisant les procédés découverts. Le déroulement des épisodes permet au lecteur, indépendamment de l'histoire, d'assimiler les notions de cette théorie. Il est bien évident que ce récit dans le récit a aussi une autre fonction.
Des rapprochements s'imposent constamment entre les deux aventures. Les formes de l'imaginaire que les psytrons peuvent créer sont en relation avec l'apparition de la femme dans le ciel (on saura plus tard que c'est la déesse antique Diane). Or l'astronef se pose sur une planète baptisée Olympe, et on a appris que sa mission a un caractère «diabolique». À la suite d'une erreur, l'astronef arrive sur Olympe en 1352, l'année où vit Eymerich, au lieu de 36 après J.-C., date prévue. Quand Eymerich demande que, pour ne pas troubler l'opinion, on propage la nouvelle que l'enfant phénoménal trouvé n'a pas deux têtes humaines, mais celle d'un porc, apparaît alors à un membre de l'équipage de l'astronef la vision insolite d'un gnome au capuchon vert avec un long museau de cochon. Et l'enfant monstrueux était bien sûr enveloppé dans une couverture verte, dans l'imaginaire des habitants de Saragosse. De même la vision de la créature connue avec des sabots de bouc et des cornes sur le front... Lorsque Diane et son chien apparaissent là, ils sont simultanément ici. Dans notre esprit la boucle se referme. quand on apprend, in fine, que le projet de l'abbé, humoristiquement nommé Sweetlady, est de capturer cette déesse antique.
Après un court exposé justificatif, ce roman comporte deux récits imbriqués. La réalité actuellement éprouvée par les habitants de Saragosse en 1352, est partiellement vécue la même année par les occupants de l'astronef, grâce à l'influence de l'imaginaire créé, pour leurs doubles psychiques, par d'autres hommes qui, eux, vivent en 2194. Le roman est donc structuré en fonction de ces exigences. Evangelisti a mis en alternance les explications de Frullifer sur sa théorie, et les événements qui se passent dans l'astronef, ou à proximité. Entre chacun de ces éléments, est développée plus longuement la recherche par Eymerich d'une solution à son enquête et pour, simultanément, remédier au désordre de son équilibre et de sa croyance. La construction est remarquable dans la mesure où elle crée un effet de surprise, d'étonnement renouvelé chez le lecteur, et aussi la mise en oeuvre de sa sagacité. Si l'intérêt pris aux aventures de l'astronef et de ses navigants est de très loin en-dessous de celles d'Eymerich, on est surpris de constater que la partie «théorique» n'est pas ennuyeuse. Elle se lit d'autant plus facilement que le lecteur en comprend l'importance explicative.
L'orientation est donnée dès le premier chapitre, avec l'affirmation de l'esprit sur la matière, l'existence de psytrons, des particules liées à un fonctionnement particulier de l'esprit. Chargées d'informations, elles peuvent être excitées par l'activité cérébrale et projetées d'un cerveau à un autre. Evangelisti, en bon romancier de la surnature, accorde de l'importance à l'imaginaire humain, capable d'orienter la réalité et de la modifier dans l'intemporalité. L'histoire ne prendrait son sens qu'au travers des possibilités extraordinaires des psytrons. L'esprit humain peut les charger d'informations, permettant aussi bien la réalisation de déplacements transhistoriques de certains individus qu'à la psyché et l'inconscient collectif d'exister. Car on peut rattacher aux apports de Jung la théorie des psytrons individuels qui se perdent dans l'espace, et forment alors l'imaginaire de l'inconscient collectif. D'autre part, la dématérialisation et la rematérialisation des choses et des êtres est rendue possible par l'empreinte psychique. Il n'est évidemment pas question qu'un seul instant Evangelisti puisse croire en ce qu'il a écrit. Mais il n'en demeure pas moins que ses choix, et l'orientation qu'il a donnée à son sujet, proviennent d'une sensibilité où l'idéalisme doit tenir une place importante.
C'est alors que l'Inquisition est au plus bas de son influence dans un contexte historique difficile qu'Eymerich est nommé Grand Inquisiteur, à trente-deux ans. Homme aux traits décharnés, à la silhouette longiligne, visage sévère et courroucé, il mène une vie où la sensualité est ignorée. Il mange distraitement et sans plaisir, la plupart du temps grignote. Il est capable de rester longtemps sans manger et sans boire. Il peut ne pas se raser pendant plusieurs jours, quand il est occupé à résoudre une affaire, mais il n'aime pas la saleté et a la phobie des poux!
Le personnage, indépendamment
de son aspect et de sa vie ascétique, est franchement
déplaisant. Il n'est que calcul et vigilance et il n'accorde
à personne sa confiance. Prudent, il se méfie de ce
qu'il ne connaît pas. Il cultive la méfiance comme une
forme de vie et n'éprouve guère de sentiments
d'humanité. Il feint souvent des émotions qu'il
n'éprouve pas, comme à l'annonce de la mort imminente
du pape. Quand, par exception, il éprouve un sentiment de
compassion, il le réprime immédiatement. Il
n'évoque jamais son passé, et il a chassé de son
esprit l'image de sa mère. Il n'aime pas les femmes.
Hypocrite, il est capable de jouer un rôle en acteur consommé. Il s'impose aux serviteurs, comme à son entourage. Il ne traite pas mieux les grands, en jouant avec réalisme sur les rapports de forces. Fanatique, il ne vit que pour ses convictions. Retors, il se joue politiquement à la fois du Justicia et du roi, en leur donnant des assurances contradictoires. "Je ne voudrais pas être dans la peau de quiconque se dresserait sur votre chemin", lui dit un collaborateur. Il brise tous ceux qui s'opposent à ce qu'il a entrepris. Sans tuer lui-même, il pousse au meurtre ses subordonnés, au nom de Dieu. Aux yeux de ceux qu'il pourchasse, il passe pour un monstre féroce, une bête sauvage assoiffée de sang.
Il a confiance dans ses talents
d'improvisation et dans son intuition. C'est dans le feu de la
discussion qu'il trouve les meilleurs arguments dialectiques.
Eymerich est un homme d'action, doté d'une organisation
mentale remarquable. Esprit hautement rationnel, qui ne s'affole pas
devant les situations complexes, il fait preuve à chaque
instant de logique et de rigueur. Il ne laisse passer aucun fait,
aucun indice. Au fur et à mesure que les problèmes se
présentent, il les replace dans un canevas d'ensemble,
où les choses à faire et les questions à
examiner apparaissent avec netteté. Il ôte leur charge
affective aux événements pour les ordonner dans des
cases logiques, où il reclasse les suppositions, les indices
et les rapprochements.
Dès qu'il pressent un conflit,
ou une bataille qui va se livrer, il se prépare mentalement
à l'affrontement. Capable à chaque instant de changer
sa stratégie, il doute rarement de l'issue d'une action qu'il
a entreprise. Provisoirement dérouté, il
récupère vite son assurance quand la lutte
engagée atteint son point de non-retour. Ce sont ses pires
ennemis qui provoquent la sorte d'exaltation triomphante dont il a
besoin pour triompher.
Sa compréhension est vive. S'il n'est évidement pas capable de formuler la théorie des psytrons, il est le seul à en évaluer les effets pour utiliser ses conséquences et provoquer les modifications qu'il attend.
Eymerich représente un bon
exemple de personnalité schizoïde. Son humeur
renfermée cache une hypersensibilité sous une apparence
froide. Il a abandonné tout lien familial. Inadapté
social, il n'admet les contacts humains que lorsqu'il y est
obligé, et il n'aime pas les hommes tels qu'ils sont. Il ne
comprend que les rapports de force. Il n'apprécie que la
solitude, ou les endroits peu peuplés où il se trouve
en paix.
Sa vie intérieure est intense,
sa conscience sans cesse sur le qui-vive. Il a l'esprit de
système. La méditation, la réflexion,
l'abstraction, la systématisation et l'obstination sont ses
caractéristiques fondamentales. Il idolâtre la raison
autant qu'il méprise son corps. Son rationalisme rigide
débouche sur un idéalisme intraitable et une totale
intransigeance intellectuelle. Il ne feint de céder que pour
mieux assurer sa victoire.
Comme le schizoïde, dont il a le corps, allongé et
longiligne, il a des fléchissements soudains de
l'activité. A ce moment, il éprouve des sentiments
ambivalents et paradoxaux. Mais ces instants ne durent pas, juste le
temps pour rebondir.
Grand amateur d'ordre, il se protège derrière ses idées qu'il défend avec obstination. Dès qu'il a en charge l'Inquisition, il annonce publiquement son programme, en présence du roi. Son Dieu est un dieu guerrier, bon avec les siens, mais terrible avec ses ennemis. La charité ne se confond pas avec la faiblesse. La piété doit être sans faille et sans complaisance envers les infidèles. Sa solution est simple : envoyer dans l'enfer tous ceux qui entravent la volonté de Dieu. Il n'utilise l'église que comme un moyen d'imposer son ordre propre, seul capable de changer les hommes.
C'est probablement la richesse
psychologique du personnage qui justifie l'engouement des lecteurs.
Certes, sous certains de ses aspects, Eymerich est odieux, et pour
tout dire, on n'aimerait pas vivre en sa compagnie. Mais il y a chez
lui un double aspect, le détective et le fonceur. C'est un
Sherlock Holmes moyenâgeux, une réplique de
l'ex-inquisiteur Guillaume de Baskerville du roman Le Nom de la rose,
d'Umberto Eco. Le lecteur sent ce détective astucieux de
l'étrange capable de résoudre tous les problèmes
grâce à son extraordinaire machinerie mentale.
L'enquêteur habile suscite l'étonnement. S'y ajoute un
homme d'action déterminé, qui balaie tout sur son
passage, y compris notre adhésion. Dès qu'il hume la
bataille, il devient le Rambow qui emporte tout
irrésistiblement. À notre époque de protection
sociale et de frilosité, cet homme, qui utilise son corps
uniquement comme moyen de guerre, surprend, et d'une certaine
manière, séduit ceux qui mènent une existence
étriquée. Le lecteur se préoccupe uniquement des
procédés divers, souvent tortueux, qu'il va utiliser,
et de la façon dont il va s'en sortir. Quand nos contemporains
se demandent, dans l'inquiétude, comment affronter leur
quotidien, , Eymerich, rarement troublé,
récupère toujours son assurance quand son entreprise
atteint le point de non-retour. Le danger et ses pires ennemis
provoquent l'excitation dont il a besoin pour agir.
Actuellement, alors que la plupart des hommes ont perdu la possibilité d'une action directe sur les événements, un tel personnage emporte les lecteurs par son efficience, qui n'a rien à voir avec l'efficacité mécanique. Et peut-être que, dans cette perspective, ils admettent beaucoup plus facilement les travers de l'individu, qui, contrairement aux héros habituels, n'est pas idéalisé. Il est probable qu'ils aiment aussi l'aspect subversif de ce roman amoral, et la difficulté qu'ils éprouvent à dissocier, dans leurs sentiments envers le personnage, la sympathie et l'antipathie, ce qui les contraint à une identification difficile.
À cette époque
où la maladie, la souffrance et la mort règnent en
maîtres, le parcours d'Eymerich est grandement facilité
puisqu'immunisé (mot utilisé dans la traduction alors
qu'il était inconnu à l'époque!) contre la
peste. La nomination d'Eymerich au rang d'Inquisiteur
Général la trentaine juste sonnée n'est possible
que parce qu'il est le seul survivant du tribunal de l'Inquisition
après une épidémie de peste.
La mort est devenue un spectacle familier qui ne l'émeut pas. Il est indifférent devant les supplices, les pendus décomposés sur les gibets des places publiques. Il n'hésite pas à donner aux soldats qui l'accompagnent l'ordre de tuer les femmes d'un village, leur donnant même sa bénédiction. Les soldats, ivres de massacre, ne se retirent qu'avec regret du lieu du massacre, après avoir incendié le village. Dans le texte apparaissent constamment de telles notations sur la mort, crainte pour soi, mais acceptée pour les autres. Quelquefois avec jubilation, comme la foule qui s'excite au spectacle d'un supplicié, explose d'allégresse à chaque coup de fouet.
L'archevêque qui a
confirmé sa candidature l'a prévenu : les anciens
cultes et les antiques croyances ne meurent pas facilement. La ville
de Saragosse paraît être vouée à Dieu. En
fait, on y trouve beaucoup de dissolution et ses croyances paraissent
superficielles, en dépit des signes religieux placés
partout.
Diane existe encore, maintenue en vie
par les invocations - les psytrons - de ses dernières
adoratrices. Ce chapitre du roman est particulièrement
féministe et anitclérical. Les femmes cherchent
à ressusciter un culte, qui va les libérer de
l'esclavage social. La Diane d'Evangelisti présente des
différences notables avec la traditionnelle. C'est la
déesse de la fertilité, du contact avec la terre, la
déesse des instincts opposée à un Dieu masculin,
froid et raisonnable. Les adeptes du culte ne veulent pas plus Dieu
que le Diable, son autre face. Son église a toujours
cherché à renier les femmes, à les plier,
à les arracher à la nature. Diane les libérera
d'une religion sanguinaire, sombre, pleine de rancoeurs, une religion
mutilatrice. Il n'y a rien de commun entre le culte vivant et
exubérant de Diane et la retenue comme la contrainte d'une
cérémonie catholique.
Eymerich reste insensible à ces arguments, incapable d'en
pénétrer le sens.
Le fonctionnement des doubles ne
présente pas d'intérêt particulier sur un plan
général. Le double projeté fonctionne comme
l'original. Un dommage causé à un double peut
créer des perturbations chez l'original, situation
évoquée incidemment dans le roman.
L'abbé qui se trouve sur l'astronef est plus intéressant. Il semble être un double d'Eymerich. Il poursuit les anciens dieux, comme Diane, qu'il veut capturer. Son grand projet serait de pouvoir faire prisonniers les dieux, les anciens maîtres des hommes, pour en faire des esclaves, revanche des humains qui ont été esclaves des dieux pendant des siècles. L'abbé vient de faire en astronef un retour dans le temps de huit siècles, et à l'époque d'Eymerich, le culte de Diane était encore vivant... avant que le Grand Inquisiteur intervienne.
Ce n'est pas l'usage de la torture
physique, ordinaire à l'époque, qui surprend le
lecteur. Pour son compte, Eymerich préfère utiliser la
torture psychologique, feignant par exemple de libérer le
prisonnier qui, surpris par l'aspect inespéré du geste,
en perd ses moyens de défense et finit par lâcher le mot
compromettant dans l'ivresse de la liberté retrouvée.
Il organise une justice à grand spectacle, en mettant en
scène un interrogatoire par des dispositions d'objets et de
jeux de lumière. Il invente les procédés
psychologiques modernes de mise en condition d'un coupable, en
passant de la situation de désespérance à
l'espoir. Eymerich ne fait pas torturer physiquement. Il utilise
systématiquement la déstabilisation psychologique.
Tous ceux qui ont prétendu aimer les hommes les ont tués parce qu'ils ne devenaient pas conformes au modèle. C'est une autre remarque de l'archevèque, seul personnage vraiment humain du récit.
Eymerich a horreur de toute forme
d'imperfection physique, de tout ce qui rappelle la
dégradation de l'image corporelle divine. Il n'aime pas les
faibles, les malades. La société où il vit ne
fait qu'anticiper la nôtre, et nous continuons à
souffrir les mêmes problèmes d'une société
où les peuples, les cultures et les religions se superposent
sans s'intégrer. Sans compter l'oppression des femmes,
regardées avec méfiance, suspectées de toutes
sortes de perversités. Le capitaine qui accompagne Eymerich
dans son expédition est scandalisé par des femmes
pratiquant leur nouvelle religion en se mêlant avec bonheur,
arabes et juives mêlées "sans pudeur" aux
chrétiennes. La force du culte de Diane vient en partie d'un
panthéisme de la nature, où, quelles que soient leurs
races ou leurs religions, les femmes se retrouvent en
échangeant des caresses au milieu d'animaux en liberté.
Eymerich constate avec horreur que toutes les règles de bonne
conduite inspirées de la crainte de Dieu ont disparu, annulant
rôles et différences, même entre humains et
animaux.
Il n'est pas étonnant que le double sur l'astronef d'Eymerich misogyne ait pris la décision inhabituelle d'exclure toutes les femmes de son équipage...
Les institutions établies sont
hors d'état d'apporter quelque soulagement au sort des hommes.
La noblesse veut garder ses privilèges et contrôler le
pouvoir royal, qui n'admet pas cette tutelle. Entre le royaume et la
papauté, le conflit est latent. L'église essaie de
tenir sa partie, en choyant l'un et en flattant l'autre, en
désirant les affaiblir tous. Chacun ne voit ses
intérêts que pour les exploiter à son avantage.
Aucune institution ne s'occupe du sort matériel des hommes, si
on excepte quelques gestes épisodiques de charité. Les
classes populaires sont soumises à l'arbitraire, le savent et
attendent dans la résignation. Le prix d'une vie humaine ne
paraît pas compter. Cette situation à la fois
réaliste et outrée (il n'y a qu'un personnage
épisodique attachant, l'archevêque
résigné) est à relier aux sympathies politiques
d'Evangelisti. Ses publications historiques ont été
consacrées à des essais traitant de divers sujets de
«gauche» ou contestataires. Il préside encore un
centre d'archives consacré à la «nouvelle
gauche», qu'il souhaite radicale et différente du
centrisme rose parisien.
Une vision pessimiste du monde domine ce roman, difficilement
classable. Ce divertissement intelligent, à la lecture au
premier degré facile, est passionnant pour ceux qui n'ont pas
perdu la capacité de réfléchir. La psychologie
d'Eymerich est particulièrement fouillée, et l'auteur a
pris plaisir à composer ce personnage qui lui ressemble en
partie. On comprend qu'avec l'habileté de sa mise en
scène, son sens du mouvement, son ton vif, ce roman ait
séduit d'emblée un vaste public et suscité en
Italie un fans-club particulièrement actif.
Roland Ernould © 1999
L'étude Eymerich entre le pur et l'impur porte sur les 4 premiers romans de la série des Eymerich de Valerio Evangelisti parus à ce jour. Les récits se rapportant à Eymerich se présentant dans la discontinuité, le rappel qui suit a l'intention de les remettre en mémoire.
* Nicolas Eymerich, inquisiteur. Se passe à Saragosse et ses environs, en 1352. Eymerich a 32 ans.
* Les chaînes d'Eymerich. Se passe en Savoie, en 1365. Eymerich a 45 ans.
* Le corps et le sang d'Eymerich. Se passe à Castres, en 1358. Eymerich a 38 ans.
* Le mystère de l'inquisiteur Eymerich. Se passe en Sardaigne, en 1354. Eymerich a 34 ans.
* Cherudek. Se passe en Occitanie, en 1358. Eymerich a 38 ans.
* Picatrix . Se passe dans le royaume de Grenade et en Afrique, en 1361. Eymerich a 41 ans.
Courrier de lecteur :
"Dans votre analyse de "Nicolas Eymerich, inquisiteur" vous parlez de l'abbé "humoristiquement appelé Sweetlady". Ne faut-il pas y voir un clin d'oeil anglisé à l'abbé Doucedame du "Malpertuis" de Jean Ray, abbé qui, chez Ray aussi, était chargé de "récupérer" les anciens dieux ... Cela en plus de l'astronef "Malpertuis", on voit que Jean Ray constitue une des références d'Evangelisti (Valério le dit d'ailleurs dans une interview :
http://www.mauvaisgenres.com/questions_a_valerio_evangelisti.htm
Tout le premier volet d'Eymerich constitue d'ailleurs, dans sa partie située dans le futur, une paraphrase plus "SF" de "Malpertuis".
Merci pour vos analyses, fouillées et intéressantes, de toutes grandes pointures de la littérature fantastique." De Stéphane Léonard <leonard.stephane@skynet.be>
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Revue Phénix #57, mai 2002. Le dessin de couverture est de Sophie Klesen |