Jacques Darmon, Les infortunes de la pensée magique

éd. du Seuil, 2002.

La pensée magique est née avec l'humanité et l'enfance ne fait que reproduire les étapes de son cheminement historique. L'esprit humain ne s'est affranchi que très lentement de la magie. Créer des techniques et les sciences qui y correspondent, sciences qui interviennent à leur tour pour aboutir à d'autres d'autres créations toujours plus élaborées et demandant des connaissances avancées est un travail beaucoup plus complexe que d'utiliser les mots, les formules, les gestes et les charmes qui permettent, pense-t-on, d'obtenir ce qu'on désire par les comportements magiques appropriés. De la pensée sauvage au rationalisme tel qu'il sera défini au XVIIIème siècle, le chemin a été long et difficile. Au cours de l'histoire, trop d'hommes y laisseront inutilement leur vie à la suite de l'incompréhension de leurs concitoyens.

Pour le psychologue, la pensée magique, celle des contes et de Blanche-Neige, forme une pensée caractéristique de l'enfance avant 7 ans. L'enfant confond l'univers physique et le monde subjectif fait d'animisme (les choses ont un esprit et fonctionnent sur le mode de pensée humain) et d'artificialisme (tout arrive selon des «intentions», le plus souvent cachées).

Propagée et exaltée par l'influence des médias, la pensée magique, loin de régresser en profondeur comme elle commençait à le faire, est actuellement en plein développement. On utilise les mots magiques qui fascinent et font peur : nucléaire, impérialisme, fascisme, colonialisme, manipulations génétiques, effet de serre, jeunes des banlieues, malversations. L'esprit ne fonctionne plus en utilisant la réflexion, il se contente d'images et de slogans qui lui tiennent lieu de mode de pensée. Bien éloignés des méthodes scientifiques et des vérifications expérimentales, dont les «mystères» restent inquiétants pour la plupart qui n'ont tiré aucune formation solide de leur scolarité, la pensée magique contemporaine fait appel aux bons sentiments, à l'émotion, aux déclarations et témoignages humains. Ils paraissent les seuls référentiels, une sorte de retour à l'innocence perdue d'un âge d'or qui n'a jamais existé, où l'homme, ignorant mais «authentique», était la mesure de toutes choses. La pensée magique est devenue un spectacle médiatique, qui s'opère par des jeux, des chants et des cérémonies fort éloignés du travail Car si le propre de l'homme est de se battre contre la nature pour survivre (ce qui est le propre du travail, utiliser les moyens de survivre), le travail humain est devenu tellement éloigné de ses racines qu'il paraît asservissant et sans signification : alors qu'il avait un sens quand il était proche de réalités immédiates : produire les biens de survie de manière visible (chasse, élevage, culture, artisanat) pour soi ou un petit groupe.

Nos concitoyens, mal formés, ballottés et succombant sous le poids d'images et d'informations mal digérées, rejoignent la mentalité magique des peuples sous-développés et attendent les remèdes miracles qui viendront diminuer leurs maux. Toutes les pratiques susceptible de leur donner l'espoir et la confiance que leur procurent les procédés magiques seront les bienvenues, même souvent provoquées. Nos contemporains se tournent à nouveau vers les mages, les religions orientales ou les nouvelles religions pseudo-rationnelles des sectes. À bien regarder leur mode de fonctionnement, des entreprises comme la sauvegarde de la nature, la lutte contre le fascisme ou la violence et bien d'autres sont, dans les comportements de leurs adhérents, de nouvelles formes de religions laïques.

C'est bien d'un supplément de pensée rationnelle que nous manquons et dont ont un urgent besoin les sociétés occidentales, et, bien sûr, les autres. Quantité de conséquences désastreuses sont nées de l'absence de véritable conscience des problèmes ou de l'incurie des acteurs de la vie économique. Pracontal en fait un inventaire, dont on trouvera le résumé sur la quatrième de couverture. Le grave recul du livre comme moyen d'information lui paraît inquiétant : alors que la lecture impose lenteur et réflexion, les médias de l'image, surtout la télévision, nivelle, cherche à frapper les esprits ou à séduire, mais ne prend plus la peine d'expliquer et de convaincre. Les commentaires des intervenants jouent simultanément sur deux modes : vous saurez tout d'une question, mais en même temps le problème posé est un mystère. Vous saurez tout sur les mystères du cosmos... (ou de n'importe quel autre sujet, toujours annoncé sur le mode du secret que la fée télévision va vous révéler). Toute affirmation est devenue opinion, et elles sont toutes de même valeur, démocratie oblige. La pensée rationnelle ne s'impose pas plus que la pensée magique : même moins, puisqu'elle est accusée de tous les maux techniques alors que la pensée magique a, depuis toujours, les solutions qui permettraient de s'en sortir...

Inutile de dire que ce livre stimulant et rabat-joie n'a guère plu. On a ignoré les remarques pertinentes faites sur le fonctionnement de la pensée magique et la place qu'elle a prise dans notre vie quotidienne. On n'a pas aimé un Darmon donneur de leçons, alors qu'il a dirigé plusieurs cabinets ministériels dans les années 70 (à l'Industrie, à la Culture et à l'Environnement, à l'Équipement) qui lui auraient permis de mettre en oeuvre ses idées. Que peut-on attendre d'un polytechnicien sérieux, intelligent, cultivé, rationnel, mesuré, inspecteur des Finances et universitaire, qui semble régler ses comptes en retard depuis qu'il a quitté ses responsabilités officielles. Alors qu'il appelle les responsables à la vigilance, du haut de son expérience, on a vu dans son livre des attaques directes contre les écologistes et les opposants au nucléaire, les contestataires de la mondialisation et des OGM, les partisans de l'intervention de l'Etat ou des 35 heures, les assistés sociaux, les tenants de l'exception culturelle, les syndicats forcément corporatistes. Plutôt que de réfléchir sur le sens d'une attitude magique qui se refuse à voir la réalité (la voiture est-elle le meilleur moyen de transport en ville, par exemple), on relève qu'il est aujourd'hui président-général d'une banque, donc au service du capital... Somme toute, pour beaucoup, Darmon cumule les défauts et, dans son combat seul contre tous, il risque d'être une Cassandre moderne.

La quatrième de couverture :
La rationalité a-t-elle encore une place dans notre société moderne? À l'examen de certains faits récents, il est permis d'en douter. Face aux problèmes essentiels autour desquels s'organise notre avenir, dans les domaines scientifiques (OGM, effet de serre, crise de la vache folle), économiques (mondialisation, taxe Tobin) ou politiques (sécurité, éducation, transports), l'esprit cartésien semble en panne. Plus grave, il cède la place à une véritable pensée «magique», faite d'incantations et de vérités partielles, dont les rites et le vocabulaire sont ici disséqués.
Jacques Darmon démontre de quelle façon la faiblesse des responsables politiques, le prisme déformant des médias, la tyrannie des sondages, la perte d'autorité des intellectuels et des scientifiques, ainsi que la faillite des organisations démocratiques représentatives, se conjuguent pour former le terreau idéologique de cette pensée magique. Il met en garde contre les dangers qu'elle fait peser sur le pacte républicain.
Un ouvrage iconoclaste et passionné, qui n'hésite pas à régler leur compte à quelques idées reçues fort répandues...

Jacques Darmon, polytechnicien, est un expert économique qui a participé aux travaux du CERES de 1965 à 1969. Il a dirigé plusieurs cabinets ministériels. Président de l'Opéra de Paris de 1977 à 1980. Professeur à l'ENNAE et à Paris-Dauphine. Actuellement Président -Directeur Général d'une banque. Auteur de : Le Grand Dérangement : la guerre du téléphone, Lattès éd. 1985 - Gérer la France... comme une entreprise (en collaboration avec Bernard Krief), Lattès éd. 1986 - Stratégies bancaires et gestion de bilan, Economica, 1998.

Roland Ernould © 2002

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