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Le Roi Karmen
et les autres représentants du pouvoir discutaient dans la
salle du Grand Conseil. Trois heures s'étaient
écoulées depuis que les derniers rescapés
avaient fui la plaine de Tidul. La bataille avait duré tout
l'après-midi.
« Ils ont gagné cette bataille, pas la guerre, disait un
des membres du Conseil.
- Les pertes que nous avons subies sont tellement
sévères que cela ne fait pas grande différence,
rétorquait un autre d'une voix lasse.
- Avec tout le respect que je vous dois, Karmak, c'est grâce
à cette optique défaitiste que des centaines
d'armées à travers les âges ont perdu leurs
guerres. Parce qu'elles avaient peur de combattre. »
Les troupes de Trentor leur avaient tendu un piège. Un paysan
était venu crier, aux portes mêmes du château, que
des barbares venant du nord étaient en train de piller les
mines de fer du Roi, à quelques milles de là. Le
royaume traversait alors une période de tranquillité et
ni le Roi ni ses conseillers n'avaient pris le temps de
réfléchir à l'infime probabilité du
retour des barbares, qui avaient été
intégralement décimés en des temps plus anciens.
Ils avaient envoyé une cohorte au lieu-dit, et
s'étaient aussitôt faits attaquer. Les ennemis
étaient en fait les hommes de Trentor, et ils s'étaient
révélés si nombreux que tout le restant de
l'armée avait dû être envoyé en guise de
renfort. En vain.
Le château paraissait abandonné en cet après-midi
tardif. Les soldats décédés avaient
été brûlés, certains blessés
étaient en train de guérir peu à peu dans les
tentes des magiciens tandis que d'autres se traînaient
probablement encore sur le terrain de bataille, mourants, suppliant
qu'on les achève ; les pertes avaient été
terribles. Femmes et enfants du royaume s'étaient
précipités vers leurs parents
décédés, malgré les hommes chargés
par ordre du Roi de ne laisser quiconque franchir les limites des
villages. Auparavant, en des âges plus reculés, la
populace n'aurait pas agi ainsi car les guerres étaient
nombreuses. Mais cela faisait de très longues années
qu'aucune goutte de sang n'avait été versée,
l'assaut ennemi avait été complètement
imprévisible et les familles pleuraient maintenant leurs
proches disparus. On ne pouvait les blâmer.
« La séance est reportée, trancha le Roi. Ces
débats stériles ne nous mèneront à rien.
Le Conseil se réunira à nouveau demain soir, à
la tombée du crépuscule. »
Ainsi fut-il. Les membres du Conseil se dispersèrent dans un
bruit de bottes et de portes qui claquent, et le Roi se retrouva seul
dans la vaste pièce. Il s'aperçut qu'il était
toujours vêtu de son heaume et de son armure- qui
étaient maculés de sang séché- aussi
entreprit-il de s'en délester. La bataille avait atteint le
point critique où le Roi avait été obligé
d'aller assister ses troupes ; il avait dû chevaucher à
travers une bonne partie du royaume avant d'atteindre la plaine de
Tidul. Ses conseillers ainsi qu'une petite cohorte l'avaient
accompagné, laissant le château pratiquement vide. Ils
s'étaient battus avec les autres.
Karmen aligna le casque et l'armure sur le sol, tel le vaincu
déposant ses armes aux pieds peu reluisants du vainqueur, et
gagna sa chambre à coucher d'une démarche
traînante. Il n'était pas spécialement tard mais
les combats l'avaient épuisé. Il se sentait très
faible. A moitié étourdi par une douleur lointaine, il
s'allongea sur le grand lit à baldaquins et sentit
aussitôt son esprit quitter sa chair. Il sombra dans des
rêves agités.
Au petit matin, à son réveil, le Roi vit un mort.
Il s'était levé pour aller ouvrir les rideaux de sa
chambre royale, en avait profité pour jeter un coup d'oeil par
la fenêtre, en contrebas, et c'est alors qu'il l'avait vu. Il
s'agissait de Krommel Ronning. Ronning était un des quatorze
capitaines que comptait l'armée du Roi, et probablement un des
plus qualifiés. C'était une belle journée, une
sorte de printemps lumineux, savonneux. De la chambre, on entendait
bien les hurlements des blessés- les sorts cicatriciels ne se
faisaient pas sans douleur- mais ils paraissaient adoucis en ce matin
renouvelé. Et Ronning arpentait en cet instant même les
pavés de la cour. La lame de son épée qui
dépassait du fourreau lançait par intermittence de
brefs éclats aveuglants. Ses oreilles étaient
légèrement rougies à cause de la bise
matinale.
Mais Ronning était mort. Il avait été
éventré- ses entrailles s'étaient
répandues sur la terre grasse, et il était tombé
face contre terre avec un son qui rappelait un poisson qu'on pose
violemment sur un étal. Ce souvenir, le Roi n'avait pu le
chasser de son esprit. Malgré la bataille qui rendait ses
tripes autour d'eux, Karmen s'était
dépossédé de sa monture pour s'agenouiller
auprès du mourant. Il avait été plein d'une
attention résignée pour ses dernière paroles,
sans prêter attention à l'hideux théâtre
qui se jouait autour d'eux.
Ronning lui lança un coup d'oeil depuis la dizaine de
mètres qui les séparait, tenta un geste dans sa
direction mais le Roi avait violemment refermé la
fenêtre. Il se changea, sortit de la chambre et se dirigea vers
la salle du Grand Conseil. Il se sentait bizarre comme si,
après le massacre qui aurait du le mettre dos au mur, il avait
volé une existence qui n'était pas la sienne. Ce
n'était pas désagréable.
Seul Cheriden était là, mais il paraissait
affairé et prêt à quitter la pièce.
L'espace d'un fol instant, Karmen se demanda si le conseiller n'avait
pas lui aussi succombé la veille. N'y avait-il pas de trace
sur son visage qui laissait supposer une rigueur cadavérique
?
« C'est ce soir que..., fit celui-ci en lui lançant un
regard quelque peu déstabilisé.
- Oui. Je sais, coupa le Roi. Je voudrais... »
Cheriden haussa un sourcil. Le Roi n'osa pas formuler sa
requête jusqu'au bout.
- Rien, ajouta-t-il brusquement. Je pensais au dîner.
Sous l'air dubitatif du conseiller, Karmen quitta la pièce en
se demandant s'il avait bien fait ou non de n'avoir pas parlé
de sa vision à Cheriden. Son hésitation était
peut-être mauvais signe. Il se promit d'aller voir le mage,
plus tard, lorsqu'il aurait un peu plus de temps.
O'Menh n'était pas mage mais stratège en chef. Il
habitait dans une des pièces du haut et passait la majeure
partie de ses journées à user d'appareils
géométriques et à établir des
statistiques. Il ne dormait pas beaucoup ces derniers temps, mais
étant donné l'issue de la dernière bataille le
Roi n'allait pas lui en faire le reproche. Karmen frappa à la
porte.
Ce fut un visage aux traits tombants et aux cernes lourdes qui lui
ouvrit. Le Roi eut un signe de tête mais l'autre se contenta de
lui tourner le dos et de se traîner nonchalamment
jusqu'à son atelier. Karmen referma inconsciemment la porte
derrière lui. Le plan de travail du stratège se
résumait à un tombereau de paperasses- essentiellement
des chiffres et des croquis- et sa compagnie à un griffon nain
qui restait la plupart du temps juché sur l'armoire parmi les
appareils de mesure et une mappemonde moisie et crevassée.
« Où en est votre recensement ? demanda le Roi.
- Ca ne vas pas bien. Pas bien du tout, répondit l'homme
vieilli avec amertume. »
Son abattement était palpable, comme chez eux tous.
« Combien de morts ?
- Tous nos effectifs. Plus de vingt-huit mille. Le compte exact est
dans un des mes carnets.
- Dieu nous pardonne, fit le Roi d'une voix lointaine. Avez-nous une
idée des mouvements de troupes de Trentor ?
- D'après mes sources, il est en train de prendre d'assaut
plusieurs colonies du royaume. Des incendies ont été
déclaré aux alentours de Morth Karabras et le pic de
O'Dul a été assiégé ce matin
même...
La foudre nous est tombée dessus, songea le Roi avec amertume.
Loin était l'époque où les armées de la
région étaient sous son joug, lui devant redevances et
loyauté pour la menace dont il les avait
libérées- les barbares du nord, entre autres, bien
qu'ils ne fussent pas les seuls à convoiter la possession du
royaume. A présent que cette menace n'était plus et que
l'ennui se faisait ressentir, on se rebellait contre lui pour des
motifs factices. Des motifs qui visaient en réalité
à tromper la monotonie d'une existence inactive. Trentor
était sur le point de renverser définitivement l'ordre
établi. Et un nouvel âge de ténèbres
s'ensuivrait, mettant le royaume à feu et à sang ;
c'était la loi du jeu.
« Les hommes de Trentor ont été
repéré jusque dans la forêt de Loberty, non loin
de la plaine Tidul. Ils ont établi des camps là-bas.
Ils construisent des machines de guerre.
- Je veux qu'on envoie des espions et qu'on...
Mais à ce moment-là le Roi fut interrompu par le son
alarmé d'une clochette. L'appel provenait probablement du
rez-de-chaussée ou des cuisines, au sous-sol. Karmen
maugréa une excuse, se leva et quitta la pièce en
ressentant une étrange prémonition. En descendant les
marches qui menaient au hall principal, il manqua de renverser un
jeune homme muni d'une cape d'un bleu profond rehaussé de
motifs argentés- il regagnait probablement ses appartements.
Le Roi eut vaguement l'impression de le reconnaître. Dès
qu'il eut franchi la porte, une servante enveloppée dans une
soutane se précipita vers lui. Elle avait l'air
terrorisée. Elle tenait dans sa main un bout de papier qu'elle
se mit à lui agiter à la face. Elle paraissait aussi
remuée que si elle avait vue la...
« La Mort est venue, Seigneur ! Elle a sonné à
votre porte. Elle vous a donné ça. Oh, mon Dieu !
»
Avec une drôle de sensation au creux de l'estomac, le Roi
s'empara prudemment du document, le lut et, après un bref
froncement de sourcils, le relut. Les mots avaient été
écrits selon toute vraisemblance avec du sang, du sang pas
tout à fait coagulé si bien qu'il devait tenir le
papier bien perpendiculaire. De dehors montait le cri des enfants
jouant dans la cour.
« A quoi ressemblait-Elle ? interrogea-t-il. »
Durant un moment, il crut qu'elle n'allait pas lui répondre.
Il se rappela de tous ces corps qui étaient tombé au
combat, dans la terre molle, brisés, ouverts, anéantis.
La mort les avait pris, eux. Elle les avait emmenés et
n'était plus revenue.
La servante laissa échapper à travers un sanglot :
- Oh, Seigneur, Elle était hideuse !
- Hideuse. Hideuse comment ? »
Mais la pauvre femme s'était agenouillée et pleurait
tout son soûl, marmonnant des paroles incohérente qui,
pour la plupart, devaient porter sur l'épouvantable
vision.
Quelle sinistre comédie était-on en train de lui jouer
? Karmen s'apprêtait à réunir ses conseillers
pour obtenir un avis sur cet élément nouveau lorsqu'une
image s'imposa à lui : Marten, cavalant à travers les
tertres rocheux en direction de leurs assaillants lors de cette
bataille maudite. Marten avait été un des soldats les
plus proches du Roi. Ce jour-là, avant de périr
à son tour sous les lames adverses, il portait une cape que sa
course faisait onduler. Une cape d'un bleu profond rehaussé de
motifs argentés...
Seigneur, à quoi ressemblait celle de l'homme qu'il croisait
à l'instant dans les escaliers ?
« Quelqu'un fomente un complot, explicita le Roi ce
soir-là à tous les membres du Conseil. Et je
soupçonne que Trentor n'y soit pas totalement étranger.
»
Les conseillers remuèrent sur leurs sièges. L'un d'eux
faisait craquer nerveusement les jointures de ses doigts
arthritiques. Personne ne fit mine de rompre ce silence
embarrassé.
« Des sortilèges ont été lancé sur
le château, continua-t-il. Pas plus tard que cet
après-midi, j'ai croisé un spectre dans l'escalier. Et
ce matin, en regardant par la fenêtre, j'en ai vu un autre
qui...
- Ridicule, coupa Karmak. Vous savez bien que Trentor ne dispose pas
de tels pouvoirs d'illusion. »
Un familier, qui s'était réfugié dans un trou de
mur, passa sa petite tête rose à l'air libre puis
détala comme si sa petite queue fourchue le brûlait.
Dehors, le vent s'était remis à souffler. Un gong fit
retentir huit coups d'une pièce reculée. Rien
d'inhabituel, en somme. Les membres du Conseil s'étaient mis
à parler entre eux à demi-voix en jetant des coups
d'oeil furtifs au Roi.
« Ce n'est pas tout, dit celui-ci d'une voix qui fit taire les
chuchotements. La Mort est venue frapper à notre porte. Et
elle m'a transmis ce message. ( le Roi prit le papier qu'il avait
laissé sur ses genoux et le déplia en vitesse ; les
regards se penchèrent sur le message sans pour autant arriver
à le déchiffrer ) : Je viendrai vous chercher. Ce
soir.
»
Les membres du Conseil prêtaient maintenant la plus grande
attention au Roi. Une rafale plus violente que les autres
tourbillonna en vrille derrière une des hautes fenêtres,
produisant un cri de souris écartelée ; le familier
glissait maintenant sa petite tête chauve à
côté du chambranle de la porte qui était
restée entrouverte comme si leur présence en ce lieu
était parfaitement insolite. La lettre circula de mains en
mains pendant un certain temps. Le Roi observa les visages de ses
conseillers, la répulsion superstitieuse qui déformait
leurs traits.
« Trentor va attaquer, déduisit l'un d'eux. Nous devons
immédiatement mettre sur place une défense.
- Même si c'était le cas, répliqua un autre, nous
n'en aurions pas le temps. La nuit va bientôt tomber.
- Enfin, pourquoi Trentor prendrait-il la peine de nous avertir ?
réagit un troisième. Il sait très bien que les
pertes qu'il nous a infligé ne nous permettraient pas de
reconstituer une armée dans un délai aussi bref.
- Il cherche peut-être à nous impressionner. »
C'était Karmak. Tous les regards se tournèrent vers
lui. Encouragé, celui-ci poursuivit :
« Trentor sait de toute façon que nous avons perdu la
partie. Ce traître nous a attaqué par surprise et a
rallié d'autres peuplades à ses côtés. Il
est tout-puissant. A présent, il ne cherche qu'à
s'amuser. Comme le chat s'amuse avec la souris.
- Que proposez-vous, alors ? interrogea une autre voix. »
Les lézardes qui fendillaient les murs paraissaient
d'avantages ouverte en ce soir où planait l'odeur de la Mort,
tels des brèches qui laisseraient pénétrer des
mauvais esprits. Le château était silencieux ; plusieurs
hommes avaient été aperçus en train de quitter
leurs appartements la nuit dernière et des mauvaises langues
affirmaient qu'ils rejoignaient les armées de Trentor. On
partait. On fuyait. Pour se rallier à un ennemi invisible qui
attendait probablement non loin du château, un ennemi qui se
fortifiait d'avantage à chaque heure- et les résistants
étaient de moins en moins nombreux.
« Le château est en train de se vider, répondit
Karmak. Au cours de cette journée, je n'ai pas remarqué
la présence d'un seul homme en armure dans les couloirs. Et
pourtant, j'en ai parcourus...on nous abandonne, mes amis. Nous
sommes en train de perdre définitivement la bataille. Je crois
que la seule chose intelligente qu'il nous reste à faire est
de conclure un traité avec Trentor.
- Jamais ! s'écria le Roi, mais il baissa rapidement le ton
devant les regards qui le dévisageaient. Nous verrons cela
plus tard, conclut-il. Pour l'instant, je vais me reposer. Je
prendrai une décision en temps utile.
- La décision, c'est maintenant qu'il faut la prendre,
rétorqua tranquillement Karmak.
- Plus tard, j'ai dit, Karmak. Je clos la séance. »
La loge du Mage se trouvait dans un bâtiment jouxtant le
Palais. L'escalier qui y menait était construit en spirale et
semblait interminable. Lorsque le Roi parvint enfin devant la lourde
porte cadenassée, il saisit le heurtoir de bronze et frappa
quatre coups bien nets. Il n'avait croisé aucun soldat en
traversant la cour ; ni à l'intérieur du château.
Les hommes qui avaient combattus la veille paraissaient s'être
tous volatilisés. A croire que Karmak avait raison.
La porte s'entrouvrit prudemment, deux yeux scrutateurs apparaissant
dans la brèche. Le Mage considéra son visiteur puis,
reconnaissant le Roi, pria celui-ci de bien vouloir entrer. Le Mage
était un des seuls pratiquants des sciences occultes qui avait
droit à une fonction élevée dans la
hiérarchie du château. C'était un homme craintif
et voûté au teint bilieux à force d'être
resté enfermé dans sa tour.
Le Mage précéda son hôte et tous deux se
dirigèrent vers le fond enfumé de la pièce,
parmi les bougies violettes et l'odeur d'encens qui devait
brûler quelque part. Des peaux d'animaux tannées
étaient suspendues à des crochets tels des tentures. Le
Mage prit une pipe sur son bureau, l'alluma et recracha la
fumée en allongeant un peu la mâchoire.
« Croyez-vous possible, demanda le Roi, attaquant le
problème de front, qu'un homme décédé
puisse revenir parmi les vivants ? »
Son interlocuteur ne parut pas trouver la question absurde. Il prit
même un air pensif, recrachant de petits nuages de fumée
par sa bouche à laquelle il manquait trois dents. Il finit par
répondre :
- J'ai entendu dire que certains guerriers valeureux morts aux
combats sont revenu à la vie par l'entremise de
sortilèges extrêmement puissants. Mais cela
relève de la nécromancie, naturellement, et je ne crois
pas qu'ici ou ailleurs une telle chose se soit produite.
Peut-être dans des contrées obscures et fort
éloignées... »
Le Roi fit une autre requête. Le Mage eut un grognement
d'hésitation :
- Ma vieille boule de cristal est un peu démodée et je
ne l'utilise plus très souvent, mais si cela s'est
passé il y a seulement quelques heures nous avons
peut-être une chance de le savoir. »
L'instant d'après il avait rapproché d'eux une petite
table ronde recouverte d'un napperon, sur lequel luisait faiblement
la boule. Le vieil homme la toucha des deux mains et une faible
énergie sembla monter au coeur de l'objet mais cependant pas
assez puissante pour arracher des bribes du passé et les
mettre en images. Il s'éclipsa un moment et revint avec un
chiffon magique dont il se servit pour frotter la boule et faire
jaillir en elle des étincelles un peu plus convaincantes.
Enfin, des images apparurent.
Le Roi s'attendit à découvrir Trentor, comme l'avaient
laissé suggérer Karmak et les autres, mais ce n'est pas
Trentor qu'il vit devant les portes du château. C'était
bel et bien la Mort. A des centaines de mètres de là se
tenaient des groupes de silhouettes qu'il eut de la peine à
identifier, parmi lesquelles il crut reconnaître Ronning et une
dizaine d'autres de ses soldats. Oui, c'étaient bien les
soldats qui avaient payé de leur vie durant la bataille, et
ils étaient extrêmement nombreux- à mesure que le
Mage manipulait la boule, des dizaines d'autres apparaissaient
à leurs côtés. Des fantassins, des cavaliers, des
Capitaines...tous les morts se tenaient devant les remparts du
château. La Mort elle-même tenait dans sa main
décharnée la fameuse lettre. Et, lorsque la porte du
château s'ouvrit et que la servante apparut, elle la remit
à celle-ci et s'escamota. Karmen la vit repartir, guider son
peuple comme un berger son troupeau avant de disparaître
derrière des contreforts embrumés. L'appel avait
été transmis.
« Je ne comprends pas, dit le Mage.
- Il n'y a rien à comprendre, répliqua Karmen. Trentor
a fait acte de sa magie devant les portes de ce château et il
va le regretter. Il veut nous effrayer. Il sait très bien que
nous La craignons.
- Mais c'était Elle, murmura le Mage. Je le sais, j'en suis sûr.
»
Il se tourna vers le Roi, son visage blanchâtre et amaigri
déformé par ce qui ressemblait à de la terreur
superstitieuse. Il se mit à le considéré sous un
angle nouveau. Il pointa un doigt décharné sur Karmen,
un long doigt accusateur :
- Vous êtes damné, clama-t-il. Vous êtes
damné. Oh, Seigneur.
- Taisez-vous,
vieil incapable ! » Le Roi renversa la boule d'un coup rageur ;
une explosion cristalline. Le fracas résonna encore
étrangement dans le silence qui s'ensuivit.
Le Mage s'était figé en même temps que
l'enchantement s'était brisé. Il alla chercher une
serpillière dans un réduit infesté de toiles
d'araignées et entreprit de ramasser mécaniquement les
tessons qui jonchaient le sol. Des morceaux qui, ensemble, avaient
jadis eu une grande valeur et qui ne pouvaient désormais
être remplacés. Lorsqu'il les eut jetés et qu'il
revint auprès du Roi, il suggéra à celui-ci
d'une voix pleine de retenue de bien vouloir quitter la pièce.
Il murmurait encore des appels d'aide au Seigneur lorsque le Roi
claqua la porte.
Le Roi, pâle silhouette, se morfondait dans sa chambre lorsque
la porte s'ouvrit doucement. La nuit était complète et
seule la clarté lunaire baignait la pièce d'une
lumière blafarde. Le château paraissait
abandonné, délaissé, désert. Le Roi
était seul, allongé dans le lit royal.
La silhouette avait pénétré dans la pièce
telle une ombre.
« Il est temps », dit-elle simplement.
Elle était maintenant réduite à une vague
mouvance blanchâtre. Cela aurait pu être Ronning, Marten,
ou Karmak, peut-être un autre. A ce stade, ils se ressemblaient
tous, êtres damnés et têtus qui ne cessaient
d'errer sur les lieux rouges de leur perdition ; ils n'étaient
que des substituts de ce qu'ils avaient été autrefois,
ralliés par l'éternel fléau.
Le Roi se leva et fut conduit à l'extérieur du
château. Les ténèbres l'accueillirent en leur
sein, gant noir de magicien se refermant sur un dé innocent
pour le faire disparaître ; les portes du château
étaient déjà lointaines. Karmen se laissa
emporter par la foule de silhouettes qui l'avait englouti et marcha
avec elles.
La voûte étoilée qui les surplombait parut
s'assombrir. Les étoiles semblaient disparaître les unes
après les autres tandis que les marcheurs se fondaient dans
une nuit toujours plus profonde. En tête de ce cortège
macabre, la Mort les guidait de sa démarche cliquetante, et
tous la suivaient.
« Une décennie de paix et de confort, dit une voix
à gauche de Karmen avec emphase. Nous avons mal
supporté la rupture.
- La bataille a été terrible, dit une autre.
- Avions-nous besoin de périr, tous, de cette manière ?
soupira une troisième.
- Avons-nous vraiment tous péri ? demanda le Roi. »
Entraîné dans cette mer morte, il se perdit et n'obtint
aucune réponse. Cela n'avait pas d'importance. En
réalité, il savait. Il l'avait plus ou moins compris
à l'instant où la lame ennemie perçait son
surcot pour s'enfoncer dans sa chair ; autour de lui, tous ceux qui
portaient son emblème, gravée sur leur armure, avaient
subi le même sort. Ensuite, tout n'avait été que
déni. La Mort finissait toujours par venir rechercher les
âmes égarées. Ce n'était qu'une question
de temps.
La procession atteignit bientôt les contreforts brumeux, que le
Roi avait déjà entraperçus à travers la
boule, à la fin de la séquence magique. C'était
à cet endroit que les corps volés disparaissaient et
que les âmes s'en échappaient ; la Mort fit halte et, de
sa faux improvisée, traça une couture dans le vide. La
déchirure laissa apercevoir, l'espace d'une illumination, un
monde colorée aux créatures étranges, qui
bavaient et glapissaient. La Mort accompagna une des silhouettes et
la fit traverser la faille. Puis elle aida les suivantes, qui
s'engouffraient une à une dans cet autre monde, sans opposer
de résistance.
Le Roi se sentit étrangement en paix. Et lorsque la Mort
tendit la main pour l'aider à traverser, il vit qu'elle
n'était pas aussi hideuse qu'on la lui avait
décrite.
Denis Roditi © 2004
l'auteur - Denis Roditi attend vos impressions <flaggrandall@hotmail.com>
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