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Avant même que
Leigh ne franchisse le seuil de sa porte, elle pressentit qu'elle
avait oublié ses clés. Elle fouilla dans son sac
à main, anxieuse. Pat l'attendant à l'intérieur,
le problème n'était pas le fait de ne pouvoir entrer,
mais d'avoir perdu un objet qui n'aurait jamais dû
disparaître de son sac à main. Dans tous les cas, elle
s'arrangeait pour mettre dans ce sac toutes les choses
nécessaires à la vie de tous les jours : portefeuille,
médicaments, mouchoirs, carnet de notes,
téléphone portable, et, bien sûr, le trousseau de
clés comportant celle de la voiture et celle de la
maison.
Leigh avait un
sens certain des affaires et n'était pas sans savoir que la
base fondamentale pour avoir une affaire en main était
l'obtention d'un pouvoir garanti sur tout subordonné. Elle
devait donner l'exemple.
Présidente
d'une compagnie d'assurances, l'esprit cartésien, Leigh
Donovan Cabot désirait autant réussir dans sa vie
professionnelle que dans sa vie de couple. Pat Cabot, avec qui elle
était mariée depuis une bonne décennie,
incarnait l'époux idéal. Non pas qu'il soit
spécialement intelligent ou attentionné ( en
réalité, il était plutôt de nature
distraite ), mais il était idéal dans le sens où
Leigh pouvait le contrôler à sa guise.
Cette emprise sur
lui était la raison même de son bonheur. Gouverner les
gens, c'était ce qu'elle aimait.
Leigh trouva finalement la clé dans la poche extérieure de son sac, ce qui la rendit perplexe. Comment avait-elle pu la trouver ici alors qu'elle l'avait toujours rangée dans la poche intérieure ? Elle avait été négligente, voilà la réponse ; et sa mère lui avait appris que les négligences se payaient tôt ou tard.
Depuis quand
était-elle négligente ? Eh bien, depuis qu'elle et Pat
ne s'entendaient plus de la même façon...cela faisait
deux bons mois qu'ils ne s'adressaient plus vraiment la parole. Pat
était devenu irritable, replié sur lui-même,
ainsi qu'un enfant qui ferait une fixation sur une chose qu'aucun de
ses parents ne pourrait lui apporter.
Si Leigh pouvait
tolérer ce manque de confiance, elle ne pouvait admettre, en
revanche, le fait ne pas en connaître la cause : qu'est-ce qui
avait bien pu les éloigner ainsi ? Maintenant, de tous les
problèmes qu'elle abordait, c'était certainement celui
qui la préoccupait le plus...
Leigh,
s'efforçant de mettre fin à l'angoisse naissante au
creux de son estomac, inséra la clé dans la serrure, et
la porte s'ouvrit comme d'elle-même. Dès l'instant
où elle posa le pied sur le parquet du vestibule, elle eut un
affreux pressentiment.
Quelque chose se
passait dans la maison. Quelque chose d'incontrôlable.
- Oh ! Mon Dieu !
Tranquillement
adossé au mur blanc, Pat grimaçait une ébauche
de sourire, les yeux perçants. Des plantes en pot, de nature
et de taille diverses, étaient disséminées
à peu près partout dans le living et les autres
pièces attenantes ; certaines ressemblaient même
à des arbustes, et une quantité invraisemblable de
plantes carnivores semblaient disposées en rang sur toute la
surface de la table en bois clair de la salle à manger-
d'où elle était, elle ne voyait qu'une portion de la
pièce. Le lierre formait un incroyable réseau grimpant
sur le parquet et les fenêtres ensoleillées donnant sur
la terrasse. Du sol émanait l'odeur âcre du terreau. Les
rayons solaires éclairaient toute la végétation
en transversale, formant des croisillons d'or et d'ombre sur les
feuilles.
Le costume de
Pat, autrefois gris et soigné, avait pris une teinte
profondément verdâtre ; mouillés et
emmêlés, ses cheveux abritaient des bouts
d'écorce et d'humus. Les manches de sa chemise à
carreaux jaune pendaient sous le poids de l'eau qu'elles avaient
absorbée.
- Alors, ma
chérie ? ton nouvel appartement te plaît ?
Leigh cligna des
paupières, découvrant de petits yeux ronds plein
d'appréhension. N'arrivant toujours pas à y croire,
elle jeta encore un regard à toutes ses plantes qui
investissaient chaque recoin de la maison, à ces
réseaux de végétation parasite, à cette
profusion de branches et de feuilles, qui exhalaient une odeur forte
et humide. Il y avait à peine quelques secondes, elle se
trouvait dans le monde urbanisé, rassurant, qu'elle
connaissait bien.
- Mais c'est...
tu es...
- Dans une tenue
effroyable ?
Pat se mit
à marcher en cercle devant la table de la salle à
manger, les yeux toujours rivés sur son épouse. On
aurait dit que chaque molécule de son visage exprimait une
volonté féroce de ne pas révéler l'infime
part d'émotion qu'elle contenait. Il désigna chaque
plante de l'appartement, le nommant, la présentant à
Leigh de manière détaillée.
Toutes ces
plantes...la jungle amazonienne ! pensa Leigh avec une incertitude
grandissante.
- Oui, je les ai
rapportées de mon boulot, dit Pat, saisissant la pensée
de sa femme au vol.
Celle-ci le
regarda, penaude.
- De... de ton
boulot ?
Leigh parlait
maintenant d'une voix blanche, agitée de trémolos, avec
le sentiment persistant qu'elle rêvait. Comme si tout ce qui se
passait ne se produisait réellement ; comme si depuis qu'elle
avait franchi le seuil de la porte, tout n'était plus que
fantasmes transmis par ses sens fallacieux. Comme si Pat
n'était plus vraiment Pat, et que la cuisine n'était
pas vraiment sa cuisine et que son appartement appartenait à
une cousine éloignée.
Et pourtant,
ça semble si vrai, se dit Leigh, puis, sans logique apparente
: est-ce qu'une femme moderne a besoin de ça pour vivre
?
- Oui. De mon
nouvel emploi, temporisa Pat. Mais je n'ai pas besoin de t'en parler
maintenant.
Les parois
vitrées qui menaient à la cuisine étaient
embuées, mais il était facile de deviner que le lieu
n'avait pas été épargné. Leigh imagina
aussitôt des tessons de verre et de porcelaine jonchant le
carrelage, de la pourriture se dévidant des placards, des
bouts de porte arrachés - laissant leurs pernicieuses
échardes.
Elle recula d'un
pas - presque involontairement - et heurta l'armoire en bois d'acajou
récemment verni. Le meuble vibra sur ses pieds, comme un homme
dont elle aurait heurté le torse par
mégarde.
Elle poussa un
cri de surprise et chercha à tâtons la poignée de
la porte qui donnait sur le vestibule, sans toutefois détacher
le regard du visage extatique de son mari qui était à
cent lieues de l'homme qu'elle avait autrefois connu. Si loin du Pat
timide qui lui plaisait tant. Si loin de sa discrétion
admirable et de sa propension à s'incliner si le ton de sa
femme devenait plus véhément. Si loin de tout.
Bon sang !
reprends-toi, Leigh ! tu ne vas tout de même pas te voiler la
face devant ton fidèle petit mari qui n'avait jamais son mot
à dire. Il faut reprendre les rênes. Hue ! espèce
de gourde.
Leigh se redressa
et son regard se voulut indubitablement sévère - mais
il était presque larmoyant. C'était la voix de sa
mère, qui provenait d'outre-tombe mais qui n'avait de loin pas
une consistance fantomatique : au contraire, elle semblait plus
forte, plus péremptoire que jamais. Sa mère, qui lui
avait tout enseigné pour être une gentille fille, une
fille sage et raisonnable, qui a un but bien avoué dans la vie
et qui est décidée à suivre sa voie jusqu'au
bout, au-delà de l'échec. Sa mère qui lui avait
appris comment il fallait se méfier des sales types comme Pat.
Leigh sentit la force de se redresser :
- Tu vas bien
m'écouter, mon ami. Je ne sais pas ce qui te prend ni à
quoi tu joues, mais, crois-moi, tu ferais mieux d'arrêter
ça immédiatement. Je rentre du boulot et je suis
exténuée ; je n'ai pas le temps de soigner tes crises.
Peut-être cherches-tu simplement à prouver un
côté minable de ta masculinité ( tous les hommes
son pareils : ils se croient obligés de fabriquer du
sensationnel ), mais ne t'aventures pas trop loin ou tu risques de
t'enliser. Ce sont des maris comme toi, qui ont un jour
décidé de pousser leur épouse à bout, qui
ont fini par ne plus jamais revenir.
Le ton
était sec et sans équivoque. Leigh lui avait fait
comprendre que cela risquait de déboucher sur une rupture,
peut-être définitive. De toute manière, le
divorce était très à son avantage : elle
attendait un important héritage d'une de ses tantes, et avait
un emploi tout à fait stable, où elle gagnait
même bien sa vie, alors que Pat, lui, n'était
livré qu'à ses rêves, ses pensées
impossibles et cette étrange mélancolie qui avait
toujours tenu les autres à distance. Il ne s'en sortirait
jamais tout seul et elle doutait qu'il réussisse à se
trouver une autre compagne.
De plus, depuis
un certain temps, les choses avaient commencé à tourner
au vinaigre. Ils s'étaient souvent disputés et Pat
était, bizarrement, de moins en moins présent à
la maison. Il semblait de plus en plus lointain, distant... mais cet
après-midi, son retour était des plus fracassants
!
Au fond
d'elle-même, Leigh avait peur. Pour une fois, la
réalité échappait à son contrôle.
Cet instant lui filait entre les doigts, elle n'arrivait pas à
se persuader qu'il fallait qu'elle agisse - sans quoi elle se ferait
mener en bateau.
Pat la regardait
mais ne semblait pas la voir vraiment. Elle n'eut pas l'impression
d'exister à ses yeux.
Leigh attendit
une réaction qui ne vint pas. Il ne baissa même pas la
tête, ce qui aurait été un signe de
victoire.
Au bout d'un
moment, il tourna les talons, fit quelques pas vers la cave avant de
s'arrêter ; puis il se retourna lentement.
- Suis-moi,
dit-il, laconique.
Leigh ouvrit la
bouche pour rétorquer d'une voix qui faiblissait :
- Il n'en est pas
question. D'abord tu vas me ranger tout ce bordel. On en a pour au
moins... dix mille dollars de réparation ! Puis d'une voix
chevrotante : qu'est-ce qui t'as pris ?
Elle s'attendit
à ce qu'il lui réponde d'un ton caustique, mais il se
contenta de la calmer :
- Je rangerai,
une fois le vrai problème résolu. Mais allons faire
d'abord un tour à la cave. J'aimerais te montrer quelque chose
qui a un rapport avec ce qui se passe en ce moment. Quelque chose de
vraiment étonnant.
Leigh sentit ses
sourcils se froncer : elle ne savait comment réagir. Pour la
première fois de sa vie conjugale avec Pat, elle était
confrontée à un problème qui ne pouvait
être résolu par ses propres méthodes. Pat dictait
le cours de la partie, et elle, bête pion sur un plateau de jeu
préparé à l'avance, le suivait à chacune
de ses injonctions. Elle se méprisa pour cette raison, sans
essayer pour autant de renverser les rôles ; les dés
étaient lancés.
Tu as perdu ton
emprise sur lui, ma pauvre. Tous tes points de pression ont disparu
d'un seul coup. Tu devrais sérieusement
réfléchir à la contre-attaque ou c'est lui qui
prendra définitivement le dessus. N'oublie pas : seuls les
points de pressions font que ton mariage ne se soit pas foutu en
l'air dès le départ. Alors tâche de les
conserver.
« Oui, bien
sûr, marmonna-t-elle. »
Pat s'engouffra
dans le noir du couloir menant à la cave. De la chaleur
émanait de l'obscurité, et Leigh eut l'impression
d'être invitée à pénétrer dans un
fourneau. Elle hésita un instant ( très infime pourtant
; elle ne voulait pas donner l'impression d'être
intimidée), avant de se décider à le
suivre.
Un escalier aux
marches couvertes de lichens descendait en circonvolutions entre des
parois très rapprochées ; une lampe à gaz,
suspendue par une tige métallique nue, éclairait
faiblement les murs. Une odeur d'alcool flottait dans l'air, lourde
et pestilentielle. Tout en cet endroit rappelait le repère de
la claustrophobie.
Leigh ne put
retenir un hoquet de surprise lorsque la porte en bois vermoulu
pivota sur ses gonds avec un grincement cynique.
Elle descendit
encore quelques marches qui semblaient hurler et se tordre à
chacun de ses pas, avec l'impression diffuse qu'elle
pénétrait dans la chambre secrète de Barbe
Bleue. Néanmoins, elle poursuivit sa progression, pensant
avant tout à Pat.
Il fallait
qu'elle le récupère de n'importe quelle façon,
et le seul moyen était de comprendre ce qui l'avait mis dans
cet état. Ce ne pouvait être une vétille, un
détail insignifiant qui l'aurait fâché ; rien qui
lui aurait fugitivement traversé l'esprit. Non, ça
s'était insinué en lui, subrepticement ; quelque chose
qui l'aurait fait changer d'opinion sur certains aspects de leur
mariage ou de leur vie conjugale, ou de n'importe quoi lié
à elle, Leigh Donovan Cabot. Après avoir
découvert de quoi il s'agissait, elle aviserait. Et
peut-être même arriverait-elle à lui pardonner les
dégâts qu'il avait causé. S'il se tenait
tranquille...
- Nous sommes
arrivés, déclara Pat avec une joie
manifeste.
Leigh consulta le
visage de son mari : était-il tout à fait devenu fou
?
Il n'y avait rien
d'autre autour d'elle que des étagères remplies de
conserves, et le calme glacial de la cave. Ses pupilles se
rétractèrent pour percer totalement la
semi-obscurité, mais elle dut se rendre à
l'évidence que rien n'avait changé depuis qu'elle
habitait ici !
- Il n'y a
rien..., fit-elle, songeuse, ravalant le mieux qu'elle put la panique
latente qui essayait de la submerger depuis cette fin
d'après-midi.
Pat sourit,
exhibant des petites dents blanches et pointues.
- Attends, tu vas
voir.
Il s'approcha
à pas feutrés d'un mur où le plâtre avait
commencé à se désagréger par morceaux
entiers. Il le frappa du plat de la main. Le bruit résonna
sourd et caverneux. La paroi bascula vers le haut, laissant
apparaître un couloir qui semblait s'étendre à
l'infini. Il fit un geste courtois qui ressemblait assez à une
invitation. Leigh eut un mouvement de recul instinctif ; elle n'avait
jamais eu connaissance d'une issue cachée dans sa propre cave
et, pourtant, elle habitait ici depuis bientôt trois
ans.
- Tu ne m'as
jamais parlé de cet endroit, parvint-elle à
articuler.
- Je l'ai
aménagé exprès pour mes travaux. L'entrée
s'ouvre grâce à un capteur sonore qui déclenche
l'ouverture si la fréquence du son se situe entre cinquante et
soixante décibels. Entre à présent. Je crois que
ça va te plaire.
Leigh
s'exécuta, une peur indicible au ventre. Le couloir, en
réalité, se bornait à cinq mètres -
peut-être un peu plus. La lumière était absente,
mais Leigh put tout de même distinguer une ouverture sur sa
droite. Cette embouchure donnait sur une salle dont les dimensions
paraissaient défier l'entendement.
Elle en eut la
confirmation aussitôt : c'était gigantesque ! Comment
avait-elle pu ignorer un endroit aussi vaste se situant dans sa
propre enceinte ? Elle n'arrivait pas à répondre
à cette question. Bien sûr, l'entrée lui
était demeurée secrète ; mais cette solution ne
la satisfaisait qu'à moitié. Il y avait autre chose de
moins apparent, de plus troublant. Mais elle n'arrivait pas à
mettre le doigt dessus.
Une
étrange chaleur commença à emmitoufler son corps
ainsi qu'un duvet épais et humide ; une odeur connue
s'insuffla dans ses narines mais son cerveau désorienté
ne parvint pas tout de suite à assimiler cette odeur et cette
sensation d'être dans un cocon amidonné avec la cave de
sa maison, habituellement froide et hostile.
Un déclic
et la lumière se fit. Pat garda le doigt appuyé sur
l'interrupteur.
C'est alors que
Leigh, ne pouvant plus rien réprimer de ce qui se
révoltait en elle, se mit à crier, puis à
hurler.
C'était une
forêt. Difficile à croire, mais c'était l'image
même, dans sa démence verte, qui lui sautait aux yeux.
Tout son bon sens, ses acquis, toutes les bases de son
éducation et de ses croyances matérialistes partirent
d'un seul coup en fumée. Une bulle de verre, gigantesque
parabole survolant la frondaison de tous ces baobabs, recouvrait le
ciel. Leigh vint aux arbres et les arbres se
révélèrent : bananiers, abricotiers, arbres
bouteilles, palmiers munis de fruits si gros qu'ils pourraient
assommer un éléphant, des fleurs aux quatre
épices, nénuphars stagnant dans une mare de la grandeur
d'une petite piscine. Un climat presque tropical, l'humidité
qui se condensait, suintant dans l'air artificiellement
réchauffé. Elle entendit le roucoulement de
rouge-gorges et d'autres volatiles multicolores. La chaleur
avoisinait les trente-cinq degrés. Des serpents se mouvaient
silencieusement, enlaçant les branches des
séquoias.
Malgré
elle, ses pas la guidèrent à travers cette
immensité luxuriante et au bout de quelques minutes, dans un
état second, elle arriva au centre. Il y trônait un
gigantesque baobab séculaire, aux racines longues et sinueuses
qui serpentaient sur et sous la terre. Sa sève était
d'un rouge sang.
Une plainte
polytonale s'éleva décrescendo dans la torpeur du jour,
provoquant des piaillements outrés d'oiseaux fantaisistes ;
certains quittèrent leur branche pour en regagner
d'autres.
- Quel genre
d'animaux élèves-tu ? demanda-t-elle à Pat, qui
l'avait suivi jusque-là.
Il sourit
à la dérobée ; son attention était
ailleurs.
- Viens, je dois
te montrer quelque chose.
Des buissons
d'orties jalonnaient le sentier recouvert de fleurs aux
pétales épanouis. Leigh se baissa au sol pour toucher
l'herbe, afin de se convaincre qu'il ne s'agissait pas d'un mirage.
Les fleurs étaient sensitives : elles se
rétractèrent au contact de ses doigts. Loin au-dessus,
le soleil brillait de tous ses feux.
« Seulement,
ce n'est pas un vrai soleil ; la lumière est artificielle.
»
Soudain, ils
arrivèrent dans une zone plus sombre, plus sinistre. Une
légère brume voilait le sol jusqu'aux chevilles, et
Leigh sentit qu'elle s'embourbait dans une mousse glaireuse ; une
main cloquée et avide remonta jusqu'à son entre-cuisse,
la palpant ; cette boue feuillue qui l'enrobait, susurrait ;
l'éclatement de bulles d'air sur sa surface fangeuse
résonnait comme des borborygmes. Les mots ( ? ) qui s'en
échappaient n'avaient néanmoins aucun sens.
Leigh se laissa
faire, sans y prendre vraiment conscience, tant le paysage la
fascinait.
Deux yeux jaunes
globuleux luisaient dans le noir ; lorsqu'elle essaya de distinguer
à qui ils appartenaient, une langue bifide siffla, comme en
guise d'avertissement.
Tous ces
événements se produisirent naturellement, comme s'ils
faisaient partie du cours des choses ; Leigh, dont la tête
résonnait des échos de cet univers merveilleux, se
sentait transportée à travers les effluves. Toute sa
raison l'avait momentanément abandonnée. Elle ne se
fiait qu'à ses sens, se laissait guider dans ce parcours
féerique en entretenant l'espoir que ça ne prendra
jamais fin.
Le long fût
ridé d'un orme jaillit devant elle ; en élargissant son
regard, elle se rendit compte qu'elle était en présence
de centaines d'autres, tous noyés dans la brumes, qui se
dressaient, tels des remparts fantômes. Sur le tronc qui lui
faisait face, des coulées lactescentes dégouttaient de
l'écorce ensanglantée ; les cordes de lièges
velues qui la surplombaient semblaient des arcs mous se
balançant au rythme du coeur de la forêt. Il n'y avait
aucun logique dans ces phénomènes physiques et
chimiques. Il s'agissait d'un fantasme tout entier mis à nu,
ni rêve ni cauchemar, seulement...
étrange...
Leigh ne faisait
plus attention à Pat, qui la talonnait et la remettait parfois
dans le bon chemin, lui faisait suivre une trajectoire prévue
- celle qui aboutissait au véritable secret.
Les ridules des
troncs formaient un réseau complexe à travers les
ombres jaunes des fourrés. Ces géants de bois et de
feuilles paraissaient vivants un temps ; puis, à certains
endroits, ils se dévitalisaient, sombraient, et ne restait
plus de ce paysage triste que l'impression d'assister à la
déréliction de créatures mi-vivantes, autrefois
enchanteresses.
Ils
arrivèrent près d'une autre mare, à
proximité de laquelle se tenait un panneau indicateur
annonçant : « Royaume des Carpes, 100 mètres
». L'eau miroitait, recouverte de reflets moirés ; le
décor renversé transparaissait en plus pâle et
cette pâleur le rendait inatteignable ; en levant la
tête, Leigh s'aperçut que les prunelles de Pat
absorbaient ces couleurs effacées. Celles-ci
étincelaient, très vivantes, sur la surface de ses yeux
brillants.
Soudain, un fruit
lourd tomba sur l'épaule de Leigh ; un hématome fleurit
sur la surface blanche de la peau, mais elle ne s'arrêta pas
sur cette fugitive douleur. Elle leva la tête, et vit une
ribambelle de ces mêmes fruits, une espèce de poire
violine, suspendue aux branches courbées d'un arbre inconnu.
Cet arbre lui fit peur : on aurait dit un serpent fossilisé
qui aurait ingurgité un animal trop épais pour son
corps élastique.
Leigh,
troublée, laissa Pat la devancer, et le suivit sans s'en
rendre vraiment compte.
Elle comprit, en
cet instant, qu'elle ne pouvait plus rien pour lui. Plus rien du
tout.
Son esprit
était devenu cette forteresse inexpugnable dont les remparts
se dressaient au-delà de toute tentative de siège. Mais
ça n'avait plus d'importance, plus maintenant : elle
n'essayerait pas de le sauver. Elle chercherait uniquement à
le comprendre.
Ils
s'acheminèrent dans un dédale vert de senteurs
tropicales, labyrinthe de feuilles mentholées, où les
arbres, bas et trapus plongeaient leurs griffes noduleuses dans la
terre - comme pour en extraire l'humidité. Tout au long de la
promenade , des tombereaux de fruits lourds, ainsi qu'une pluie
obèse, s'abattait sur le sol moite, les ratant à chaque
fois ; comme si une entité passait d'arbre en d'arbre, tentant
de les assommer en secouant les branches.
« C'est
Nielsen, expliqua Pat. Un orang-outang. Il n'est hostile que si on
emprunte le chemin interdit.
- Quel chemin
interdit ?
- Celui qui
mène au Royaume des Carpes.
L'évocation du lieu fit descendre une
coulée de glace dans sa gorge.
Le chemin
s'aventurait toujours plus loin, toujours plus profond en direction
de l'est : c'était les entrailles de la jungle. Les rictus qui
se dessinaient sur les écorces fendillées rappelaient
à Leigh les sourires malveillants et sans âge des bois
enchantés dans les contes. Tandis que le sentier se terminait,
et que Pat pénétrait dans la zone vierge et
secrète de la forêt, Leigh sentit une touffeur malsaine
émaner des bois autour d'elle, comme si le feuillage des
arbres se gonflaient et qu'eux-mêmes se levaient sur la pointe
des pieds, subrepticement, se rapprochant de plus en
plus...
Elle ressentit
soudain une sensation très déplaisante : des bras secs
et cornus s'emparèrent de son corps, l'enserrèrent de
leur étreinte pourrissante pour lui faire partager leur
haleine de mort ; les concrétions végétales qui
parsemaient leur corps de vieillards étaient comme autant de
tâches de son ; les infections purulentes corrodaient le tronc
durci par les siècles de ces géants
mobiles.
La sensation
s'envola d'un seul coup, et lorsque Leigh regarda autour d'elle, rien
ne bougeait ; les arbres semblaient dénués de toute
conscience, incapables du moindre maléfice.
- C'est une
hallucination, dit Pat. Je suis déjà passé par
là. Les Maîtres de la Forêt se jouent de nous. Ils
aiment nous faire peur.
- Les
Maîtres de la Forêt... ?
- Les Carpes. Tu
n'as pas lu le panneau ? Bientôt nous pénétrerons
dans leur Royaume.
Leigh se tut.
Avant qu'ils ne quittent cette partie de la forêt, une autre
hallucination s'empara de ses sens. L'image d'un tronc ruisselant de
parasites, qui l'investissaient par ses orifices, le
dépouillant de son éclat, de sa vitalité. Autour
du premier, des centaines d'autres arbres réduits à cet
esclavage, qui s'appuyaient les uns contre les autres,
essoufflés, se soutenant mutuellement de leurs bras
frêles.
Leigh
commençait maintenant à comprendre. Cette
réalité incommunicable, désespérante dans
son absurdité, était née dans l'esprit malade de
Pat. Pourquoi ? Pourquoi cette forêt ?
Leigh sourit
tristement, tout en continuant de marcher sur les traces de son mari,
et sa mémoire, pendant les minutes silencieuses qui suivirent,
se réveilla.
Elle-même et
Pat avaient toujours eu une vue diamétralement opposée
en ce qui concernait la nature. Elle, n'éprouvait aucun
goût, aucun émerveillement pour celle-ci ; elle vivait
avec quand il le fallait, et c'était tout. Elle s'était
toujours opposée à l'idée d'entretenir un jardin
: arroser, semer, labourer, tondre, ratisser, déraciner, ce
n'était pas dans ses cordes. Elle n'était pas faite
pour ça. Comme toute femme moderne qui se respecte, elle
essayait de préserver la nature quand c'était possible,
mais l'idée que toute une forêt soit
défraîchie pour la construction de groupe d'immeubles
administratifs ne lui faisait ni chaud ni froid. Bref, faire ami ami
avec la nature comme ces ahuris d'écologistes, était
une pure et simple perte de temps, un activité salissante et
interminable, à laquelle aucun gain de récompense ne se
substituait. C'était du moins l'avis de Leigh Cabot,
trente-quatre ans, bientôt présidente d'une compagnie
d'assurance et dont l'avenir financier était la seule cible en
joue.
Pat, lui,
était ce qu'on appelait « un amoureux de la nature
». L'idée même qu'on put écraser une mouche
presque par négligence le révoltait
profondément. Il adorait la vie, la végétation.
Il savait que Leigh ne le comprenait pas ; mais il éprouvait
beaucoup de respect pour elle. Après tout, elle avait bien
été la seule à vouloir l'épouser : elle
l'avait repêché, en quelque sorte... alors que sa
mère lui avait toujours promis un avenir radieux dans la
mélasse et le cambouis, dont la seule activité
lucrative aurait été de ramasser des déjections
sur le trottoir ; à cette dernière, il avait
essayé de lui communiquer son rêve, ses visions si
désespérément infantiles, mais bien sûr,
elle s'en fichait. Car, il y avait Johnie. Et Johnie était un
beau jeune homme charmant et intelligent, un garçon
impertinent à l'éducation ratée, qui nourrissait
des projets si ambitieux qu'ils en devenaient risibles ; mais Johnie,
qui était de deux ans son cadet, avait un avenir
extrêmement prometteur : ainsi en avait décidé
maman, qui n'avait d'yeux que pour lui.
Papa n'avait pas
son mot à dire ; il était mort, alors que Pat
fêtait ses quatre ans. D'un cancer, d'après ce que lui
avait vaguement rapporté sa mère. D'ailleurs, sa mort
était certainement la cause même du venin qui creusait
une fosse entre lui et celle qui l'avait mis au monde : il n'avait
pas pleuré à l'enterrement. Il ne voyait pas comment il
pouvait regretter la mort d'un père qui l'avait toujours
délaissé avec un joyeux dédain, un père
qui n'était jamais là lorsqu'il avait envie de s'amuser
- trop occupé par son boulot. Son boulot ! Parlons-en : une
minable petite place dans les assurances, tout comme sa femme. Sa
femme qui ne comprenait pas sa passion pour la nature.
Celle-ci avait
été son seul hobby. Grâce à elle, les fins
d'après-midi de son adolescence étaient moins longues
et ennuyeuses. Il possédait son propre jardin secret où
il faisait planter toutes sortes de spécimens. Son
père, avant sa mort incroyablement précoce, lui avait
offert un bac de terre d'environ trois mètres carré
pour qu'il y cultive ce qu'il voulait. La terre était
étonnamment fertile, et il avait eu de beaux résultats.
Il se consacrait à cette activité plusieurs fois par
jour lors de ses temps libres. Mais cette époque était
malheureusement révolue.
Il avait
gardé le bac après son mariage, mais lorsqu'il avait
voulu l'installer dans un quelconque recoin de sa nouvelle maison,
Leigh s'y était farouchement opposée. Cela avait
d'ailleurs débouché sur une dispute, il s'en souvenait
parfaitement, car c'était le seul sujet sur lequel il osait
s'opposer à sa femme. Malgré tout, et comme
d'accoutumée, Leigh l'avait emporté haut la main,
débitant un nombre incroyable d'arguments en un temps record.
De plus, et de nouveau comme d'accoutumée, il n'avait rien
réussi à répliquer : il ne possédait que
son amour propre. Il avait donc fini par céder.
Le soir qui
suivit, il fit un rêve étrange. Un rêve où
il revit sa mère.
Il était dans
un jardin magnifique, où les fruits poussaient en abondance,
aussi pleins et savoureux que ceux qu'il envisageait de faire pousser
dans son potager. Saveurs exquises, divines effluves ; l'herbe
était grasse et nourrissante : il aurait presque pu s'y jeter
à plat ventre, comme un rongeur pris de
frénésie. Et au milieu de cet Eden, un crocodile. Le
Pat du rêve ne le vit pas tout de suite, malgré le
bruissement de l'herbe, malgré les raclements de gorge de
l'amphibien, son râle pestilentiel ; mais le vrai Pat, celui
qui commençait déjà à s'agiter dans son
sommeil, lui, le voyait. Il le voyait ramper belliqueusement
derrière le Pat insouciant qui continuait de déguster
tous ces fruits et baies qui se coltinaient profusément sur
les buissons, luisants de santé, de couleurs aussi vives
qu'appétissantes. Et, inexorablement, le monstre grignotait
son avance, s'aventurait dans ce paradis, et ses pattes souillaient
cet univers créé de toutes pièces. A son
passage, tout se racornit, se flétrit, devint gris et
dépressif. Les arbres n'étaient plus verts, mais bruns
; l'herbe avait perdu toute sa luminosité. La frondaison des
ormes perdaient des feuilles qui virevoltaient lugubrement jusqu'au
sol où leur chair se creusait ; elles s'émiettaient
toutes seules, tout comme ces fruits pourris et creux, rongés
par les vers, qui s'abattaient sur l'herbe
défraîchie.
La gueule du
crocodile s'ouvrit et il poussa un vagissement horrible ; on aurait
dit des cordes vocales, aussi raides que des médiators,
prêtes à se rompre. C'est alors que le Pat du rêve
recouvra un peu ses esprits, se retourna et dut faire face à
son cauchemar. Ses traits avaient perdus toute joie, sentiment qui
l'habitait pourtant quelques secondes auparavant. Son visage se
déforma en une expression de détresse
profonde.
Le crocodile rota
avec un malin plaisir et sa gueule se rouvrit, chargée de
dents pointues, qui découpent, déchirent, et tuent. Sa
langue s'agitait spasmodiquement au milieu de son gosier ; Pat
remarqua très clairement des excroissances de chair qui
poussaient dans la gueule du monstre comme des tentacules ; ces
excroissances prenaient parfois des formes de tête humaine. Le
monstre était prêt à avaler n'importe quoi,
pourvu que son estomac ne le rejette pas incontinent.
Ses pattes
squameuses de prédateur agrippèrent férocement
des touffes d'herbe et en fit un nuage vert devant sa gueule qui
béait exagérément. On aurait presque dit que
l'animal baillait.
« Tu n'es
qu'un bon à rien, susurra le monstre, et Pat crut qu'il allait
s'évanouir malgré la distance- mais y en a-t-il
véritablement ?- entre la réalité et la
dimension onirique. Tu n'es qu'un putain de cochon flemmard de bon
à rien. Alors, pars. Décampe ! »
Les jambes de Pat
refusèrent de bouger. La gueule du crocodile se
métamorphosa. La tête morte et sanguinolente de Lisa
Cabot avait remplacé celle de l'amphibien. Elle était
tellement vieille, tellement au-dessus des âges qu'elle
semblait la mort incarnée. Sa bouche se tordait - inutilement
car les paroles ne sortaient pas par l'orifice buccal. Elles
émanaient d'elle, son corps entier lui envoyait des ondes
maléfiques extrêmement dissuasives. Ses yeux roulaient
dans les orbites creuses, comme des numéros de
loto.
- Décampe
! cracha le reptile dégénéré et Pat, qui
sautait follement sur le matelas Ikéa, se mit à crier,
ses cris se mêlant à ses sanglots. Décampe avant
que je ne te morde jusqu'au sang, que je ne t'arrache la tête,
ta tête verte et imberbe, ta tête prétentieuse,
remplie de mes fientes si tu ne files pas maintenant. Je vais
déféquer dans ta sale bouche rose, une fois que ton
corps sera devenu cadavre, tu entends ? Alors file, à
présent. Et ne reviens plus. Ouarrrrghhh !
Le 7 janvier, soit
trois mois après le cauchemar qui l'avait laissé
pantelant sur le parquet dur et froid de sa chambre, les sourdes
réminiscences de son rêve tracassant encore son esprit
fiévreux, il découvrit, parmi de vieux papiers, un plan
de la maison. Un peu comme ceux que font les architectes. Sauf que
celui qui l'avait conçu n'avait pas utilisé de compas
ou de règle métrique ; non, les traits étaient
faits à main levée, gras et épais. Des
inscriptions raturaient négligemment la feuille,
l'écriture tellement serrée qu'elle en devenait presque
illisible. Il l'avait longuement parcouru d'un bout à l'autre,
et après de longs essais pour comprendre ce à quoi ce
document décati faisait référence, il
découvrit l'existence d'un local dont le couloir était
mitoyen à la cave. Un local sans autre toit que l'air libre de
la forêt de Lawdane, d'après l'annotation en haut de
page. Il y avait donc, quelque part au milieu de ces bois, une
ouverture ( cachée, avait-il découvert plus tard, sous
un énorme amas de feuilles mortes - de sorte qu'on n'avait
pratiquement aucune chance de ne jamais la découvrir ), et
cette ouverture menait à un couloir de ciment qui donnait
directement sur le local en-dessous de la maison. Ce local- est-il
besoin de le dire ?- n'avait pas été mentionné
dans le contrat de vente que lui avait présenté son
agent immobilier. Personne, apparemment, n'en avait eu
connaissance.
Le mot «
local « n'était pas un terme adéquat. Après
avoir observé les mesures sur le dessin parsemé de
chiffres et d'accolades, Pat n'avait pu se résoudre à
accorder un quelconque crédit à la validité du
document. Les dimensions indiquées étaient vingt fois
supérieures à celles d'une pièce normale. En
fait, la place était si grande - s'il se fiait aux
relevés - qu'il aurait pu y aménager un court de
tennis, trois piscines et un parc d'attraction grandeur nature !
Amusant, certes, mais guère crédible. Pourtant, le
plan, malgré son caractère enfantin et
démesuré, lui avait procuré une sensation qu'il
n'oublierait jamais : comme si une gigantesque fenêtre
secrète s'ouvrait dans un recoin de sa vie, et que
derrière s'étendait une gigantesque plaine couverte
d'or. Et plus impensable encore, cette fenêtre pouvait lui
permettre de fuir la réalité.
Au fond de
lui-même, il essayait de toutes ses forces de ne pas y croire,
car il redoutait plus que tout la désillusion. Mais il
vérifia néanmoins : il ne put s'en empêcher.
C'est grotesque, s'était-il alors dit en suivant le chemin
tracé par le plan à travers la forêt de Lawdane,
parfaitement grotesque. Mais il avait fini par trouver
l'ouverture.
A dater de ce
jour, la vie avait considérablement changé pour Pat
Cabot.
Pat leva vers le ciel
des mains couvertes de sève. Les pupilles dansaient dans ses
yeux.
Ils
étaient arrivés dans une petite clairière
où gisait un bassin, près duquel un panneau signalait :
« Bassin des Carpes. Aucun bruit ne sera toléré.
»
Le décor
rose, jaune et vert pâle avait regagné une
tranquillité apaisante, comme si tous les êtres qui
peuplaient cette forêt avaient décidé d'un commun
accord de respecter l'injonction. Toute cette faune semblait se
retirer, regagner de prudentes cachettes ; les yeux clignotants de
ces animaux ( monstres ? ) s'illuminaient dans les ombres, à
la lisière de la clairière. Ils observaient
silencieusement, invisibles dans le noir, le couple qui s'acheminait
vers le Bassin des Carpes. Ce dernier baignait de reflets roses
pâles ; l'eau était si statique que Leigh se demanda
s'il ne s'agissait pas d'un liquide plus dense, plus
compact...
Elle voulut s'en
assurer en y trempant la main, mais Pat lui saisit
immédiatement le poignet.
- Ce ne serait
pas prudent, dit-il avec sérieux.
- Et pourquoi
ça ?
Pour toute
réponse, Pat laissa dériver son regard sur la surface
glaciale et hostile de la mare. Leigh sentit son estomac se
recroqueviller, et une boule liquide obturer sa
trachée.
Sous les reflets
de l'eau ( ? ), des formes longilignes, argentées, passaient
comme des traits. Leigh se pencha pour mieux les distinguer, et elle
se rendit compte, non sans ressentir une petite pointe de
déception, qu'il s'agissait d'une espèce de carpes.
Tout ce chemin pour de bêtes poissons... !
Pat ne semblait
pas partager son désappointement ; au contraire, il regardait
intensément les déplacements erratiques de ces animaux,
le regard lumineux. A ce moment précis, en observant la
position penchée de son mari au-dessus du bassin, Leigh fut
traversée par la pensée qu'elle pouvait, là,
maintenant, le pousser dans l'eau... et ensuite ?
- Ce sont des
Carpes africaines, dit Pat. C'est avec elles que tout a
commencé.
Leigh ne chercha
pas à dissimuler sa stupéfaction :
- Tu veux dire
que tu as fait tout ça pour ces... poissons ?
Elle eut envie
d'éclater de rire. Pat chassa la pensée de sa femme
d'un revers de main méprisant.
- Les carpes
n'ont qu'un rôle intermédiaire dans cette histoire.
Néanmoins, je les aime et les respecte. Elles sont l'intestin
de mon Maître - leurs petites dents effilées, les
enzymes.
- Mais
enfin...
- Tais-toi, tu ne
comprends rien. Tu n'as jamais rien compris, d'ailleurs.
Leigh avait
passé le stade de l'indignation. Elle réfléchit
à ce que Pat venait de dire. Quel était ce «
Maître » dont il lui parlait ? quelqu'un l'avait-il
aidé dans son entreprise ? Elle vit les quelques carpes du
bassin s'éloigner d'une certaine distance.
« Tu peux
plonger la main, maintenant, si tu veux.
Elle ne fit pas
attention à cette dernière remarque.
- Ces
carpes...qu'ont-elles de si particulier pour que tu aies pris si soin
d'elles ?
Pour toute
réponse, Pat, l'expression concentrée, s'accroupit au
bord du bassin et immergea sa main dans la substance aqueuse. Mais ce
n'était pas de l'eau, remarqua Leigh. La main de Pat s'enduit
d'une espèce de colle transparente ; lorsqu'il tenta
d'enfoncer son poing plus profondément, la colle toute
entière parut concentrer sa force pour le repousser. Pat
brandit sa main couverte de mucilage devant les yeux exorbités
de son épouse.
- C'est de la
glue, dit-il. Ou en tout cas, quelque chose qui y
ressemble.
- Comment les
poissons peuvent-ils nager là-dedans ?
-
L'élément chimique dont est exclusivement
constituée cette matière possède une
propriété assez étrange. Il peut changer
d'état, sans passer par les phénomènes de
transition normaux. D'une seconde à l'autre, sous l'effet de
stimuli extérieurs, il se change en matière solide, en
gaz ou en liquide. Mais son état naturel n'appartient à
aucune de ces catégories : il se transforme en l'une d'elles
uniquement sous l'effet de la peur. Tout contact humain ou animal,
sauf celui des carpes, provoque chez lui cet état. Aussi, par
crainte qu'on le touche, qu'on le divise, il se change en bloc et
devient imperméable aux caresses. Cette matière, mon
Maître l'a rêvée, par confiance en ses
propriétés, mais aussi, par nostalgie. Car elle
existait sur sa Planète, et la rendre possible sur notre Terre
lui permettait, quelque part, de se tranquilliser.
« Je n'ai
jamais su dire si cette substance polymorphe possédait une
conscience. En tout cas, elle n'agit pas avec l'air et se trouve dans
la totale impossibilité de communiquer d'une quelconque
façon. Je t'ai dit que son état naturel n'était
aucun des trois que nous connaissons. Ce n'est pas tout à fait
vrai. En fait, elle se situe à un exact milieu : elle est
ductile comme un solide, possède la fluidité d'un
liquide et peut prendre de l'expansion comme un gaz. Je n'ai jamais
rien rencontré de pareil. Mon Maître m'a
expliqué, dès la fois où nous nous sommes
rencontrés, qu'elle se nourrit des rêves pour les
retranscrire dans la réalité. Mais il ne parlait
certainement pas de nos rêves ; plutôt ceux des
créatures de sa race. Cela fait longtemps que les rêves
humains ont perdu de leur charisme. Aujourd'hui, ils se
résument à de vagues sensations de malaise, ou de
bien-être, de quelques éléments plus ou moins
énigmatiques. Eux, leurs rêves se nourrissent de
fantasmes bien plus étranges, bien plus terrifiants.
»
Ils se tinrent
silencieux, dans le calme hypnotique de la
clairière.
Leigh avait
vaguement conscience d'une présence, quelque part au-dessus
d'elle, mais elle était trop absorbée dans ses
réflexions pour y prêter attention. Inconsciemment, au
cours de la promenade qui l'avait menée jusqu'ici, elle avait
défait le ruban qui enserrait ses cheveux blonds. Les
griffures et autres estafilades qui sinuaient dans sa chair blanche,
sa chemise bleu ciel lacérée par endroits, ses coudes
et ses mollets meurtris, lui donnaient l'impression d'être
revenue à un état sauvage, primaire, qui contrastait de
manière très désagréable avec sa
conviction d'appartenir à la mode citadine. Comment avait-elle
pu négliger son aspect au point de ne plus se
reconnaître de ce fait ? Elle s'était rapprochée,
sans le vouloir consciemment, du mental de Pat, et maintenant qu'elle
désirait retrouver son caractère et sa
personnalité propre, elle se rendait compte que ça lui
était difficile.
Ma pauvre
fille, tu t'es laissée contaminée par sa folie
contagieuse ! Tu n'agis plus pour toi-même, tout ce que tu
fais, tu le fais pour lui. Il te tient et t'étrangle entre ses
doigts.
Leigh se tourna
à nouveau vers Pat et constata, en sentant son coeur battre
plus fort, que celui-ci ne la regardait pas. L'embout de ses
chaussures frôlait la surface gluante du bassin ; elle, ne se
trouvait qu'à un mètre de lui. Elle se souvint de sa
mise en garde lorsqu'elle avait voulu plonger sa main dans la mare :
« Je ne te le conseille pas. « Puis, une fois que les
carpes se furent suffisamment éloignées, il avait
retiré son objection. Est-ce que ça signifiait que les
poissons pouvaient lui faire du mal ? étaient-ils carnivores
?
Leigh sourit en
contemplant l'espace infime qui séparait son époux du
bassin des carpes ; ses doigts s'excitaient nerveusement sous la
pensée de passer à l'action ; au moins, elle sera
fixée sur la nature nutritionnelle de ces poissons, n'est-ce
pas ?
Mais lorsqu'elle
voulut s'approcher, la sensation d'être surplombée par
une présence monstrueuse devint si forte qu'elle
s'arrêta.
Une ombre
grotesque et inhumaine glissa sur l'herbe immaculée ; elle
semblait hérissée d'épines molles. Sa forme
gonflée effaça l'ombre de Leigh puis Leigh toute
entière. On aurait dit qu'une immense main noire et
tuméfiée l'engloutissait dans sa paume
creuse.
Elle leva la
tête, brusquement alarmée.
Ce qu'elle vit
aurait pu rendre une femme normale immédiatement folle.
- Maître !
s'écria Pat en levant ses mains moites vers l'énorme
créature suspendue aux arbres. Maître ! enfin !
déjà après votre départ je
m'inquiétais de votre retour qui n'arrivait pas ! mais vous
êtes enfin là ! Je vous l'ai apportée
!
La
créature disposait d'yeux pédonculés
ralliés par des tiges molles à son énorme front
aplati et verruqueux. En ce moment même, derrière son
voile de démence, elle observait son Serviteur qui tendait les
bras pour l'accueillir. Et, comme il venait de l'annoncer, il avait
tenu sa promesse. A côté de lui se tenait une jeune
femme tremblotante à la peau blême qui possédait
de la force. La créature absorberait son énergie, comme
elle l'avait fait pour les deux personnes avant elle.
Le fils de
Cthulhu, exilé depuis des temps immémoriaux et qui
s'était réfugié dans la forêt de Lawdane
en attendant son heure de pouvoir, dégustait des yeux la proie
qui lui permettrait, enfin, après une attente infinie, de
revenir sur le trône et d'étendre ses tentacules sur les
cités chancelantes des hommes. Ses émissaires avaient
déjà envahi les océans, où sommeillait
encore son Père, et se préparaient à
émerger pour chanter leur lente mais terrifiante
invasion.
- Je vous l'ai
apporté ! criait encore son Serviteur - animé d'une
joie malsaine. Elle est à vous !
Le fils de
Cthulhu, T'ania'r'cthulhu, descendit pesamment en jouant avec les
lianes qui enserraient son amas de chairs boursouflées, et son
haleine empoisonnée créa dans l'air de petits nuages
jaunes et infects.
Leigh ne vit
d'abord qu'une masse noire, suspendue au ciel, ses pattes molles et
charnues vibrant imperceptiblement dans l'air qui se
raréfiait. La masse en elle-même n'était pas ce
qui l'impressionnait le plus : son diamètre ne devait pas
excéder les trois mètres, bien que certaines ombres
d'excroissances douteuses faisaient penser que sa taille était
variable au-delà de certaines lois des proportions. Les
miasmes, cette pourriture végétale qui émanait
du corps obèse lui rappelaient les odeurs perverses de
l'océan, celles-là même qui investissaient ses
sinus jusqu'à emplir sa bouche, cette sanie marine qui
n'était perceptible que lors d'une descente dans les grands
fonds. Plaquant une main fébrile sur sa bouche aux
lèvres desséchées par les émanations
toxiques, Leigh fit quelques pas en direction de la chose, guettant
Pat d'un coin de l'oeil, qui ne souriait plus mais attendait avec une
lueur calme dans les prunelles. Elle remarqua au passage que la peau
de son époux était pelée, effritée au
niveau des pommettes, qui avaient pris une teinte cireuse ; cette
dégradation des cellules avait dû s'effectuer à
promiscuité du monstre ; ses relents salés avaient
irrité son visage exposé jusqu'à lui donner
cette lactescence qui dénotait peut-être l'apparition
d'une maladie cutanée infectieuse. Par quelque loi
ambiguë de la nature humaine, Leigh s'en réjouit,
éprouvant un plaisir subit, pervers, à être
témoin des blessures de son époux. Avec un peu de
chance, celles-ci empireraient d'ici peu, l'affaiblissant
jusqu'à ce qu'il fut incapable de se déplacer,
incapable de la poursuivre si jamais elle décidait de
s'enfuir.
A présent,
malgré la lumière d'un petit jaune pâle et
poudreux, elle arrivait à mieux distinguer cet adversaire
végétal, dont le corps cloqué et velu se parait
par endroits de larges plaies sombres ; des concrétions
moussues végétaient sur son corps parasité, et
des champignons bleus florissaient sur certaines excroissances qui
devaient lui servir de membres. Contusionnée de partout, la
masse gélatineuse du monstre paraissait tassée dans un
sac de laine - cette impression due à la pilosité
blanche qui hérissait tout son corps.
- Reviens ! cria
Pat tandis que Leigh s'enfuyait à travers la clairière.
Tu ne peux pas m'abandonner !
Mais Leigh se
rendit vaguement compte, malgré la terreur aveuglante qui
s'était si brusquement emparée d'elle, que son
époux riait de sa fuite. Une fois qu'elle eut franchi la
barrière des arbres, toutes les espèces animales
mutantes qui attendaient derrière leurs yeux jaunes, se
jetèrent sur elle et la dépecèrent.
Pat entreprit de
porter le corps mutilé de sa femme jusqu'au bassin où
les petites bouches bulbeuses des carpes s'ouvraient et se
contractaient comme des sphincters affamés. Une fois le corps
immergé dans la pâte jaune, les poissons se le
partagèrent à petits coups de bec. Lorsque les os
furent émiettés et la chair répartie entre les
ventres écailleux, Pat s'approcha du bassin et félicita
les carpes pour leur travail propre et rapide. Celles-ci lui
répondirent par de petits cris aigus, des piaillements de
chiot, et Pat s'en retourna, content, vers son
Maître.
- Votre bain est
prêt, T'ania'r'cthulhu. A votre gloire !
L'énormité s'écrasa avec un
épais chuintement sur le sol et entreprit de se traîner
jusqu'au bassin. Sa masse gibbeuse et velue, beaucoup moins imposante
que celle de son Père mais néanmoins fort
impressionnante, se dandina dans l'eau jusqu'à atteindre une
profondeur qui lui permit de flotter à la surface.
Merci, émit-il par signal
télépathique.
Lorsqu'il eut bu
toute l'eau de la mare et avalé les carpes par un de ses
nombreux orifices buccaux, il se retira silencieusement du bassin.
Pat, nom qui n'avait plus aucun sens à présent qu'il
était redevenu le Serviteur, savait que son Maître
allait entrer dans une phase de digestion, à l'issue de
laquelle viendrait celle de la gestation. Pat se souvenait du jour
où il avait pénétré pour la
première fois dans l'immense salle qui était devenue
cette forêt. Au début, elle était vide, hormis un
simple petit coin de verdure où se dressait un unique arbre,
au plein centre. A cet endroit gisait T'ania'r'cthulhu, la taille
plus réduite que celle qu'il avait maintenant, car il
était alors en train de mourir d'inanition. Pat s'était
approché de celui qui allait devenir son Dieu en se demandant
bien de quelle espèce il pouvait s'agir.
La liaison
télépathique avait alors commencé et le fils du
Grand Cthulhu avait commencé à l'ensorceler en lui
racontant l'histoire de son Peuple, son Peuple qui venait des Etoiles
mais qui avait essaimé sur la Terre au commencement des Temps,
son Peuple maintenant réduit à l'esclavage des grands
fonds. Pat s'était aussi confié à lui, lui avait
exposé ses fantasmes. Ils avaient alors conclu un
marché : Pat aiderait la Créature à se relever
en lui apportant de la chair humaine et un environnement
adéquat à sa nature végétale, en retour
de quoi elle l'aiderait à se venger de ses proches qui
l'avaient tant humilié.
Plus je
mange, avait
expliqué la Créature, plus j'ai de facilité à
rêver. En ce moment, mes réserves psychiques
s'épuisent. Je vais créer un bassin avec des Carpes
carnivores qui décomposeront les gens que tu m'apporteras afin
que je puisse les dévorer. Lorsque mes capacités se
seront alors accrues, je créerai une forêt
entière à l'image que tu souhaites. Cela nous
conviendra tous les deux : tu as toujours désiré ce
monde fantastique dans lequel tu pourras te complaire, et quant
à moi, ce monde est nécessaire à ma survie.
L'atmosphère, sinon, finira par me tuer.
Comment se
fait-il que vous ayez quitté la forêt de Lawdane pour
venir mourir ici ? avait alors balbutié Pat. Et qui a
conçu le plan grâce auquel je suis ici ?
Les Hommes
sont des modèles créés à l'image des
Grands Anciens, avait répondu Cthulhu. Notre espèce les
a rêvés- les a matérialisés par le
rêve - ils sont nés. Maintenant, c'est notre race qui va
disparaître. Lawdane ne suffisait plus à ma survie. Il
n'y avait aucun homme, aucun animal. Il me fallait un endroit
où je puisse vivre et croître. Une Nouvelle Epoque est
née où les Hommes ne rêvent plus à nous,
ne nous prêtent plus d'égard même dans la
dimension onirique. En désespoir de cause, j'ai lancé
un appel télépathique de détresse qui a
traversé le cerveau de millions d'êtres humains sur
cette Terre. Un seul s'est présenté à moi, alors
que je mourrais. Il s'appelait Jonathan Dale. Il refusait la
réalité, tout comme toi. Il rêvait à son
Monde. C'est grâce à ça que j'ai pu l'enchanter
de mes promesses. Il a oeuvré en secret et a fait fabriquer
cette immense salle rien que pour moi. Ici, les pensées
étaient vierges, il n'y avait que l'air. C'était un
espace suffisant pour que mes rêves, par le truchement de la
Smorjok,- la matière qui tire la substance du rêve pour
la modeler- puissent se réaliser. J'ai créé
l'herbe sur laquelle tu marches et l'arbre que tu vois là ;
mais j'étais réduit à me nourrir de plantes et
de fruits. J'ai promis à Jonathan de rêver à ce
qu'il voudrait s'il m'apportait des êtres vivants en
contrepartie. Il n'a pas voulu, il n'était pas comme toi. Pas
prêt à sacrifier des êtres de son espèce.
Ce n'est qu'à ce moment-là, je crois, qu'il a compris
à quel point j'étais horrible. Je l'ai fait mourir
d'une crise cardiaque à mes pieds et ai ensuite entrepris de
le dévorer des pieds à la tête. Cela m'a pris
près de dix ans. Mes bouches sont minuscules, je n'ai pu que
grignoter sa chair et ses os. Mais son corps n'était pas
suffisant pour assouvir ma faim. Chaque déplacement me
coûtant un peu plus du peu de l'énergie qu'il me restait
alors, j'ai décidé de ne pas bouger- sans quoi je
mourrais.
C'est donc
Jonathan Dale qui a conçu le plan ?
Oui. A cette
époque, il habitait ici. Outre les ouvriers qu'il a
illégalement engagés pour me fabriquer cette espace
souterrain, il a sûrement tenu à faire savoir aux futurs
propriétaires de la maison l'ampleur de ses travaux. Ainsi,
par chance, tu es venu à moi.
Le Serviteur repensa
aux nombreuses victimes qu'il avait amenées à son
Maître.
Pour commencer,
les deux premières semaines, il y avait eu des chiens et des
chats.
Le menu
s'était grandement amélioré avec
l'arrivée de son frère cadet et de sa mère qui
lui avaient exceptionnellement rendu visite un samedi matin - alors
que Leigh n'était pas encore rentrée de son boulot. Il
leur avait fait visiter son petit coin de paradis où gisait,
caché tout en haut de son arbre, son Maître, le
bientôt Tout-Puissant T'ania'r'cthulhu. Les animaux et la
végétation fantastiques de la forêt leur avait
réglé leur compte, et leur corps avait
été réduit en miettes dans le bassin des Carpes
dans lequel le Fils de Cthulhu s'était baigné ensuite.
Le Serviteur avait lui-même passé un moment
délicieux à les voir finir entre les petites dents
aiguisées des poissons.
Et, maintenant,
quelque trois mois après, il y avait Leigh.
Sa femme,
à présent digérée dans le ventre immonde
de son Maître, allait servir à une double
résurrection - celle du Maître et du Serviteur. Le
Maître est la créature la plus puissante de son
Espèce. En rêvant, il pourra désormais se
construire une acropole souterraine dans laquelle il fondera un
nouveau Royaume. Et la lignée de Cthulhu, ainsi que les autres
de sa Race, pourront s'éveiller et grandir comme jadis, et
enfin régner sur l'espèce qu'ils ont
créée et qui a provoqué leur perte. Et tous les
Hommes se réfugieront dans la mort plutôt que dans la
souffrance, et le Monde sera détruit, et un nouveau sera
reconstruit.
Tous les
êtres hideux qui se terrent dans l'eau et la terre sortiront
alors : ils se traîneront, obésités folles et
hurlantes, et croqueront les humains comme de vulgaires statuettes de
sucre. Leur seule vue frappera les hommes de stupeur, les figera dans
leur stupide panique, et les monstres leur tomberont
dessus.
Ainsi l'avait
prévu son Maître.
Celui-ci
digérait tranquillement les restes de la femme
décomposée, l'estomac gargouillant, l'esprit
apaisé. Les images qui lui venaient aux yeux lui promettaient
des victoires, l'écrasement du genre humain. Dans quelques
années, tout au plus, la Terre sera éradiqué de
ces créatures parasites qui la dévorent depuis si
longtemps. Les monstres qui se terrent se dévoileront au grand
jour, et engloutiront toute la surface du globe en hurlant les mots
de leur culte. Ce jour, déjà, se rapproche.
T'ania'r'cthulhu
émit un appel suffisamment puissant pour interpeller quelques
créatures de sa race. Dans sa tête, il entendit des
couinements en réponse.
Ça y est.
Ils étaient prêts à l'écouter. Prêts
à communiquer sa victoire à tous les autres de sa
lignée et de sa race. Le Maître s'apprêta à
émettre, lorsque...
....il sentit une
perturbation. Sa communication avec les êtres de sa race
s'interrompit. Il était isolé dans le noir de ses
pensées, incapable de crier sa victoire, sans personne pour
entendre ses ordres.
Que se passait-il
? le bassin des Carpes bouillonnait, un nouveau rêve
était en train de prendre forme. Quelque part dans la
forêt, quelque chose se créait.
Jamais il ne
s'était aventuré seul dans la forêt, aussi loin
du magnétisme de son Maître. Il se dirigeait d'une
démarche de somnambule vers la sortie de la serre. Finalement,
la mort de son épouse, une fois les charmes du Monstre rompus,
ne le laissait pas aussi indifférent qu'il voulait bien le
croire. A présent, plus rien ne le rattachait à la
réalité. Il en éprouva une espèce de
malaise- appuyé par la distance qui ne finissait pas de
s'élargir entre lui et T'ania'r'cthulhu. Comme s'il
n'était plus le Serviteur de quiconque, mais Pat. Juste
Pat.
Un lapin albinos
aux yeux rouges et au pelage hideux, qui devait mesurer près
d'un mètre, était assis sur son postérieur
à un mètre de lui. Il souriait d'un rictus cannibale.
Pat croyait l'avoir déjà vu quelque part. En
rêve, probablement.
Sais-tu qui je
suis ? pensa
Pat. Je suis
le Serviteur.
Mais cette
pensée n'avait plus la moindre force à présent
qu'il se trouvait loin de son Maître. Le lapin continuait de le
dévisager.
Je suis le
Serviteur,
répéta Pat en se sentant devenir vieux et
misérable. Je suis...
Le lapin se
transforma. Il grossit. Sa peau devint squameuse, cuirassée.
Sa gueule s'allongea, des rangées de crocs
supplantèrent ses stupides incisives de
végétarien. La longue et épaisse forme verte aux
yeux reptiliens qui s'acheminait à présent en direction
de Pat avait tout l'air d'un crocodile.
« Maman.
Non. »
Pat
chancela.
A une centaine de
mètres là, la matière dans bassin de Carpe
était prise de convulsion.
Je t'ai bien
dit que je finirais par te dévorer, Pat. Je te l'ai bien
dit.
« Je ne
voulais pas...je... »
Le reptile
s'avança vers lui, tous crocs et toutes griffes
dehors.
Ttt-ttt, tu
n'as plus d'excuse à présent, Pat. Allez, viens me
faire un câlin. Viens.
« Tu
n'existes pas ! se récria Pat. Tu n'es que dans ma tête
! Tu ne peux pas exister ! »
Puis
aussitôt, il songea : le bassin de carpes, la matière
qui matérialise les rêves. Il se mit à
rire.
« Je n'ai
pas suffisamment de puissance, aucun être humain n'en a ! tu ne
peux pas exister !»
C'est vraiment
ce que tu crois ? N'es-tu pas un cas à part, Pat Cabot ? Mon
pauvre, mon pauvre enfant, tout a TOUJOURS été dans ta
tête ! Moi-même le suis en ce moment. Tu ne diriges pas
tes rêves comme ces entités supérieures. Tu les
SUBIS.
« Tu n'es
pas réelle ! s'obstina Pat dans sa démence aveugle,
tandis que le crocodile continuait de se traîner vers lui de sa
démarche chaloupée.
Réelle
? comment distingues-tu le rêve de la réalité,
Pat Cabot ? Es-tu certain, même, que la différence
existe ? et si oui, cela change-t-il quoi que ce soit ? Cela
change-t-il la moindre chose à ce qui t'attend
?
Au loin, Pat
entendit les atroces braiments de frustration de son Maître. Il
perçut le glissement de son énormité
gélatineuse sur l'herbe humide ; il le rattrapait, pour le
sauver, pour se sauver.
Le crocodile
ouvrit sa gueule et une excroissance de chair se dilata
jusqu'à former une hideuse face humaine- celle de sa
mère. Elle était minuscule et fripée, et ses
yeux éclataient de démence.
Je t'attends,
là où je suis, Pat. Dans le noir dans lequel tu m'as
plongé. Là où il n'y RIEN.
Et le crocodile
lui arracha la tête.
Denis Roditi © 2003
l'auteur - Denis Roditi attend vos impressions <flaggrandall@hotmail.com>
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