LA DÉMENCE SURGIE DE LA FORÊT

par  Denis Roditi

1

Avant même que Leigh ne franchisse le seuil de sa porte, elle pressentit qu'elle avait oublié ses clés. Elle fouilla dans son sac à main, anxieuse. Pat l'attendant à l'intérieur, le problème n'était pas le fait de ne pouvoir entrer, mais d'avoir perdu un objet qui n'aurait jamais dû disparaître de son sac à main. Dans tous les cas, elle s'arrangeait pour mettre dans ce sac toutes les choses nécessaires à la vie de tous les jours : portefeuille, médicaments, mouchoirs, carnet de notes, téléphone portable, et, bien sûr, le trousseau de clés comportant celle de la voiture et celle de la maison.
Leigh avait un sens certain des affaires et n'était pas sans savoir que la base fondamentale pour avoir une affaire en main était l'obtention d'un pouvoir garanti sur tout subordonné. Elle devait donner l'exemple.
Présidente d'une compagnie d'assurances, l'esprit cartésien, Leigh Donovan Cabot désirait autant réussir dans sa vie professionnelle que dans sa vie de couple. Pat Cabot, avec qui elle était mariée depuis une bonne décennie, incarnait l'époux idéal. Non pas qu'il soit spécialement intelligent ou attentionné ( en réalité, il était plutôt de nature distraite ), mais il était idéal dans le sens où Leigh pouvait le contrôler à sa guise.
Cette emprise sur lui était la raison même de son bonheur. Gouverner les gens, c'était ce qu'elle aimait.

Leigh trouva finalement la clé dans la poche extérieure de son sac, ce qui la rendit perplexe. Comment avait-elle pu la trouver ici alors qu'elle l'avait toujours rangée dans la poche intérieure ? Elle avait été négligente, voilà la réponse ; et sa mère lui avait appris que les négligences se payaient tôt ou tard.

Depuis quand était-elle négligente ? Eh bien, depuis qu'elle et Pat ne s'entendaient plus de la même façon...cela faisait deux bons mois qu'ils ne s'adressaient plus vraiment la parole. Pat était devenu irritable, replié sur lui-même, ainsi qu'un enfant qui ferait une fixation sur une chose qu'aucun de ses parents ne pourrait lui apporter.
Si Leigh pouvait tolérer ce manque de confiance, elle ne pouvait admettre, en revanche, le fait ne pas en connaître la cause : qu'est-ce qui avait bien pu les éloigner ainsi ? Maintenant, de tous les problèmes qu'elle abordait, c'était certainement celui qui la préoccupait le plus...

Leigh, s'efforçant de mettre fin à l'angoisse naissante au creux de son estomac, inséra la clé dans la serrure, et la porte s'ouvrit comme d'elle-même. Dès l'instant où elle posa le pied sur le parquet du vestibule, elle eut un affreux pressentiment.
Quelque chose se passait dans la maison. Quelque chose d'incontrôlable.

2

- Oh ! Mon Dieu !

Tranquillement adossé au mur blanc, Pat grimaçait une ébauche de sourire, les yeux perçants. Des plantes en pot, de nature et de taille diverses, étaient disséminées à peu près partout dans le living et les autres pièces attenantes ; certaines ressemblaient même à des arbustes, et une quantité invraisemblable de plantes carnivores semblaient disposées en rang sur toute la surface de la table en bois clair de la salle à manger- d'où elle était, elle ne voyait qu'une portion de la pièce. Le lierre formait un incroyable réseau grimpant sur le parquet et les fenêtres ensoleillées donnant sur la terrasse. Du sol émanait l'odeur âcre du terreau. Les rayons solaires éclairaient toute la végétation en transversale, formant des croisillons d'or et d'ombre sur les feuilles.
Le costume de Pat, autrefois gris et soigné, avait pris une teinte profondément verdâtre ; mouillés et emmêlés, ses cheveux abritaient des bouts d'écorce et d'humus. Les manches de sa chemise à carreaux jaune pendaient sous le poids de l'eau qu'elles avaient absorbée.
- Alors, ma chérie ? ton nouvel appartement te plaît ?
Leigh cligna des paupières, découvrant de petits yeux ronds plein d'appréhension. N'arrivant toujours pas à y croire, elle jeta encore un regard à toutes ses plantes qui investissaient chaque recoin de la maison, à ces réseaux de végétation parasite, à cette profusion de branches et de feuilles, qui exhalaient une odeur forte et humide. Il y avait à peine quelques secondes, elle se trouvait dans le monde urbanisé, rassurant, qu'elle connaissait bien.
- Mais c'est... tu es...
- Dans une tenue effroyable ?
Pat se mit à marcher en cercle devant la table de la salle à manger, les yeux toujours rivés sur son épouse. On aurait dit que chaque molécule de son visage exprimait une volonté féroce de ne pas révéler l'infime part d'émotion qu'elle contenait. Il désigna chaque plante de l'appartement, le nommant, la présentant à Leigh de manière détaillée.
Toutes ces plantes...la jungle amazonienne ! pensa Leigh avec une incertitude grandissante.
- Oui, je les ai rapportées de mon boulot, dit Pat, saisissant la pensée de sa femme au vol.
Celle-ci le regarda, penaude.
- De... de ton boulot ?
Leigh parlait maintenant d'une voix blanche, agitée de trémolos, avec le sentiment persistant qu'elle rêvait. Comme si tout ce qui se passait ne se produisait réellement ; comme si depuis qu'elle avait franchi le seuil de la porte, tout n'était plus que fantasmes transmis par ses sens fallacieux. Comme si Pat n'était plus vraiment Pat, et que la cuisine n'était pas vraiment sa cuisine et que son appartement appartenait à une cousine éloignée.
Et pourtant, ça semble si vrai, se dit Leigh, puis, sans logique apparente : est-ce qu'une femme moderne a besoin de ça pour vivre ?
- Oui. De mon nouvel emploi, temporisa Pat. Mais je n'ai pas besoin de t'en parler maintenant.
Les parois vitrées qui menaient à la cuisine étaient embuées, mais il était facile de deviner que le lieu n'avait pas été épargné. Leigh imagina aussitôt des tessons de verre et de porcelaine jonchant le carrelage, de la pourriture se dévidant des placards, des bouts de porte arrachés - laissant leurs pernicieuses échardes.
Elle recula d'un pas - presque involontairement - et heurta l'armoire en bois d'acajou récemment verni. Le meuble vibra sur ses pieds, comme un homme dont elle aurait heurté le torse par mégarde.
Elle poussa un cri de surprise et chercha à tâtons la poignée de la porte qui donnait sur le vestibule, sans toutefois détacher le regard du visage extatique de son mari qui était à cent lieues de l'homme qu'elle avait autrefois connu. Si loin du Pat timide qui lui plaisait tant. Si loin de sa discrétion admirable et de sa propension à s'incliner si le ton de sa femme devenait plus véhément. Si loin de tout.

Bon sang ! reprends-toi, Leigh ! tu ne vas tout de même pas te voiler la face devant ton fidèle petit mari qui n'avait jamais son mot à dire. Il faut reprendre les rênes. Hue ! espèce de gourde.
Leigh se redressa et son regard se voulut indubitablement sévère - mais il était presque larmoyant. C'était la voix de sa mère, qui provenait d'outre-tombe mais qui n'avait de loin pas une consistance fantomatique : au contraire, elle semblait plus forte, plus péremptoire que jamais. Sa mère, qui lui avait tout enseigné pour être une gentille fille, une fille sage et raisonnable, qui a un but bien avoué dans la vie et qui est décidée à suivre sa voie jusqu'au bout, au-delà de l'échec. Sa mère qui lui avait appris comment il fallait se méfier des sales types comme Pat. Leigh sentit la force de se redresser :
- Tu vas bien m'écouter, mon ami. Je ne sais pas ce qui te prend ni à quoi tu joues, mais, crois-moi, tu ferais mieux d'arrêter ça immédiatement. Je rentre du boulot et je suis exténuée ; je n'ai pas le temps de soigner tes crises. Peut-être cherches-tu simplement à prouver un côté minable de ta masculinité ( tous les hommes son pareils : ils se croient obligés de fabriquer du sensationnel ), mais ne t'aventures pas trop loin ou tu risques de t'enliser. Ce sont des maris comme toi, qui ont un jour décidé de pousser leur épouse à bout, qui ont fini par ne plus jamais revenir.
Le ton était sec et sans équivoque. Leigh lui avait fait comprendre que cela risquait de déboucher sur une rupture, peut-être définitive. De toute manière, le divorce était très à son avantage : elle attendait un important héritage d'une de ses tantes, et avait un emploi tout à fait stable, où elle gagnait même bien sa vie, alors que Pat, lui, n'était livré qu'à ses rêves, ses pensées impossibles et cette étrange mélancolie qui avait toujours tenu les autres à distance. Il ne s'en sortirait jamais tout seul et elle doutait qu'il réussisse à se trouver une autre compagne.
De plus, depuis un certain temps, les choses avaient commencé à tourner au vinaigre. Ils s'étaient souvent disputés et Pat était, bizarrement, de moins en moins présent à la maison. Il semblait de plus en plus lointain, distant... mais cet après-midi, son retour était des plus fracassants !
Au fond d'elle-même, Leigh avait peur. Pour une fois, la réalité échappait à son contrôle. Cet instant lui filait entre les doigts, elle n'arrivait pas à se persuader qu'il fallait qu'elle agisse - sans quoi elle se ferait mener en bateau.
Pat la regardait mais ne semblait pas la voir vraiment. Elle n'eut pas l'impression d'exister à ses yeux.
Leigh attendit une réaction qui ne vint pas. Il ne baissa même pas la tête, ce qui aurait été un signe de victoire.
Au bout d'un moment, il tourna les talons, fit quelques pas vers la cave avant de s'arrêter ; puis il se retourna lentement.
- Suis-moi, dit-il, laconique.
Leigh ouvrit la bouche pour rétorquer d'une voix qui faiblissait :
- Il n'en est pas question. D'abord tu vas me ranger tout ce bordel. On en a pour au moins... dix mille dollars de réparation ! Puis d'une voix chevrotante : qu'est-ce qui t'as pris ?
Elle s'attendit à ce qu'il lui réponde d'un ton caustique, mais il se contenta de la calmer :
- Je rangerai, une fois le vrai problème résolu. Mais allons faire d'abord un tour à la cave. J'aimerais te montrer quelque chose qui a un rapport avec ce qui se passe en ce moment. Quelque chose de vraiment étonnant.
Leigh sentit ses sourcils se froncer : elle ne savait comment réagir. Pour la première fois de sa vie conjugale avec Pat, elle était confrontée à un problème qui ne pouvait être résolu par ses propres méthodes. Pat dictait le cours de la partie, et elle, bête pion sur un plateau de jeu préparé à l'avance, le suivait à chacune de ses injonctions. Elle se méprisa pour cette raison, sans essayer pour autant de renverser les rôles ; les dés étaient lancés.
Tu as perdu ton emprise sur lui, ma pauvre. Tous tes points de pression ont disparu d'un seul coup. Tu devrais sérieusement réfléchir à la contre-attaque ou c'est lui qui prendra définitivement le dessus. N'oublie pas : seuls les points de pressions font que ton mariage ne se soit pas foutu en l'air dès le départ. Alors tâche de les conserver.
« Oui, bien sûr, marmonna-t-elle. »
Pat s'engouffra dans le noir du couloir menant à la cave. De la chaleur émanait de l'obscurité, et Leigh eut l'impression d'être invitée à pénétrer dans un fourneau. Elle hésita un instant ( très infime pourtant ; elle ne voulait pas donner l'impression d'être intimidée), avant de se décider à le suivre.
Un escalier aux marches couvertes de lichens descendait en circonvolutions entre des parois très rapprochées ; une lampe à gaz, suspendue par une tige métallique nue, éclairait faiblement les murs. Une odeur d'alcool flottait dans l'air, lourde et pestilentielle. Tout en cet endroit rappelait le repère de la claustrophobie.
Leigh ne put retenir un hoquet de surprise lorsque la porte en bois vermoulu pivota sur ses gonds avec un grincement cynique.
Elle descendit encore quelques marches qui semblaient hurler et se tordre à chacun de ses pas, avec l'impression diffuse qu'elle pénétrait dans la chambre secrète de Barbe Bleue. Néanmoins, elle poursuivit sa progression, pensant avant tout à Pat.
Il fallait qu'elle le récupère de n'importe quelle façon, et le seul moyen était de comprendre ce qui l'avait mis dans cet état. Ce ne pouvait être une vétille, un détail insignifiant qui l'aurait fâché ; rien qui lui aurait fugitivement traversé l'esprit. Non, ça s'était insinué en lui, subrepticement ; quelque chose qui l'aurait fait changer d'opinion sur certains aspects de leur mariage ou de leur vie conjugale, ou de n'importe quoi lié à elle, Leigh Donovan Cabot. Après avoir découvert de quoi il s'agissait, elle aviserait. Et peut-être même arriverait-elle à lui pardonner les dégâts qu'il avait causé. S'il se tenait tranquille...

- Nous sommes arrivés, déclara Pat avec une joie manifeste.
Leigh consulta le visage de son mari : était-il tout à fait devenu fou ?
Il n'y avait rien d'autre autour d'elle que des étagères remplies de conserves, et le calme glacial de la cave. Ses pupilles se rétractèrent pour percer totalement la semi-obscurité, mais elle dut se rendre à l'évidence que rien n'avait changé depuis qu'elle habitait ici !
- Il n'y a rien..., fit-elle, songeuse, ravalant le mieux qu'elle put la panique latente qui essayait de la submerger depuis cette fin d'après-midi.
Pat sourit, exhibant des petites dents blanches et pointues.
- Attends, tu vas voir.
Il s'approcha à pas feutrés d'un mur où le plâtre avait commencé à se désagréger par morceaux entiers. Il le frappa du plat de la main. Le bruit résonna sourd et caverneux. La paroi bascula vers le haut, laissant apparaître un couloir qui semblait s'étendre à l'infini. Il fit un geste courtois qui ressemblait assez à une invitation. Leigh eut un mouvement de recul instinctif ; elle n'avait jamais eu connaissance d'une issue cachée dans sa propre cave et, pourtant, elle habitait ici depuis bientôt trois ans.
- Tu ne m'as jamais parlé de cet endroit, parvint-elle à articuler.
- Je l'ai aménagé exprès pour mes travaux. L'entrée s'ouvre grâce à un capteur sonore qui déclenche l'ouverture si la fréquence du son se situe entre cinquante et soixante décibels. Entre à présent. Je crois que ça va te plaire.
Leigh s'exécuta, une peur indicible au ventre. Le couloir, en réalité, se bornait à cinq mètres - peut-être un peu plus. La lumière était absente, mais Leigh put tout de même distinguer une ouverture sur sa droite. Cette embouchure donnait sur une salle dont les dimensions paraissaient défier l'entendement.
Elle en eut la confirmation aussitôt : c'était gigantesque ! Comment avait-elle pu ignorer un endroit aussi vaste se situant dans sa propre enceinte ? Elle n'arrivait pas à répondre à cette question. Bien sûr, l'entrée lui était demeurée secrète ; mais cette solution ne la satisfaisait qu'à moitié. Il y avait autre chose de moins apparent, de plus troublant. Mais elle n'arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Une étrange chaleur commença à emmitoufler son corps ainsi qu'un duvet épais et humide ; une odeur connue s'insuffla dans ses narines mais son cerveau désorienté ne parvint pas tout de suite à assimiler cette odeur et cette sensation d'être dans un cocon amidonné avec la cave de sa maison, habituellement froide et hostile.
Un déclic et la lumière se fit. Pat garda le doigt appuyé sur l'interrupteur.
C'est alors que Leigh, ne pouvant plus rien réprimer de ce qui se révoltait en elle, se mit à crier, puis à hurler.

C'était une forêt. Difficile à croire, mais c'était l'image même, dans sa démence verte, qui lui sautait aux yeux. Tout son bon sens, ses acquis, toutes les bases de son éducation et de ses croyances matérialistes partirent d'un seul coup en fumée. Une bulle de verre, gigantesque parabole survolant la frondaison de tous ces baobabs, recouvrait le ciel. Leigh vint aux arbres et les arbres se révélèrent : bananiers, abricotiers, arbres bouteilles, palmiers munis de fruits si gros qu'ils pourraient assommer un éléphant, des fleurs aux quatre épices, nénuphars stagnant dans une mare de la grandeur d'une petite piscine. Un climat presque tropical, l'humidité qui se condensait, suintant dans l'air artificiellement réchauffé. Elle entendit le roucoulement de rouge-gorges et d'autres volatiles multicolores. La chaleur avoisinait les trente-cinq degrés. Des serpents se mouvaient silencieusement, enlaçant les branches des séquoias.
Malgré elle, ses pas la guidèrent à travers cette immensité luxuriante et au bout de quelques minutes, dans un état second, elle arriva au centre. Il y trônait un gigantesque baobab séculaire, aux racines longues et sinueuses qui serpentaient sur et sous la terre. Sa sève était d'un rouge sang.
Une plainte polytonale s'éleva décrescendo dans la torpeur du jour, provoquant des piaillements outrés d'oiseaux fantaisistes ; certains quittèrent leur branche pour en regagner d'autres.
- Quel genre d'animaux élèves-tu ? demanda-t-elle à Pat, qui l'avait suivi jusque-là.
Il sourit à la dérobée ; son attention était ailleurs.
- Viens, je dois te montrer quelque chose.
Des buissons d'orties jalonnaient le sentier recouvert de fleurs aux pétales épanouis. Leigh se baissa au sol pour toucher l'herbe, afin de se convaincre qu'il ne s'agissait pas d'un mirage. Les fleurs étaient sensitives : elles se rétractèrent au contact de ses doigts. Loin au-dessus, le soleil brillait de tous ses feux.
« Seulement, ce n'est pas un vrai soleil ; la lumière est artificielle. »
Soudain, ils arrivèrent dans une zone plus sombre, plus sinistre. Une légère brume voilait le sol jusqu'aux chevilles, et Leigh sentit qu'elle s'embourbait dans une mousse glaireuse ; une main cloquée et avide remonta jusqu'à son entre-cuisse, la palpant ; cette boue feuillue qui l'enrobait, susurrait ; l'éclatement de bulles d'air sur sa surface fangeuse résonnait comme des borborygmes. Les mots ( ? ) qui s'en échappaient n'avaient néanmoins aucun sens.
Leigh se laissa faire, sans y prendre vraiment conscience, tant le paysage la fascinait.
Deux yeux jaunes globuleux luisaient dans le noir ; lorsqu'elle essaya de distinguer à qui ils appartenaient, une langue bifide siffla, comme en guise d'avertissement.
Tous ces événements se produisirent naturellement, comme s'ils faisaient partie du cours des choses ; Leigh, dont la tête résonnait des échos de cet univers merveilleux, se sentait transportée à travers les effluves. Toute sa raison l'avait momentanément abandonnée. Elle ne se fiait qu'à ses sens, se laissait guider dans ce parcours féerique en entretenant l'espoir que ça ne prendra jamais fin.
Le long fût ridé d'un orme jaillit devant elle ; en élargissant son regard, elle se rendit compte qu'elle était en présence de centaines d'autres, tous noyés dans la brumes, qui se dressaient, tels des remparts fantômes. Sur le tronc qui lui faisait face, des coulées lactescentes dégouttaient de l'écorce ensanglantée ; les cordes de lièges velues qui la surplombaient semblaient des arcs mous se balançant au rythme du coeur de la forêt. Il n'y avait aucun logique dans ces phénomènes physiques et chimiques. Il s'agissait d'un fantasme tout entier mis à nu, ni rêve ni cauchemar, seulement... étrange...
Leigh ne faisait plus attention à Pat, qui la talonnait et la remettait parfois dans le bon chemin, lui faisait suivre une trajectoire prévue - celle qui aboutissait au véritable secret.
Les ridules des troncs formaient un réseau complexe à travers les ombres jaunes des fourrés. Ces géants de bois et de feuilles paraissaient vivants un temps ; puis, à certains endroits, ils se dévitalisaient, sombraient, et ne restait plus de ce paysage triste que l'impression d'assister à la déréliction de créatures mi-vivantes, autrefois enchanteresses.
Ils arrivèrent près d'une autre mare, à proximité de laquelle se tenait un panneau indicateur annonçant : « Royaume des Carpes, 100 mètres ». L'eau miroitait, recouverte de reflets moirés ; le décor renversé transparaissait en plus pâle et cette pâleur le rendait inatteignable ; en levant la tête, Leigh s'aperçut que les prunelles de Pat absorbaient ces couleurs effacées. Celles-ci étincelaient, très vivantes, sur la surface de ses yeux brillants.
Soudain, un fruit lourd tomba sur l'épaule de Leigh ; un hématome fleurit sur la surface blanche de la peau, mais elle ne s'arrêta pas sur cette fugitive douleur. Elle leva la tête, et vit une ribambelle de ces mêmes fruits, une espèce de poire violine, suspendue aux branches courbées d'un arbre inconnu. Cet arbre lui fit peur : on aurait dit un serpent fossilisé qui aurait ingurgité un animal trop épais pour son corps élastique.
Leigh, troublée, laissa Pat la devancer, et le suivit sans s'en rendre vraiment compte.
Elle comprit, en cet instant, qu'elle ne pouvait plus rien pour lui. Plus rien du tout.
Son esprit était devenu cette forteresse inexpugnable dont les remparts se dressaient au-delà de toute tentative de siège. Mais ça n'avait plus d'importance, plus maintenant : elle n'essayerait pas de le sauver. Elle chercherait uniquement à le comprendre.

Ils s'acheminèrent dans un dédale vert de senteurs tropicales, labyrinthe de feuilles mentholées, où les arbres, bas et trapus plongeaient leurs griffes noduleuses dans la terre - comme pour en extraire l'humidité. Tout au long de la promenade , des tombereaux de fruits lourds, ainsi qu'une pluie obèse, s'abattait sur le sol moite, les ratant à chaque fois ; comme si une entité passait d'arbre en d'arbre, tentant de les assommer en secouant les branches.
« C'est Nielsen, expliqua Pat. Un orang-outang. Il n'est hostile que si on emprunte le chemin interdit.
- Quel chemin interdit ?
- Celui qui mène au Royaume des Carpes.
L'évocation du lieu fit descendre une coulée de glace dans sa gorge.
Le chemin s'aventurait toujours plus loin, toujours plus profond en direction de l'est : c'était les entrailles de la jungle. Les rictus qui se dessinaient sur les écorces fendillées rappelaient à Leigh les sourires malveillants et sans âge des bois enchantés dans les contes. Tandis que le sentier se terminait, et que Pat pénétrait dans la zone vierge et secrète de la forêt, Leigh sentit une touffeur malsaine émaner des bois autour d'elle, comme si le feuillage des arbres se gonflaient et qu'eux-mêmes se levaient sur la pointe des pieds, subrepticement, se rapprochant de plus en plus...
Elle ressentit soudain une sensation très déplaisante : des bras secs et cornus s'emparèrent de son corps, l'enserrèrent de leur étreinte pourrissante pour lui faire partager leur haleine de mort ; les concrétions végétales qui parsemaient leur corps de vieillards étaient comme autant de tâches de son ; les infections purulentes corrodaient le tronc durci par les siècles de ces géants mobiles.
La sensation s'envola d'un seul coup, et lorsque Leigh regarda autour d'elle, rien ne bougeait ; les arbres semblaient dénués de toute conscience, incapables du moindre maléfice.
- C'est une hallucination, dit Pat. Je suis déjà passé par là. Les Maîtres de la Forêt se jouent de nous. Ils aiment nous faire peur.
- Les Maîtres de la Forêt... ?
- Les Carpes. Tu n'as pas lu le panneau ? Bientôt nous pénétrerons dans leur Royaume.
Leigh se tut. Avant qu'ils ne quittent cette partie de la forêt, une autre hallucination s'empara de ses sens. L'image d'un tronc ruisselant de parasites, qui l'investissaient par ses orifices, le dépouillant de son éclat, de sa vitalité. Autour du premier, des centaines d'autres arbres réduits à cet esclavage, qui s'appuyaient les uns contre les autres, essoufflés, se soutenant mutuellement de leurs bras frêles.

3

Leigh commençait maintenant à comprendre. Cette réalité incommunicable, désespérante dans son absurdité, était née dans l'esprit malade de Pat. Pourquoi ? Pourquoi cette forêt ?
Leigh sourit tristement, tout en continuant de marcher sur les traces de son mari, et sa mémoire, pendant les minutes silencieuses qui suivirent, se réveilla.

Elle-même et Pat avaient toujours eu une vue diamétralement opposée en ce qui concernait la nature. Elle, n'éprouvait aucun goût, aucun émerveillement pour celle-ci ; elle vivait avec quand il le fallait, et c'était tout. Elle s'était toujours opposée à l'idée d'entretenir un jardin : arroser, semer, labourer, tondre, ratisser, déraciner, ce n'était pas dans ses cordes. Elle n'était pas faite pour ça. Comme toute femme moderne qui se respecte, elle essayait de préserver la nature quand c'était possible, mais l'idée que toute une forêt soit défraîchie pour la construction de groupe d'immeubles administratifs ne lui faisait ni chaud ni froid. Bref, faire ami ami avec la nature comme ces ahuris d'écologistes, était une pure et simple perte de temps, un activité salissante et interminable, à laquelle aucun gain de récompense ne se substituait. C'était du moins l'avis de Leigh Cabot, trente-quatre ans, bientôt présidente d'une compagnie d'assurance et dont l'avenir financier était la seule cible en joue.
Pat, lui, était ce qu'on appelait « un amoureux de la nature ». L'idée même qu'on put écraser une mouche presque par négligence le révoltait profondément. Il adorait la vie, la végétation. Il savait que Leigh ne le comprenait pas ; mais il éprouvait beaucoup de respect pour elle. Après tout, elle avait bien été la seule à vouloir l'épouser : elle l'avait repêché, en quelque sorte... alors que sa mère lui avait toujours promis un avenir radieux dans la mélasse et le cambouis, dont la seule activité lucrative aurait été de ramasser des déjections sur le trottoir ; à cette dernière, il avait essayé de lui communiquer son rêve, ses visions si désespérément infantiles, mais bien sûr, elle s'en fichait. Car, il y avait Johnie. Et Johnie était un beau jeune homme charmant et intelligent, un garçon impertinent à l'éducation ratée, qui nourrissait des projets si ambitieux qu'ils en devenaient risibles ; mais Johnie, qui était de deux ans son cadet, avait un avenir extrêmement prometteur : ainsi en avait décidé maman, qui n'avait d'yeux que pour lui.
Papa n'avait pas son mot à dire ; il était mort, alors que Pat fêtait ses quatre ans. D'un cancer, d'après ce que lui avait vaguement rapporté sa mère. D'ailleurs, sa mort était certainement la cause même du venin qui creusait une fosse entre lui et celle qui l'avait mis au monde : il n'avait pas pleuré à l'enterrement. Il ne voyait pas comment il pouvait regretter la mort d'un père qui l'avait toujours délaissé avec un joyeux dédain, un père qui n'était jamais là lorsqu'il avait envie de s'amuser - trop occupé par son boulot. Son boulot ! Parlons-en : une minable petite place dans les assurances, tout comme sa femme. Sa femme qui ne comprenait pas sa passion pour la nature.
Celle-ci avait été son seul hobby. Grâce à elle, les fins d'après-midi de son adolescence étaient moins longues et ennuyeuses. Il possédait son propre jardin secret où il faisait planter toutes sortes de spécimens. Son père, avant sa mort incroyablement précoce, lui avait offert un bac de terre d'environ trois mètres carré pour qu'il y cultive ce qu'il voulait. La terre était étonnamment fertile, et il avait eu de beaux résultats. Il se consacrait à cette activité plusieurs fois par jour lors de ses temps libres. Mais cette époque était malheureusement révolue.
Il avait gardé le bac après son mariage, mais lorsqu'il avait voulu l'installer dans un quelconque recoin de sa nouvelle maison, Leigh s'y était farouchement opposée. Cela avait d'ailleurs débouché sur une dispute, il s'en souvenait parfaitement, car c'était le seul sujet sur lequel il osait s'opposer à sa femme. Malgré tout, et comme d'accoutumée, Leigh l'avait emporté haut la main, débitant un nombre incroyable d'arguments en un temps record. De plus, et de nouveau comme d'accoutumée, il n'avait rien réussi à répliquer : il ne possédait que son amour propre. Il avait donc fini par céder.
Le soir qui suivit, il fit un rêve étrange. Un rêve où il revit sa mère.

Il était dans un jardin magnifique, où les fruits poussaient en abondance, aussi pleins et savoureux que ceux qu'il envisageait de faire pousser dans son potager. Saveurs exquises, divines effluves ; l'herbe était grasse et nourrissante : il aurait presque pu s'y jeter à plat ventre, comme un rongeur pris de frénésie. Et au milieu de cet Eden, un crocodile. Le Pat du rêve ne le vit pas tout de suite, malgré le bruissement de l'herbe, malgré les raclements de gorge de l'amphibien, son râle pestilentiel ; mais le vrai Pat, celui qui commençait déjà à s'agiter dans son sommeil, lui, le voyait. Il le voyait ramper belliqueusement derrière le Pat insouciant qui continuait de déguster tous ces fruits et baies qui se coltinaient profusément sur les buissons, luisants de santé, de couleurs aussi vives qu'appétissantes. Et, inexorablement, le monstre grignotait son avance, s'aventurait dans ce paradis, et ses pattes souillaient cet univers créé de toutes pièces. A son passage, tout se racornit, se flétrit, devint gris et dépressif. Les arbres n'étaient plus verts, mais bruns ; l'herbe avait perdu toute sa luminosité. La frondaison des ormes perdaient des feuilles qui virevoltaient lugubrement jusqu'au sol où leur chair se creusait ; elles s'émiettaient toutes seules, tout comme ces fruits pourris et creux, rongés par les vers, qui s'abattaient sur l'herbe défraîchie.
La gueule du crocodile s'ouvrit et il poussa un vagissement horrible ; on aurait dit des cordes vocales, aussi raides que des médiators, prêtes à se rompre. C'est alors que le Pat du rêve recouvra un peu ses esprits, se retourna et dut faire face à son cauchemar. Ses traits avaient perdus toute joie, sentiment qui l'habitait pourtant quelques secondes auparavant. Son visage se déforma en une expression de détresse profonde.
Le crocodile rota avec un malin plaisir et sa gueule se rouvrit, chargée de dents pointues, qui découpent, déchirent, et tuent. Sa langue s'agitait spasmodiquement au milieu de son gosier ; Pat remarqua très clairement des excroissances de chair qui poussaient dans la gueule du monstre comme des tentacules ; ces excroissances prenaient parfois des formes de tête humaine. Le monstre était prêt à avaler n'importe quoi, pourvu que son estomac ne le rejette pas incontinent.
Ses pattes squameuses de prédateur agrippèrent férocement des touffes d'herbe et en fit un nuage vert devant sa gueule qui béait exagérément. On aurait presque dit que l'animal baillait.
« Tu n'es qu'un bon à rien, susurra le monstre, et Pat crut qu'il allait s'évanouir malgré la distance- mais y en a-t-il véritablement ?- entre la réalité et la dimension onirique. Tu n'es qu'un putain de cochon flemmard de bon à rien. Alors, pars. Décampe ! »
Les jambes de Pat refusèrent de bouger. La gueule du crocodile se métamorphosa. La tête morte et sanguinolente de Lisa Cabot avait remplacé celle de l'amphibien. Elle était tellement vieille, tellement au-dessus des âges qu'elle semblait la mort incarnée. Sa bouche se tordait - inutilement car les paroles ne sortaient pas par l'orifice buccal. Elles émanaient d'elle, son corps entier lui envoyait des ondes maléfiques extrêmement dissuasives. Ses yeux roulaient dans les orbites creuses, comme des numéros de loto.
- Décampe ! cracha le reptile dégénéré et Pat, qui sautait follement sur le matelas Ikéa, se mit à crier, ses cris se mêlant à ses sanglots. Décampe avant que je ne te morde jusqu'au sang, que je ne t'arrache la tête, ta tête verte et imberbe, ta tête prétentieuse, remplie de mes fientes si tu ne files pas maintenant. Je vais déféquer dans ta sale bouche rose, une fois que ton corps sera devenu cadavre, tu entends ? Alors file, à présent. Et ne reviens plus. Ouarrrrghhh !

Le 7 janvier, soit trois mois après le cauchemar qui l'avait laissé pantelant sur le parquet dur et froid de sa chambre, les sourdes réminiscences de son rêve tracassant encore son esprit fiévreux, il découvrit, parmi de vieux papiers, un plan de la maison. Un peu comme ceux que font les architectes. Sauf que celui qui l'avait conçu n'avait pas utilisé de compas ou de règle métrique ; non, les traits étaient faits à main levée, gras et épais. Des inscriptions raturaient négligemment la feuille, l'écriture tellement serrée qu'elle en devenait presque illisible. Il l'avait longuement parcouru d'un bout à l'autre, et après de longs essais pour comprendre ce à quoi ce document décati faisait référence, il découvrit l'existence d'un local dont le couloir était mitoyen à la cave. Un local sans autre toit que l'air libre de la forêt de Lawdane, d'après l'annotation en haut de page. Il y avait donc, quelque part au milieu de ces bois, une ouverture ( cachée, avait-il découvert plus tard, sous un énorme amas de feuilles mortes - de sorte qu'on n'avait pratiquement aucune chance de ne jamais la découvrir ), et cette ouverture menait à un couloir de ciment qui donnait directement sur le local en-dessous de la maison. Ce local- est-il besoin de le dire ?- n'avait pas été mentionné dans le contrat de vente que lui avait présenté son agent immobilier. Personne, apparemment, n'en avait eu connaissance.
Le mot « local « n'était pas un terme adéquat. Après avoir observé les mesures sur le dessin parsemé de chiffres et d'accolades, Pat n'avait pu se résoudre à accorder un quelconque crédit à la validité du document. Les dimensions indiquées étaient vingt fois supérieures à celles d'une pièce normale. En fait, la place était si grande - s'il se fiait aux relevés - qu'il aurait pu y aménager un court de tennis, trois piscines et un parc d'attraction grandeur nature ! Amusant, certes, mais guère crédible. Pourtant, le plan, malgré son caractère enfantin et démesuré, lui avait procuré une sensation qu'il n'oublierait jamais : comme si une gigantesque fenêtre secrète s'ouvrait dans un recoin de sa vie, et que derrière s'étendait une gigantesque plaine couverte d'or. Et plus impensable encore, cette fenêtre pouvait lui permettre de fuir la réalité.
Au fond de lui-même, il essayait de toutes ses forces de ne pas y croire, car il redoutait plus que tout la désillusion. Mais il vérifia néanmoins : il ne put s'en empêcher. C'est grotesque, s'était-il alors dit en suivant le chemin tracé par le plan à travers la forêt de Lawdane, parfaitement grotesque. Mais il avait fini par trouver l'ouverture.
A dater de ce jour, la vie avait considérablement changé pour Pat Cabot.

4

Pat leva vers le ciel des mains couvertes de sève. Les pupilles dansaient dans ses yeux.
Ils étaient arrivés dans une petite clairière où gisait un bassin, près duquel un panneau signalait : « Bassin des Carpes. Aucun bruit ne sera toléré. »
Le décor rose, jaune et vert pâle avait regagné une tranquillité apaisante, comme si tous les êtres qui peuplaient cette forêt avaient décidé d'un commun accord de respecter l'injonction. Toute cette faune semblait se retirer, regagner de prudentes cachettes ; les yeux clignotants de ces animaux ( monstres ? ) s'illuminaient dans les ombres, à la lisière de la clairière. Ils observaient silencieusement, invisibles dans le noir, le couple qui s'acheminait vers le Bassin des Carpes. Ce dernier baignait de reflets roses pâles ; l'eau était si statique que Leigh se demanda s'il ne s'agissait pas d'un liquide plus dense, plus compact...
Elle voulut s'en assurer en y trempant la main, mais Pat lui saisit immédiatement le poignet.
- Ce ne serait pas prudent, dit-il avec sérieux.
- Et pourquoi ça ?
Pour toute réponse, Pat laissa dériver son regard sur la surface glaciale et hostile de la mare. Leigh sentit son estomac se recroqueviller, et une boule liquide obturer sa trachée.
Sous les reflets de l'eau ( ? ), des formes longilignes, argentées, passaient comme des traits. Leigh se pencha pour mieux les distinguer, et elle se rendit compte, non sans ressentir une petite pointe de déception, qu'il s'agissait d'une espèce de carpes. Tout ce chemin pour de bêtes poissons... !
Pat ne semblait pas partager son désappointement ; au contraire, il regardait intensément les déplacements erratiques de ces animaux, le regard lumineux. A ce moment précis, en observant la position penchée de son mari au-dessus du bassin, Leigh fut traversée par la pensée qu'elle pouvait, là, maintenant, le pousser dans l'eau... et ensuite ?
- Ce sont des Carpes africaines, dit Pat. C'est avec elles que tout a commencé.
Leigh ne chercha pas à dissimuler sa stupéfaction :
- Tu veux dire que tu as fait tout ça pour ces... poissons ?
Elle eut envie d'éclater de rire. Pat chassa la pensée de sa femme d'un revers de main méprisant.
- Les carpes n'ont qu'un rôle intermédiaire dans cette histoire. Néanmoins, je les aime et les respecte. Elles sont l'intestin de mon Maître - leurs petites dents effilées, les enzymes.
- Mais enfin...
- Tais-toi, tu ne comprends rien. Tu n'as jamais rien compris, d'ailleurs.
Leigh avait passé le stade de l'indignation. Elle réfléchit à ce que Pat venait de dire. Quel était ce « Maître » dont il lui parlait ? quelqu'un l'avait-il aidé dans son entreprise ? Elle vit les quelques carpes du bassin s'éloigner d'une certaine distance.
« Tu peux plonger la main, maintenant, si tu veux.
Elle ne fit pas attention à cette dernière remarque.
- Ces carpes...qu'ont-elles de si particulier pour que tu aies pris si soin d'elles ?
Pour toute réponse, Pat, l'expression concentrée, s'accroupit au bord du bassin et immergea sa main dans la substance aqueuse. Mais ce n'était pas de l'eau, remarqua Leigh. La main de Pat s'enduit d'une espèce de colle transparente ; lorsqu'il tenta d'enfoncer son poing plus profondément, la colle toute entière parut concentrer sa force pour le repousser. Pat brandit sa main couverte de mucilage devant les yeux exorbités de son épouse.
- C'est de la glue, dit-il. Ou en tout cas, quelque chose qui y ressemble.
- Comment les poissons peuvent-ils nager là-dedans ?
- L'élément chimique dont est exclusivement constituée cette matière possède une propriété assez étrange. Il peut changer d'état, sans passer par les phénomènes de transition normaux. D'une seconde à l'autre, sous l'effet de stimuli extérieurs, il se change en matière solide, en gaz ou en liquide. Mais son état naturel n'appartient à aucune de ces catégories : il se transforme en l'une d'elles uniquement sous l'effet de la peur. Tout contact humain ou animal, sauf celui des carpes, provoque chez lui cet état. Aussi, par crainte qu'on le touche, qu'on le divise, il se change en bloc et devient imperméable aux caresses. Cette matière, mon Maître l'a rêvée, par confiance en ses propriétés, mais aussi, par nostalgie. Car elle existait sur sa Planète, et la rendre possible sur notre Terre lui permettait, quelque part, de se tranquilliser.
« Je n'ai jamais su dire si cette substance polymorphe possédait une conscience. En tout cas, elle n'agit pas avec l'air et se trouve dans la totale impossibilité de communiquer d'une quelconque façon. Je t'ai dit que son état naturel n'était aucun des trois que nous connaissons. Ce n'est pas tout à fait vrai. En fait, elle se situe à un exact milieu : elle est ductile comme un solide, possède la fluidité d'un liquide et peut prendre de l'expansion comme un gaz. Je n'ai jamais rien rencontré de pareil. Mon Maître m'a expliqué, dès la fois où nous nous sommes rencontrés, qu'elle se nourrit des rêves pour les retranscrire dans la réalité. Mais il ne parlait certainement pas de nos rêves ; plutôt ceux des créatures de sa race. Cela fait longtemps que les rêves humains ont perdu de leur charisme. Aujourd'hui, ils se résument à de vagues sensations de malaise, ou de bien-être, de quelques éléments plus ou moins énigmatiques. Eux, leurs rêves se nourrissent de fantasmes bien plus étranges, bien plus terrifiants. »
Ils se tinrent silencieux, dans le calme hypnotique de la clairière.
Leigh avait vaguement conscience d'une présence, quelque part au-dessus d'elle, mais elle était trop absorbée dans ses réflexions pour y prêter attention. Inconsciemment, au cours de la promenade qui l'avait menée jusqu'ici, elle avait défait le ruban qui enserrait ses cheveux blonds. Les griffures et autres estafilades qui sinuaient dans sa chair blanche, sa chemise bleu ciel lacérée par endroits, ses coudes et ses mollets meurtris, lui donnaient l'impression d'être revenue à un état sauvage, primaire, qui contrastait de manière très désagréable avec sa conviction d'appartenir à la mode citadine. Comment avait-elle pu négliger son aspect au point de ne plus se reconnaître de ce fait ? Elle s'était rapprochée, sans le vouloir consciemment, du mental de Pat, et maintenant qu'elle désirait retrouver son caractère et sa personnalité propre, elle se rendait compte que ça lui était difficile.
Ma pauvre fille, tu t'es laissée contaminée par sa folie contagieuse ! Tu n'agis plus pour toi-même, tout ce que tu fais, tu le fais pour lui. Il te tient et t'étrangle entre ses doigts.
Leigh se tourna à nouveau vers Pat et constata, en sentant son coeur battre plus fort, que celui-ci ne la regardait pas. L'embout de ses chaussures frôlait la surface gluante du bassin ; elle, ne se trouvait qu'à un mètre de lui. Elle se souvint de sa mise en garde lorsqu'elle avait voulu plonger sa main dans la mare : « Je ne te le conseille pas. « Puis, une fois que les carpes se furent suffisamment éloignées, il avait retiré son objection. Est-ce que ça signifiait que les poissons pouvaient lui faire du mal ? étaient-ils carnivores ?
Leigh sourit en contemplant l'espace infime qui séparait son époux du bassin des carpes ; ses doigts s'excitaient nerveusement sous la pensée de passer à l'action ; au moins, elle sera fixée sur la nature nutritionnelle de ces poissons, n'est-ce pas ?
Mais lorsqu'elle voulut s'approcher, la sensation d'être surplombée par une présence monstrueuse devint si forte qu'elle s'arrêta.
Une ombre grotesque et inhumaine glissa sur l'herbe immaculée ; elle semblait hérissée d'épines molles. Sa forme gonflée effaça l'ombre de Leigh puis Leigh toute entière. On aurait dit qu'une immense main noire et tuméfiée l'engloutissait dans sa paume creuse.
Elle leva la tête, brusquement alarmée.
Ce qu'elle vit aurait pu rendre une femme normale immédiatement folle.

5

- Maître ! s'écria Pat en levant ses mains moites vers l'énorme créature suspendue aux arbres. Maître ! enfin ! déjà après votre départ je m'inquiétais de votre retour qui n'arrivait pas ! mais vous êtes enfin là ! Je vous l'ai apportée !
La créature disposait d'yeux pédonculés ralliés par des tiges molles à son énorme front aplati et verruqueux. En ce moment même, derrière son voile de démence, elle observait son Serviteur qui tendait les bras pour l'accueillir. Et, comme il venait de l'annoncer, il avait tenu sa promesse. A côté de lui se tenait une jeune femme tremblotante à la peau blême qui possédait de la force. La créature absorberait son énergie, comme elle l'avait fait pour les deux personnes avant elle.
Le fils de Cthulhu, exilé depuis des temps immémoriaux et qui s'était réfugié dans la forêt de Lawdane en attendant son heure de pouvoir, dégustait des yeux la proie qui lui permettrait, enfin, après une attente infinie, de revenir sur le trône et d'étendre ses tentacules sur les cités chancelantes des hommes. Ses émissaires avaient déjà envahi les océans, où sommeillait encore son Père, et se préparaient à émerger pour chanter leur lente mais terrifiante invasion.
- Je vous l'ai apporté ! criait encore son Serviteur - animé d'une joie malsaine. Elle est à vous !
Le fils de Cthulhu, T'ania'r'cthulhu, descendit pesamment en jouant avec les lianes qui enserraient son amas de chairs boursouflées, et son haleine empoisonnée créa dans l'air de petits nuages jaunes et infects.
Leigh ne vit d'abord qu'une masse noire, suspendue au ciel, ses pattes molles et charnues vibrant imperceptiblement dans l'air qui se raréfiait. La masse en elle-même n'était pas ce qui l'impressionnait le plus : son diamètre ne devait pas excéder les trois mètres, bien que certaines ombres d'excroissances douteuses faisaient penser que sa taille était variable au-delà de certaines lois des proportions. Les miasmes, cette pourriture végétale qui émanait du corps obèse lui rappelaient les odeurs perverses de l'océan, celles-là même qui investissaient ses sinus jusqu'à emplir sa bouche, cette sanie marine qui n'était perceptible que lors d'une descente dans les grands fonds. Plaquant une main fébrile sur sa bouche aux lèvres desséchées par les émanations toxiques, Leigh fit quelques pas en direction de la chose, guettant Pat d'un coin de l'oeil, qui ne souriait plus mais attendait avec une lueur calme dans les prunelles. Elle remarqua au passage que la peau de son époux était pelée, effritée au niveau des pommettes, qui avaient pris une teinte cireuse ; cette dégradation des cellules avait dû s'effectuer à promiscuité du monstre ; ses relents salés avaient irrité son visage exposé jusqu'à lui donner cette lactescence qui dénotait peut-être l'apparition d'une maladie cutanée infectieuse. Par quelque loi ambiguë de la nature humaine, Leigh s'en réjouit, éprouvant un plaisir subit, pervers, à être témoin des blessures de son époux. Avec un peu de chance, celles-ci empireraient d'ici peu, l'affaiblissant jusqu'à ce qu'il fut incapable de se déplacer, incapable de la poursuivre si jamais elle décidait de s'enfuir.
A présent, malgré la lumière d'un petit jaune pâle et poudreux, elle arrivait à mieux distinguer cet adversaire végétal, dont le corps cloqué et velu se parait par endroits de larges plaies sombres ; des concrétions moussues végétaient sur son corps parasité, et des champignons bleus florissaient sur certaines excroissances qui devaient lui servir de membres. Contusionnée de partout, la masse gélatineuse du monstre paraissait tassée dans un sac de laine - cette impression due à la pilosité blanche qui hérissait tout son corps.
- Reviens ! cria Pat tandis que Leigh s'enfuyait à travers la clairière. Tu ne peux pas m'abandonner !
Mais Leigh se rendit vaguement compte, malgré la terreur aveuglante qui s'était si brusquement emparée d'elle, que son époux riait de sa fuite. Une fois qu'elle eut franchi la barrière des arbres, toutes les espèces animales mutantes qui attendaient derrière leurs yeux jaunes, se jetèrent sur elle et la dépecèrent.

Pat entreprit de porter le corps mutilé de sa femme jusqu'au bassin où les petites bouches bulbeuses des carpes s'ouvraient et se contractaient comme des sphincters affamés. Une fois le corps immergé dans la pâte jaune, les poissons se le partagèrent à petits coups de bec. Lorsque les os furent émiettés et la chair répartie entre les ventres écailleux, Pat s'approcha du bassin et félicita les carpes pour leur travail propre et rapide. Celles-ci lui répondirent par de petits cris aigus, des piaillements de chiot, et Pat s'en retourna, content, vers son Maître.
- Votre bain est prêt, T'ania'r'cthulhu. A votre gloire !
L'énormité s'écrasa avec un épais chuintement sur le sol et entreprit de se traîner jusqu'au bassin. Sa masse gibbeuse et velue, beaucoup moins imposante que celle de son Père mais néanmoins fort impressionnante, se dandina dans l'eau jusqu'à atteindre une profondeur qui lui permit de flotter à la surface.
Merci, émit-il par signal télépathique.
Lorsqu'il eut bu toute l'eau de la mare et avalé les carpes par un de ses nombreux orifices buccaux, il se retira silencieusement du bassin. Pat, nom qui n'avait plus aucun sens à présent qu'il était redevenu le Serviteur, savait que son Maître allait entrer dans une phase de digestion, à l'issue de laquelle viendrait celle de la gestation. Pat se souvenait du jour où il avait pénétré pour la première fois dans l'immense salle qui était devenue cette forêt. Au début, elle était vide, hormis un simple petit coin de verdure où se dressait un unique arbre, au plein centre. A cet endroit gisait T'ania'r'cthulhu, la taille plus réduite que celle qu'il avait maintenant, car il était alors en train de mourir d'inanition. Pat s'était approché de celui qui allait devenir son Dieu en se demandant bien de quelle espèce il pouvait s'agir.
La liaison télépathique avait alors commencé et le fils du Grand Cthulhu avait commencé à l'ensorceler en lui racontant l'histoire de son Peuple, son Peuple qui venait des Etoiles mais qui avait essaimé sur la Terre au commencement des Temps, son Peuple maintenant réduit à l'esclavage des grands fonds. Pat s'était aussi confié à lui, lui avait exposé ses fantasmes. Ils avaient alors conclu un marché : Pat aiderait la Créature à se relever en lui apportant de la chair humaine et un environnement adéquat à sa nature végétale, en retour de quoi elle l'aiderait à se venger de ses proches qui l'avaient tant humilié.
Plus je mange, avait expliqué la Créature, plus j'ai de facilité à rêver. En ce moment, mes réserves psychiques s'épuisent. Je vais créer un bassin avec des Carpes carnivores qui décomposeront les gens que tu m'apporteras afin que je puisse les dévorer. Lorsque mes capacités se seront alors accrues, je créerai une forêt entière à l'image que tu souhaites. Cela nous conviendra tous les deux : tu as toujours désiré ce monde fantastique dans lequel tu pourras te complaire, et quant à moi, ce monde est nécessaire à ma survie. L'atmosphère, sinon, finira par me tuer.
Comment se fait-il que vous ayez quitté la forêt de Lawdane pour venir mourir ici ? avait alors balbutié Pat. Et qui a conçu le plan grâce auquel je suis ici ?
Les Hommes sont des modèles créés à l'image des Grands Anciens, avait répondu Cthulhu. Notre espèce les a rêvés- les a matérialisés par le rêve - ils sont nés. Maintenant, c'est notre race qui va disparaître. Lawdane ne suffisait plus à ma survie. Il n'y avait aucun homme, aucun animal. Il me fallait un endroit où je puisse vivre et croître. Une Nouvelle Epoque est née où les Hommes ne rêvent plus à nous, ne nous prêtent plus d'égard même dans la dimension onirique. En désespoir de cause, j'ai lancé un appel télépathique de détresse qui a traversé le cerveau de millions d'êtres humains sur cette Terre. Un seul s'est présenté à moi, alors que je mourrais. Il s'appelait Jonathan Dale. Il refusait la réalité, tout comme toi. Il rêvait à son Monde. C'est grâce à ça que j'ai pu l'enchanter de mes promesses. Il a oeuvré en secret et a fait fabriquer cette immense salle rien que pour moi. Ici, les pensées étaient vierges, il n'y avait que l'air. C'était un espace suffisant pour que mes rêves, par le truchement de la Smorjok,- la matière qui tire la substance du rêve pour la modeler- puissent se réaliser. J'ai créé l'herbe sur laquelle tu marches et l'arbre que tu vois là ; mais j'étais réduit à me nourrir de plantes et de fruits. J'ai promis à Jonathan de rêver à ce qu'il voudrait s'il m'apportait des êtres vivants en contrepartie. Il n'a pas voulu, il n'était pas comme toi. Pas prêt à sacrifier des êtres de son espèce. Ce n'est qu'à ce moment-là, je crois, qu'il a compris à quel point j'étais horrible. Je l'ai fait mourir d'une crise cardiaque à mes pieds et ai ensuite entrepris de le dévorer des pieds à la tête. Cela m'a pris près de dix ans. Mes bouches sont minuscules, je n'ai pu que grignoter sa chair et ses os. Mais son corps n'était pas suffisant pour assouvir ma faim. Chaque déplacement me coûtant un peu plus du peu de l'énergie qu'il me restait alors, j'ai décidé de ne pas bouger- sans quoi je mourrais.
C'est donc Jonathan Dale qui a conçu le plan ?
Oui. A cette époque, il habitait ici. Outre les ouvriers qu'il a illégalement engagés pour me fabriquer cette espace souterrain, il a sûrement tenu à faire savoir aux futurs propriétaires de la maison l'ampleur de ses travaux. Ainsi, par chance, tu es venu à moi.

6

Le Serviteur repensa aux nombreuses victimes qu'il avait amenées à son Maître.
Pour commencer, les deux premières semaines, il y avait eu des chiens et des chats.
Le menu s'était grandement amélioré avec l'arrivée de son frère cadet et de sa mère qui lui avaient exceptionnellement rendu visite un samedi matin - alors que Leigh n'était pas encore rentrée de son boulot. Il leur avait fait visiter son petit coin de paradis où gisait, caché tout en haut de son arbre, son Maître, le bientôt Tout-Puissant T'ania'r'cthulhu. Les animaux et la végétation fantastiques de la forêt leur avait réglé leur compte, et leur corps avait été réduit en miettes dans le bassin des Carpes dans lequel le Fils de Cthulhu s'était baigné ensuite. Le Serviteur avait lui-même passé un moment délicieux à les voir finir entre les petites dents aiguisées des poissons.
Et, maintenant, quelque trois mois après, il y avait Leigh.
Sa femme, à présent digérée dans le ventre immonde de son Maître, allait servir à une double résurrection - celle du Maître et du Serviteur. Le Maître est la créature la plus puissante de son Espèce. En rêvant, il pourra désormais se construire une acropole souterraine dans laquelle il fondera un nouveau Royaume. Et la lignée de Cthulhu, ainsi que les autres de sa Race, pourront s'éveiller et grandir comme jadis, et enfin régner sur l'espèce qu'ils ont créée et qui a provoqué leur perte. Et tous les Hommes se réfugieront dans la mort plutôt que dans la souffrance, et le Monde sera détruit, et un nouveau sera reconstruit.
Tous les êtres hideux qui se terrent dans l'eau et la terre sortiront alors : ils se traîneront, obésités folles et hurlantes, et croqueront les humains comme de vulgaires statuettes de sucre. Leur seule vue frappera les hommes de stupeur, les figera dans leur stupide panique, et les monstres leur tomberont dessus.
Ainsi l'avait prévu son Maître.

7

Celui-ci digérait tranquillement les restes de la femme décomposée, l'estomac gargouillant, l'esprit apaisé. Les images qui lui venaient aux yeux lui promettaient des victoires, l'écrasement du genre humain. Dans quelques années, tout au plus, la Terre sera éradiqué de ces créatures parasites qui la dévorent depuis si longtemps. Les monstres qui se terrent se dévoileront au grand jour, et engloutiront toute la surface du globe en hurlant les mots de leur culte. Ce jour, déjà, se rapproche.
T'ania'r'cthulhu émit un appel suffisamment puissant pour interpeller quelques créatures de sa race. Dans sa tête, il entendit des couinements en réponse.
Ça y est. Ils étaient prêts à l'écouter. Prêts à communiquer sa victoire à tous les autres de sa lignée et de sa race. Le Maître s'apprêta à émettre, lorsque...

....il sentit une perturbation. Sa communication avec les êtres de sa race s'interrompit. Il était isolé dans le noir de ses pensées, incapable de crier sa victoire, sans personne pour entendre ses ordres.
Que se passait-il ? le bassin des Carpes bouillonnait, un nouveau rêve était en train de prendre forme. Quelque part dans la forêt, quelque chose se créait.

8

Jamais il ne s'était aventuré seul dans la forêt, aussi loin du magnétisme de son Maître. Il se dirigeait d'une démarche de somnambule vers la sortie de la serre. Finalement, la mort de son épouse, une fois les charmes du Monstre rompus, ne le laissait pas aussi indifférent qu'il voulait bien le croire. A présent, plus rien ne le rattachait à la réalité. Il en éprouva une espèce de malaise- appuyé par la distance qui ne finissait pas de s'élargir entre lui et T'ania'r'cthulhu. Comme s'il n'était plus le Serviteur de quiconque, mais Pat. Juste Pat.
Un lapin albinos aux yeux rouges et au pelage hideux, qui devait mesurer près d'un mètre, était assis sur son postérieur à un mètre de lui. Il souriait d'un rictus cannibale. Pat croyait l'avoir déjà vu quelque part. En rêve, probablement.
Sais-tu qui je suis ? pensa Pat. Je suis le Serviteur.
Mais cette pensée n'avait plus la moindre force à présent qu'il se trouvait loin de son Maître. Le lapin continuait de le dévisager.
Je suis le Serviteur, répéta Pat en se sentant devenir vieux et misérable. Je suis...
Le lapin se transforma. Il grossit. Sa peau devint squameuse, cuirassée. Sa gueule s'allongea, des rangées de crocs supplantèrent ses stupides incisives de végétarien. La longue et épaisse forme verte aux yeux reptiliens qui s'acheminait à présent en direction de Pat avait tout l'air d'un crocodile.
« Maman. Non. »
Pat chancela.
A une centaine de mètres là, la matière dans bassin de Carpe était prise de convulsion.
Je t'ai bien dit que je finirais par te dévorer, Pat. Je te l'ai bien dit.
« Je ne voulais pas...je... »
Le reptile s'avança vers lui, tous crocs et toutes griffes dehors.
Ttt-ttt, tu n'as plus d'excuse à présent, Pat. Allez, viens me faire un câlin. Viens.
« Tu n'existes pas ! se récria Pat. Tu n'es que dans ma tête ! Tu ne peux pas exister ! »
Puis aussitôt, il songea : le bassin de carpes, la matière qui matérialise les rêves. Il se mit à rire.
« Je n'ai pas suffisamment de puissance, aucun être humain n'en a ! tu ne peux pas exister !»
C'est vraiment ce que tu crois ? N'es-tu pas un cas à part, Pat Cabot ? Mon pauvre, mon pauvre enfant, tout a TOUJOURS été dans ta tête ! Moi-même le suis en ce moment. Tu ne diriges pas tes rêves comme ces entités supérieures. Tu les SUBIS.
« Tu n'es pas réelle ! s'obstina Pat dans sa démence aveugle, tandis que le crocodile continuait de se traîner vers lui de sa démarche chaloupée.
Réelle ? comment distingues-tu le rêve de la réalité, Pat Cabot ? Es-tu certain, même, que la différence existe ? et si oui, cela change-t-il quoi que ce soit ? Cela change-t-il la moindre chose à ce qui t'attend ?
Au loin, Pat entendit les atroces braiments de frustration de son Maître. Il perçut le glissement de son énormité gélatineuse sur l'herbe humide ; il le rattrapait, pour le sauver, pour se sauver.
Le crocodile ouvrit sa gueule et une excroissance de chair se dilata jusqu'à former une hideuse face humaine- celle de sa mère. Elle était minuscule et fripée, et ses yeux éclataient de démence.
Je t'attends, là où je suis, Pat. Dans le noir dans lequel tu m'as plongé. Là où il n'y RIEN.
Et le crocodile lui arracha la tête.

FIN

Denis Roditi © 2003

l'auteur - Denis Roditi attend vos impressions <flaggrandall@hotmail.com>

Nouveaux talents - Concours

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 20 - été 2003

 

 

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