Michael Chabon, Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay

Traduit de l'anglais par Isabelle D. Philippe, Robert Laffont, 2003, 631 pages

Drôle, captivant, coloré, riche, intelligent et sensible, plein de suspense, ce roman va bien au-delà de la description des milieux de la bande dessinée dans les années 1940-1950 en Amérique, alors que la deuxième guerre mondiale fait rage. Chabon propose une étonnante chronique bouillonnante du New York de cette période, avec de temps en temps une incursion dans un pays européen, et même en Antarctique.Un pavé de plus de 600 pages, tout entier bâti autour d'une conception inattendue du merveilleux, dont on sort étonné par la maîtrise de l'auteur.

Mêlant fiction et réalité, romanesque et documentaire, Chabon s'est plongé avec délectation dans le milieu éditorial des "cartoons", sur la naissance d'un nouvel art qui fit fureur auprès des jeunes générations : les "Comics". Suivant l'exemple de son père, né à New-York en 1938, il a été durant sa jeunesse un grand lecteur de bandes dessinées, qu'il a lues, et classées pendant des années. Il a même créé ses personnages de bandes dessinées. Puis, vers 15 ans, son intérêt s'est estompé, et il a vendu sa collection. Il n'y a pas longtemps, il a retrouvé un de ses cartons de Comics oublié, l'a ouvert, et a retrouvé la mémoire de l'odeur du papier et des plaisirs oubliés de son enfance. Il a lu peu après un article concernant Superman, qui expliquait comment Siegel et Shuster avaient créé le personnage. Il a éprouvé alors le désir d'écrire une histoire qui serait située à cette période, qui l'a toujours fasciné. D'autant plus que son grand-père new-yorkais avait été typographe dans une imprimerie spécialisée dans la bande dessinée. Ainsi se trouve justifiée cette histoire de créateurs de Comics dans les années 40, époque exubérante et difficile, liée à la bohème de Greenwich Village, à l'essor des pulps, des cartoons et des pin-up. La description des milieux de la bande dessinée à son âge d'or est passionnante, résultante de la débauche créative bohème de certains et de l'art du copiage et de l'emprunt d'autres. Leur travail est exploité par l'avidité et l'astuce commerciales d'une minorité qui s'enrichit honteusement en les spoliant, les abandonnant à leur triste sort en cas de mévente ou de procès, dans une guerre des illustrés qui laisse souvent des victimes sur le terrain. Pour les fans des bandes dessinées, cette période est légendaire, avec les comportements individualisés des auteurs et des illustrateurs, la lutte impitoyable entre les éditeurs. pendant un quart de siècle. Ces histoires populaires ont nourri de jeunes lecteurs qui sont devenus des auteurs contemporains (dont Stephen King), durablement marqués.

Des anecdotes historiques parsèment le récit, comme les apparitions de Salvador Dali ou de Orson Welles. Chabon a cherché sa documentation dans The New Yorker de l'époque, qui avait une chronique spéciale "Talk of the Town" consacrée aux célébrités et aux événements mondains. Il y a trouvé l'anecdote concernant Dali, et l'idée de l'épisode de Citizen Kane de Welles, qui suggère à un des personnages de nouveaux cadres pour ses dessins. Apparaissent aussi Eleanor Roosevelt et divers personnages connus dans les milieux de la BD, dont les noms et les caractéristiques sont détaillés dans une annexe de quatre pages à la fin du roman. Car l'ambition de Chabon était de brosser une vaste fresque lui permettant de superposer le monde des cartoons à celui de la seconde guerre mondiale, une période qui a déjà été écrite dans de multiples oeuvres, et qu'il pouvait reprendre ainsi de manière originale. "J'ai eu l'idée de cet "escapist", de ce spécialiste de l'évasion, dit-il dans une interview, qui serait en même temps un magicien. Il me semblait qu'évasion et émigration étaient deux notions qui marchaient parfaitement ensemble, comme un tour de magie, justement. Mon super-héros allait donner du pouvoir à ceux qui n'en ont pas." Il faut reconnaître que ce "collage" est bien réussi, qui est aussi un aboutissement de l'histoire de la propre famille de Michael Chabon, des juifs de Galicie passés aux USA, et des vieilles légendes qu'elle traîne avec elle, comme celle du Golem, le vengeur du peuple persécuté.

Dans cette trame historique, les personnages du roman, Joe et Sammy, sont des personnages fictifs qui évoquent aussi bien les coéquipiers créateurs de Superman, Siegel et Schuster, que Simon et Kirby, ceux de Captain America. Sammy, dix-neuf ans, ambitieux, imaginatif visionnaire, rêve de s'imposer dans le monde de l'édition des BD, qui excite les jeunes arrivistes, parce qu'il permet de gagner beaucoup d'argent tout en se faisant plaisir. Jusqu'à présent, il végète, prodigieux inventeur d'histoires, mais sans talent de dessinateur, quand arrive son cousin Josef (Joe), un juif de son âge qui a fui Prague menacée par les nazis, laissant derrière lui sa famille. Joe est venu en Amérique pour gagner de l'argent. Remarquablement doué, il apporte une expérience qui va servir le duo. Il a appris le métier de magicien de scène après d'un spécialiste connu du spectacle devenu vieux, le magicien Kornblum, émule de Houdini, spécialiste des évasions. Diplômé des Beaux-Arts , Joe est excellent dessinateur. Sam et Joe inventent un héros : l'Artiste de l'évasion, qui rappellent Batman et Superman, au costume bleu nuit et à la poitrine décorée de l'emblème évocateur de la Clé d'Or. C'est le succès, et l'argent facile assuré. Joe perfectionne son métier passionnément, dans des scènes de dessin frénétiques, où il ne prend aucun repos durant des jours sous l'emprise de la fièvre de la création. Ainsi notamment après avoir vu Citizen Kane : "L'usage audacieux de la perspective et des hachures, la disposition radicale des bulles et des légendes et, par-dessus tout, l'intégration du narratif et du visuel au moyen de planches artistiquement disloquées, décalées, qui s'étiraient, rétrécissaient, s'ouvraient en rond, s'étalaient en double page, dessinaient une diagonale vers un des coins de la page, se dévidaient comme les photogrammes d'un film." (367)
Chabon reconnaît aussi qu'il a toujours été fasciné par les tours du prestidigitateur Robert
Houdin (alias Houdini), ses numéros de passe-passe, ses évasions miracles, sa maîtrise des noeuds et de l'ouverture des serrures les plus récalcitrantes. Car ce roman est métaphoriquement une réflexion sur l'escapisme ( de l'anglais "escape", fuir, échapper), néologisme qui signifie en littérature l'évasion déresponsabilisée recherchée dans la lecture, évasion gratuite, alternative à la réalité vécue sur le mode de la fuite et du refus du monde. Cet usage d'une littérature de l'illusion répond au besoin immédiat d'une jouissance déresponsabilisée, répondant à la logique du fantasme ou du désir. Devant l'impossibilité de satisfaire ses appétits dans la vie courante, la fiction offre un espace alternatif imaginaire, qui détache le lecteur de son rapport avec le monde quotidien et éloigne ses problèmes. Si Sammy en reste à ce détachement, Joe dépasse rapidement ce stade. Le comics, cette bande dessinée du pauvre faisant l'apologie du super-héros sous toutes ses formes, lui servira à faire passer un message anti-nazi. À lui seul, page après page, il vole au secours des opprimés, anéantit les forces du Mal qui sévissent en Europe. Spécialiste des évasions, son héros, adversaire des forces du mal, combat le nazisme sous toutes ses formes. Il incarne ainsi la tentative désespérée de Joe de libérer sa famille restée à Prague, en même temps qu'une dérisoire volonté de réveiller la conscience des jeunes Américains. La bande dessinée de Joe se sert ainsi du désir d'évasion des Américains pour faire passer un message engagé. Mais, d'une certaine manière, le travail frénétique de Joe, répond lui aussi à un désir d'escapisme : il réunit de l'argent pour faire venir aux USA son frère resté en Tchécoslovaquie.

Sa mission est rattachée au Golem, que Joe a réussi à soustraire aux nazis qui le recherchaient à Prague, aidé par son maître le magicien Kornblum, avec lequel il partage un secret étonnant. Kornblum est le gardien du Golem, un géant étrange et fabuleux, façonné de l'argile. Le Golem ("masse informe", en hébreu, semblable à celle que Jahvé a, dans La Bible, façonné avec du limon avant de lui donner la vie au premier homme qu'il a nommé Adam) a donné naissance à un véritable mythe en Europe Centrale. La tradition rapporte que le grand rabbin alchimiste de Prague construisit, pour déjouer les menaces qui pesaient sur les Juifs, un être matériel qu'il avait animé par une incantation secrète cachée dans La Bible. Le roman de Gustav Meyrinck, Le Golem (1915) a modernisé la légende en la transposant au XXe siècle. C'est ce Golem mythique que Joe a sauvé de la destruction par le superstitieux Adolf Hitler qui le recherchait. Il s'est évadé avec lui de Prague caché dans un cercueil qui lui a permis de franchir les frontières. Portant à l'origine sur son front le mot "Emeth" (vérité), le Golem porte en lui la crainte que l'antisémitisme fait peser sur la communauté juive, qu'il est censé défendre. Le souvenir du Golem accompagnera le travail de Joe contre les nazis. Chabon a ainsi habilement associé les évocations du Golem et la figure du Superman et de ses équivalents, une figure messianique qui rachèterait la détresse et la douleur du monde. En travaillant sur le sujet, Chabon s'était rendu compte que nombre des créateurs de Comics de l'âge d'or étaient des juifs. Il a désiré ainsi consciemment montrer qu'il y avait autre chose que de la simple évasion dans la bande dessinée, une volonté d'engagement que bien des auteurs de bandes dessinées contemporains ont reprise.

Il faut aussi noter le succès du roman auprès des milieux gays américains. Si l'amour de Joe pour Rosa domine une bonne partie du récit, la description de la découverte par Sammy de ses tendances homosexuelles constitue un élément important de l'intrigue, au point que Chabon passe aux yeux de certains pour un auteur gay prometteur. En fait, pour explorer une idée originale qui l'intéressait et qu'il avait auparavant succinctement abordée, il a lu pour se documenter le reportage de Charles Kaiser The Gay Metropolis 1940-1996 (La Métropole gay). Il a su traduire l'état d'esprit de ceux qui, comme Sammy, sont prisonniers de la découverte d'une identité qu'ils n'assument pas complètement. Il s'est concilié ce faisant un lectorat influent, bien que, marié, deux jeunes enfants, ses goûts sexuels ne sont pas de cette nature.
Le champ épique du roman est bâti sur des sentiments sincères et forts. Profondément liés et attachants, les deux cousins aux talents différents, mais complices, partagent une histoire qui les dépasse. Chabon décrit avec bonheur le succès ou l'échec, l'adulation ou la trahison, les exigences et les désillusions ou les renoncements, l'amour comme la persécution. Joe, le jeune Juif éloigné de sa famille tchèque, découvre avec surprise la frénésie de consommation de la jeunesse américaine, en totale opposition avec l'angoisse des populations victimes de la guerre en Europe et leurs préoccupations limitées à leur survie. À l'aimable religiosité superficielle américaine répondent les risques pris par les Juifs de Prague pour sauver le Golem. En opposition, le sadisme, l'indifférence ou le rejet des responsables politiques d'un pays apôtre de la liberté, mais qui ne reconnaît pas l'héroïsme de ceux qui risquent leur vie pour faire sortir les Juifs persécutés d'Europe. Le livre soulève des problèmes historiques rarement abordés dans le roman américain : l'extrême droite locale, qui soutient activement Hitler, noyautée par les réseaux nazis pendant la guerre; les attentats des groupes extrémistes, les difficultés des réfugiés dans un pays qui accède à la société de consommation. À quoi il faut ajouter la fin de la dépression économique aux USA, l'expansion du rêve américain en même temps que le développement de l'isolationnisme, et la répression sexuelle. Nombreuses sont les sources historiques consultées par l'auteur et citées en fin de volume.

Chabon a une écriture remarquable, une prose agile et déliée colorée par ce qu'il faut d'humour. Son écriture brillante a amené des critiques à le comparer à Vladimir Nabokov. Il multiplie les éclairages,de Prague à New-York, en passant à l'Antarctique pendant quelques chapitres, mixant une histoire de guerre, un roman, une biographie fictive, un reportage sur l'industrie des comics, le rôle des BD dans la représentation de la seconde Guerre Mondiale aux États-Unis. Un roman-fleuve bien réussi, qui a mérité son Prix Pulitzer en 2001.

Les aventures de l'Artiste de l'évasion vont être adaptées sous forme de BD...

La quatrième de couverture :
Les années 1940, exubérantes et déchirantes, battent leur plein c'est l'époque des big bands, de Greenwich Village, de Joe DiMaggio, des pin up. Et, bien sûr, des Comics. Sammy, dix-neuf ans, rêve de s'imposer dans l'univers des BD, qui font fureur et rapportent des millions. Son cousin Josef a fui Prague occupée par les nazis, laissant derrière lui toute sa famille. Il a deux cordes à son arc : son diplôme des Beaux-Arts et ses années d'apprentissage auprès d'un magicien spécialiste des évasions.
Sam et Joe inventent un héros qui dame le pion à Batman et à Superman : l'Artiste de l'évasion. A lui seul, page après page, il anéantit les forces du Mal à l'oeuvre outre-Atlantique. Comme si, en tuant Hitler et ses complices à coups de crayon, Joe pouvait éloigner la mort de sa famille.
Cette fresque aussi européenne qu'américaine, impétueuse et bouleversante, admirablement documentée, est une de ces lectures dont on sort grandi. Il s'agit, indéniablement, du chef-d'oeuvre d'un écrivain en pleine maturité.

Roland Ernould © 2003

Michael Chabon, 37 ans, vit en Californie, avec sa femme, écrivaine, et leurs deux jeunes enfants. Après avoir suivi un cours d'écriture à l'Université de Californie, il publie son premier roman, Les Mystères de Pittsburg, meilleure vente pendant douze semaines (Fixot éd., 1988).En quinze ans il a publié plusieurs livres : Avenue de l'Océan (Fixot éd., 1991); Des garçons épatants (Laffont, 1995); Les Loups-garous dans leur jeunesse (Laffont, 1999).

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