Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles

Denoël et d'ailleurs, 2002. Traduit de l'américain par Claro. 709 pages

Voilà un livre comme on n'en lit pas dix dans une vie. À première vue, il accumule les dispositions défavorables à une lecture commode. Son volume (700 pages grand format, inhabituel pour un roman), une mise en page comme on n'en a plus rencontré depuis les recherches graphiques lettristes ou surréalistes, déroutent d'abord le lecteur. On s'immerge dans sa démesure et son délire pendant une douzaine de soirées au moins, temps nécessaire à sa lecture. Un monstre littéraire, un livre qu'on rejette ou qu'on admire, avec le désir de le reprendre dès que pourra, pour un plaisir unique. Chef d'oeuvre, fantaisie ou canular sans lendemain? Aux États-Unis, malgré son prix, le livre est un best-seller. En France, le livre est rendu momentanément indisponible par son succès, l'éditeur est en rupture de stock. Un tel livre ne s'imprime pas en quelques jours, puisqu'il est, en tant qu'objet, une véritable prouesse de l'édition.

Car ce qui fait plus que surprendre le lecteur qui prend ce livre en main, c'est sa mise en page. Qu'on imagine : chaque feuillet présente un assemblage de textes désarticulés, disloqués, de phrases tordues, s'écrivant dans tous les sens, à l'endroit comme à l'envers, avec ou sans marges, des mots serrés, ou peu nombreux, perdus dans une page entière, utilisant des caractères de 5 ou 6, difficiles à lire, ou en 24 ou en 30... D'autres fantaisies : le mot «maison» est imprimé en bleu, des lignes sont barrées quand elles évoquent Dédale,un «%@» et des «XXXXXXXX», des notes de musique, des caractères en braille, un texte lisible dans le miroir se découvrent soudainement. Danielewski mêle les styles et les genres, la prose et la poésie, cite des extraits de magazine, des interviews, de carnet intime, des lettres, propose une avalanche de notes encyclopédiques, bande-dessinée, schémas, chanson, photographies, des listes de documentaristes ou de chefs-d'oeuvre architecturaux. Les citations d'auteurs, authentiques ou fausses, sont nombreuses (Dante, Homère, Virgile, Milton, Bachelard, Apollinaire, Derrida, Simone Weil, Ezra Pound, Marguerite Duras, Stephen King, etc.) Et, par exemple, Heidegger dans le texte : car les citations des auteurs étrangers sont faites en allemand, en espagnol, en latin, en grec. En apparence, l'originalité de l'ouvrage réside dans cette façon de jouer avec la mise en page. Je ne connais pas d'autre roman confectionné de cette façon. Une présentation démente, mais pas gratuite.

Parce que chaque forme du récit renvoie à un contenu, correspondant à la découverte des changements qui s'opèrent dans une maison qu'aurait aimée Lovecraft : le désordre de certaines pages ou les mots perturbants en quinconces correspondent aux hésitations du personnage dans le labyrinthe que devient sa maison; les mots perdus dans les pages blanches apparaissent quand il découvre des salles sans limites... La complexité de la mise en page du livre, qui a dû être un cauchemar pour l'éditeur et l'imprimeur (le traducteur, Claro, dit y avoir passé des semaines), correspond à la fois aux modifications qui s'effectuent dans une maison hantée, et à un roman complexe à tiroirs où plusieurs structures s'enchevêtrent. Le manuscrit, composé de centaines de pages de tous les formats, compliqué d'index et d'appendices, est un essai sur un film (The Navidson Record), réalisé par Will Navidson, un photo reporter qui a remporté le prix Pulitzer, et comprend des compléments de toutes sortes. Plus, en bas de pages, trois niveaux de notes : celles de Zampanô (un vieil homme aveugle qui est présenté comme ayant rédigé le mystérieux manuscrit), celles de Johnny Errand (un junkie, tatoueur de métier qui a découvert le manuscrit à la mort de Zampanô), et celles des éditeurs ou du traducteur... Chacun de ces niveaux est imprimé avec un caractère spécifique. Il y a ainsi deux romans dans le roman : le texte sur le film, auquel se mêlent les réflexions et le journal intime du découvreur du manuscrit, en pleine dérive affective, qui multiplie les aventures sexuelles.

Reporter qui a décidé de mettre un terme à ses nombreux voyages pour sauver son ménage, Will Navidson a emménagé dans une maison en Virginie, avec sa compagne, Karen, et leurs deux enfants. Il se met à filmer ce qui se passe dans cette maison, qui paraît ordinaire, sans projet défini, jusqu'à ce que le couple découvre une pièce dont ils ne connaissaient pas l'existence. Surpris, Will prend des mesures et constate que la maison est plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. Des espaces s'ouvrent dans la maison, et ces ouvertures sont en correspondance avec celles du quotidien de Will, et de ses relations amoureuses. Il manque de se perdre, pense que la maison, qui émet de temps en temps des grondements, cache quelque chose et il engage des spécialistes. Le cauchemar commence, avec l'exploration de ces étranges pièces et couloirs. Le lecteur est égaré par les dispositions du récit, , perdu dans des explications apparemment académiques, fourvoyé dans des jeux de piste déroutants, hanté par un manuscrit qui semble rendre fou, à l'imitation de la dérive mentale du junkie qui met en forme et annote le manuscrit. Le lecteur qui pénètre dans
La Maison des feuilles, trouvera la hantise comme compagne garantie et vivra le même désarroi que les personnages du roman : le désordre créé dans un cerveau paranoïaque, qui a peur et sombre peu à peu dans la folie; ou l'angoisse des explorateurs égarés qui cherchent leur chemin dans les dédales de la maison.
Le roman fait inévitablement penser pour son atmosphère à Edgar
Poe, pour sa thématique à Jorge Borges, qui voyait dans le labyrinthe l'image de la condition humaine; à James pour l'utilisation du langage et de la réalité verbale. Il rappelle la série sophistiquée Twin Peaks (de David Lynch, 1989-92) pour sa complexité et son étrangeté; et aussi le Projet Blair Witch, pour sa création d'un réel à partir de recherches et de collectes de documents. Il explore de multiples pistes psychologiques, philosophiques, artistiques, et se livre à de multiples variations sur les concepts de perception et de réalité. Au premier degré, le lecteur assiste, impuissant, à une double tragédie : celle du journaliste-cinéaste et celle de celui qui est devenu le prisonnier du manuscrit, comme le lecteur devient le prisonnier du livre. Au second degré, le livre est une métaphore sur l'abondance des informations qui noient la société contemporaine, le déluge des connaissances, la saturation par les données, métaphore aussi de notre civilisation technologique capable de créer une mise à distance de la réalité en créant une réalité virtuelle qui paraît plus consistante que le monde lui-même.

La Maison des feuilles a été un livre culte de la contre-culture sur Internet avant d'être publié avec succès aux USA. Ce curieux livre, inventif, captivant, éprouvant et drôle, d'un jeune auteur de 37 ans qui a mis 12 ans pour écrire un récit où l'écriture et la typographie se transforment sans cesse à l'image de la maison. La mise en page hallucinée n'est pas seulement une trouvaille esthétique, mais un moyen de faire vivre les mots et de créer l'angoisse, par un récit qui va dans tous les sens comme la maison. On avait perdu cette dimension expérimentale matérielle du livre-objet. À condition de ne pas souhaiter que le simple divertissement et de consentir à s'approprier le livre le plus surprenant depuis longtemps, sa lecture se révélera constamment stimulante et exaltante. Pour les amateurs de lecture linéaire et sans complications, mieux vaut suivre les conseils de l'auteur qui, dès la première page, vous prévient : ce livre n'est pas pour vous.

éditionUS

Quatrième de couverture :
« Je fais encore des cauchemars. D'ailleurs, j'en fais si souvent que je devrais y être habitué depuis le temps. Ce n'est pas le cas. Personne ne s'habitue vraiment aux cauchemars. Ainsi parle Johnny Errand au seuil de cette Maison des feuilles, et de poursuivre sa mise en garde : « Ça ne se produit pas immédiatement, mais sans prévenir vous vous apercevrez que les choses ne sont pas telles que vous pensiez qu'elles étaient. Livre subversif, livre défendu, le lecteur est prévenu... et bien entendu tenté.

Dans son introduction, Johnny explique comment il a trouvé un mystérieux manuscrit à la mort d'un vieil homme aveugle, décidé de le mettre en forme et de l'annoter de façon très personnelle. Le texte se présente comme un essai sur un film, le
Navidson Record, réalisé par Will Navidson, un photo reporter, lauréat du prix Pulitzer. Will, qui vient d'emménager avec sa famille dans une maison en Virginie, filme son installation, réalisant une sorte de "home movie". Tout s'annonce bien jusqu'à ce qu'il découvre une pièce qui jusqu'alors n'existait pas. Passé l'étonnement, il se rend à une évidence troublante : la maison est plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. Navidson tente d'explorer les lieux mais, après avoir manqué se perdre, il engage des explorateurs professionnels. L'horreur commence alors. Aussi bien pour les membres de l'expédition que pour le lecteur - lui-même égaré dans le dédale des notes qui envahissent les pages comme un lierre maléfique.
Que cache la maison? Quel est ce grondement qu'elle émet de temps en temps? Pourquoi Johnny a-t-il ces cicatrices ? Pourquoi le manuscrit de Zampanô semble-t-il le rendre fou?
A la fois jeu de piste, récit fantastique, dérive personnelle, essai faussement académique,
La Maison des feuilles a pour effet de changer progressivement le lecteur en apprenti sorcier, monteur de salle obscure, détective amateur, spectateur. Une lecture littéralement habitée.

Fils d'un cinéaste d'avant-garde, Mark Z. Danielewski est né à New York en 1966. Après des études à Yale, il est rejeté de tous les séminaires d'écriture auxquels il se présente. Il suit des cours de latin à Berkeley et devient ouvreur dans un cinéma, plombier, serveur, etc. C'est alors qu'il a l'idée de ce premier roman, La Maison des feuilles.

Roland Ernould © 2003

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