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Les feuilles mortes
s'amoncelaient sur les trottoirs de New York. Il avait fait
très beau et très sec tout l'automne, et les arbres qui
bordaient les rues éclataient de couleurs splendides. Parfois,
un coup de vent déclenchait une averse écarlate ou une
valse orangée, et Mélissa dansait à cloche-pied
avec les feuilles. Mais son plaisir ne durait pas. Les feuilles
finissaient par s'immobiliser et, piétinées par les
passants, elles perdaient leur éclat et se confondaient avec
le trottoir. Il y avait bien des petits miracles, comme ces zones
d'asphalte ou de bitume où s'étaient
mystérieusement imprimés des fantômes des
feuilles passées; mais quand Mélissa les avait
montrés du doigt à son père, lors d'une de leurs
trop rares promenades, il s'était lancé dans un grand
discours sur les réactions chimiques pour expliquer
l'impression des feuilles. C'était intéressant, bien
sûr, de savoir pourquoi les choses sont comme elles sont, et le
père de Mélissa avait toujours une explication
prête; mais pour une fois, Mélissa aurait
préféré simplement partager son
émerveillement avec lui.
Mélissa changea de place les courroies de son sac, qui lui
sciaient les omoplates, et continua son chemin en traînant un
peu les pieds. Elle n'était pas trop pressée de
retourner chez Tante Olga. En fait, c'était une tante de son
père, techniquement la grand-tante de Mélissa, mais
elle l'appelait Tante Olga quand même. Tante Olga
vivait dans un grand appartement encombré tout en haut d'un
des immeubles huppés donnant sur Central Park. La vue
était magnifique depuis ses balcons, surtout en cette saison.
Et l'appartement lui-même était une véritable
caverne aux trésors, avec ses pièces obscures qui
sentaient la verveine et le cèdre, ses innombrables armoires,
vitrines et coffres bourrés de souvenirs, et qui
révélaient sans fin de vieux bijoux de fantaisie,
tiares endiamantées, bracelets aux pierres ternies, des
photographies fanées, des éventails d'un autre temps,
d'anciennes robes de satin brodées de perles, de livres
antiques à la tranche dorée et aux gravures
pâlies bien rangées derrière leur pellicule de
cellophane craquante...
Mais il y avait d'autres souvenirs chez Tante Olga, des souvenirs que
Mélissa aurait voulu oublier. Chaque fois qu'ils venaient en
visite à New York, ses parents et elle, ils étaient les
invités de Tante Olga. C'était surtout pour les
fêtes, l'Action de Grâce, Noël, Pâques...
Surtout Noël. Maman s'emparait de l'appartement, fouillait dans
toutes les boîtes, suivie de Tante Olga ravie qui
s'étonnait de ce qu'elles découvraient mais
débordait d'histoires sur chaque trouvaille. Cette
série de boules givrées de toutes les couleurs, elle
l'avait achetée à Oslo en 1917, alors qu'elle venait de
quitter la Russie en proie aux affres de la révolution
bolchévique Ces figurines de bois blond sculpté et
gravé, - bergers et paysans, artisans, ânes et moutons
-, elles venaient d'Italie, la fin des années 20, le voyage de
noces avec le bel officier de marine qui avait survécu manchot
à la Grande Guerre, mais si fringant dans son
uniforme bleu...
L'appartement caverneux de Tante Olga devenait alors, pendant
quelques jours, un palais féérique, où le sapin
de Noël se dressait avec fierté presque jusqu'au plafond,
chamarré de lumières et de guirlandes, ses branches
odorantes ployant sous des ornements venus du monde entier, et
récélant des montagnes de cadeaux tous plus merveilleux
les uns que les autres.
Il n'y aurait pas d'arbre, cette année. Pas de chasse aux
trésors, pas de boules, pas de guirlandes, pas de
lumières. Maman n'était plus là. Maman ne serait
plus jamais là. Et Papa était venu vivre et travailler
à New York auprès de sa tante Olga, la seule famille
qui lui restait. Une vieille dame de quatre-vingt dix ans
passés n'était pas exactement ce dont avait besoin une
fillette de douze ans, mais au moins Mélissa pouvait-elle
trouver quelqu'un en rentrant de l'école. Et Tante Olga avait
beau être vieille, elle était encore étrangement
bien conservée, mince et droite, bon pied bon oeil - des yeux
gris particulièrement vifs et acérés
derrière ses petits lunettes-lorgnons, et auxquels pas grand
chose n'échappait. Elle était amusante, excentrique,
inattendue; elle faisait d'excellents beignets à la cannelle;
Mélissa l'aimait beaucoup. Mais ce n'était pas pareil.
Rien ne serait plus jamais pareil.
Mélissa s'arrêta au pied de l'immeuble, renversa la
tête en arrière pour en contempler la haute
façade tarabiscotée puis, avec un soupir, poussa la
porte vitrée et entra dans le hall, où le concierge en
livrée lui adressa son salut habituel.
"Rosa, rosa, rosam...", anonna Mélissa pour la dixième
fois. Elle avait autant envie de décliner le nom de la rose
que de s'arracher elle-même les dents avec une pince à
épiler. Et puis, chaque fois qu'elle ouvrait son livre de
grammaire latine... ( "Tu verras, le latin, c'est rigolo" avait dit
Maman, qui était une linguiste émérite. "Je te
montrerai!")
Mélissa sentit des larmes lui monter aux yeux et, furieuse,
baissa le nez sur le livre et ses colonnes de déclinaisons.
Ça ne servait à rien de se souvenir, juste à se
faire de la peine. Il aurait fallu pouvoir tout oublier. Oublier
chaque jour la veille...
De l'autre côté de la lourde table cirée, Tante
Olga leva les yeux de son propre livre. "Et la suite? De la rose,
à la rose, les roses?"
Mélissa retint son impulsion, qui était de hurler "Je
m'en fous, des roses!" Du coup, comme si l'effort avait tiré
un autre fil dans la trame de ses souvenirs, elle pensa aux fleurs,
sur le cercueil; on ne voyait plus le cercueil, tellement il y avait
de fleurs. Pas des roses. Maman n'aimait pas tellement les roses, ou
alors dans des
couleurs bizarres, noires, bleues, panachées...
Les lignes imprimées se brouillèrent
définitivement devant ses yeux et elle releva le livre pour
cacher ses larmes, les dents serrées.
Elle entendit Tante Olga se lever, se raidit aussitôt. Pas de
consolations, pas de tapotements d'épaule, pas de niaiseries,
s'il-vous-plaît! Mais la vieille femme se dirigea vers un coin
de la pièce et s'immobilisa, sans doute devant l'une des
nombreuses vitrines à moitié dissimulées dans la
pénombre. Tiens, ce serait une bonne distraction - avec un peu
de chance, Tante Olga partirait dans l'une de ses interminables
séances de réminiscences, et la leçon de latin
prendrait le bord. Mélissa se leva, s'essuya furtivement les
joues et alla rejoindre la vieille femme.
Tante Olga avait déjà ouvert la porte vitrée;
les bras croisés, se balançant un peu d'avant en
arrière, elle semblait plongée dans une profonde
méditation. Alors que Mélissa arrivait auprès
d'elle, elle se pencha et prit un objet sur l'étagère
du haut. Cela ressemblait à un plat en cuivre, épais et
rond, avec une aiguille comme une boussole, mais apparemment fixe, et
décentrée; sur la surface polie se trouvaient d'autres
petits cercles en reliefs, disposés apparemment au hasard, et
des lignes gravées qui évoquaient une
planisphère, certaines plus profondes que d'autres. Sur le
pourtour du plat couraient des caractères frisés que
Mélissa reconnut pour de l'écriture arabe.
"L'astrolabe de Samarcande", murmura Tante Olga en passant le doigt
sur l'aiguille, sans la faire bouger. Le ton était grave,
comme respectueux.
Mélissa fronça les sourcils. Samarcande... Une fois,
Maman avait raconté une drôle d'histoire à
Mélissa, celle d'un grand vizir qui avait appris la date et le
lieu de sa mort, et qui s'était sauvé le plus loin
possible, à Samarcande. Où la Mort l'avait accueilli
par ces aimables paroles: "Qu'est-ce qui t'a retenu si longtemps? Je
t'attendais."
Ah non, pas encore! Résolument, Mélissa écarta
ce souvenir, se concentra sur l'objet que tenait Tante Olga. Bon, au
moins on savait d'où venait la chose. L'Orient
Mystérieux. Alors quoi? Deuxième voyage de noces,
mission diplomatique, tourisme du temps des paquebots et des longues
croisières? N'importe quoi, Tante Olga, n'importe quoi,
change-moi les idées!
"Sais-tu ce qu'est un astrolabe, Mélissa?"
Et allons-y pour le couplet éducatif. Manque de chance, Tante
Olga, je sais ce qu'est un astrolabe: "C'est un truc dont on se
servait dans le temps pour naviguer, pour trouver la position des
étoiles et tout ça.
- Oui", dit simplement Tante Olga sans paraître trop
déçue de n'avoir pu éclairer la lanterne de
Mélissa. "Un objet dont on se servait pour naviguer, dans le
temps. Et sais-tu, c'est aussi un objet qui sert à naviguer
dans le temps."
Ça, c'était mieux. Mélissa s'installa sur le
bras d'un fauteuil qui se tendait tout près et prit une pose
attentive.
Tante Olga s'assit dans le fauteuil d'en face, tenant toujours
l'astrolabe à plat dans sa main droite, la main gauche
posée légèrement dessus, caressante.
"Les étoiles se déplacent dans le ciel, n'est-ce pas.
Et leur lumière met plus ou moins longtemps à nous
arriver...
- C'est pour ça qu'on parle d'années-lumière",
intervint Mélissa - elle ne regardait pas Star Trek pour
rien!
"Exactement. En fait, les êtres humains se sont très
longtemps servi des étoiles pour régler leurs
calendriers. Le soleil est une étoile, tiens. On mesure la
journée avec. Et quand telles étoiles sont dans telle
partie du ciel, c'est l'été, ou l'hiver, ou le temps
des semailles... Les trajectoires des étoiles sont des
matérialisations du temps qui passe. Y avais-tu
pensé?
- Pas vraiment", dit Mélissa.
Tante Olga se pencha vers elle en posant l'astrolabe sur ses genoux.
"Et quand on voyage avec les étoiles, on voyage dans le
temps."
Elle fit tourner l'aiguille plusieurs fois; un mécanisme
secret devait se trouver dans l'épaisseur creuse du plat, car
certains des petits cercles en reliefs se mirent à se
déplacer autour de l'astrolabe - de la machine - songea
soudain Mélissa; c'était une machine, même si
ça ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait l'habitude
de considérer comme tel.
"Donne-moi la main, Mélissa."
Mélissa tendit une main, curieuse.
Et vit un dinosaure. Plus précisément un
mégathérium. Bleu.
Elle retira sa main, par réflexe, et le dinosaure disparut.
Elle resta pétrifiée, le coeur battant. Les yeux dans
les yeux de Tante Olga qui la regardait, la tête un peu
penchée de côté, l'air attentif.
Mélissa savait que si elle essayait de parler, elle
bafouillerait; elle serra les lèvres.
"Qu'est-ce que tu as vu?" demanda Tante Olga d'un ton
modérément curieux.
Mélissa se donna quelques secondes pour
réfléchir. Un mégathérium - elle
connaissait ses dinosaures sur le bout des doigts. Bleu, le
mégathérium. Enfin, bleu turquoise, avec des
décolorations presque jaunâtres par endroit.
Et elle n'avait pas seulement vu l'animal. Elle avait vu la
végétation, les feuillages dentelés qui se
détachaient avec netteté sur un ciel couleur de
couchant. Elle avait senti l'odeur puissante de la bête. Elle
avait senti le sol trembler, elle avait entendu les branches
craquer...
"Un dinosaure, dit-elle enfin.
- Chanceuse, remarqua Tante Olga. Des fois, il faut attendre des
éternités pour en voir passer un.
- Mais c'est quoi, ça?! Je l'ai vraiment vu?!
- Je te l'ai dit, quand on change la position des étoiles, on
voyage dans le temps..."
Mais c'était une façon de parler, sûrement?
Mélissa faillit protester, revit en un éclair la
montagne bleue animée qui passait comme une locomotive dans un
sous-bois disparu depuis des millions d'années, et se mordit
la lèvre.
"Et on peut voyager dans les deux sens", remarqua Tante Olga d'un ton
rêveur, "sauf que le futur est tout le temps en train de
changer, alors on n'est jamais sûr de rien." Elle fit tourner
l'aiguille dans l'autre sens, les cercles de cuivre se
promenèrent un moment autour de l'astrolabe, en changeant de
lignes. Puis elle tendit de nouveau la main.
Mélissa la prit sans rien dire.
Et vit son père en costume trois pièces de
cérémonie, qui marchait, l'air très ému,
sur fond de fleurs et de draperies, tandis qu'un violon jouait en
solo un air vaguement familier... une marche de mariage!
Elle voulut arracher sa main de celle de la vieille femme, mais les
petits doigts secs la retinrent avec fermeté.
Et Mélissa vit qui tenait le bras de son père.
C'était... elle-même? En grande robe mousseuse et
blanche, avec un voile brodé de fleurs. C'était son
mariage à elle! Elle était presque aussi grande que son
père! Il avait les cheveux tout gris! Mais il semblait si
heureux... Il s'arrêta, lui prit la main et la tendit
vers...
Tante Olga lâcha Mélissa, et l'image disparut.
"Nooon! protesta Mélissa. J'allais voir mon futur mari!
- Ç'aurait été dommage, non?" dit Tante Olga
d'un ton un peu taquin.
Puis, plus sérieuse: "Mais il valait mieux pas, tout
simplement. Comme je te l'ai dit, le futur change tout le temps.
C'est ton futur mari aujourd'hui. Demain, ou le mois prochain, ce ne
sera peut-être pas le même. Mieux vaut s'occuper du
présent, non?
- Pour ce qu'il y a dans le présent...
- Eh, de quoi crois-tu que le futur soit fait? Si tu ne t'occupes pas
du présent, il ne sera pas très intéressant, ton
futur."
Mélissa faillit hausser les épaules. "Il n'existe pas,
le présent, c'est tout de suite du passé." Elle se
laissa glisser de l'accoudoir dans le fauteuil, les genoux
repliés, le menton sur les bras, soudain renvoyée
malgré elle à son idée de l'après-midi:
il faudrait pouvoir effacer la veille chaque jour. Mais apparemment,
s'il fallait en croire cet astrolabe et Tante Olga, on ne pouvait pas
effacer le passé. Même si on arrivait à ne pas se
souvenir, le passé continuait d'exister, pris dans les
réseaux des étoiles, et il suffisait de faire tourner
cette aiguille...
Mélissa se redressa, le coeur soudain battant, et son regard
croisa le regard toujours attentif de Tante Olga.
"Tu sais exactement... tu peux te retrouver n'importe quand dans le
passé, avec l'astrolabe, Tante Olga?"
La vieille femme hocha la tête.
Mélissa se mordit les lèvres. "Est-ce que tu peux... tu
pourrais...?"
Tante Olga inclina de nouveau la tête et, sans quitter
Mélissa des yeux, elle fit tourner l'aiguille. Mais elle ne
tendit pas sa main libre.
"Es-tu certaine, Mélissa?"
Mélissa allait s'écrier "Oui!", mais quelque chose dans
l'intonation de la vieille femme la retint. Tante Olga ne souriait
pas. Elle avait même l'air un peu triste. Mais ça ne
pouvait pas être triste de voir... de voir...
(Un jeune lieutenant de marine, dans son bel uniforme bleu, avec ses
deux bras intacts. Un fringant capitaine de marine, avec la manche
épinglée sur son bras droit absent. Un vieil amiral aux
cheveux tout blancs, qui marche à petits pas hésitants,
en s'appuyant sur sa canne...)
Maman toute rose d'excitation, les cheveux en bataille, sortant par
poignées des boîtes les guirlandes électriques de
toutes les couleurs.
Maman à demi assise à son ordinateur, en train de finir
de taper à toute allure quelque chose sur son clavier, "Une
seconde, ma puce, j'arrive, qu'est-ce que tu as fait de beau à
l'école aujourd'hui?"
Maman toute pâle sur son oreiller à peine plus blanc
qu'elle, incapable de lever une main, avec les petits tubes dans son
nez, et les machines bip-bipantes à côté du
lit.
Ou Maman avant tout cela, avant Papa, avant Mélissa, une toute
jeune Maman, une petite fille, une adolescente?
Es-tu certaine, Mélissa?
Elle pourrait tout voir, ou tout revoir - mais après? Il
faudrait revenir au présent, le seul qu'elle aurait jamais
maintenant que le temps de Maman s'était interrompu pour
devenir cet immuable passé.
Maman était là dans l'astrolabe de Samarcande, dans la
course des étoiles, pour l'éternité. Mais pas
Mélissa. Pas vraiment. Pas encore. Mélissa était
là, ici, maintenant, dans ce tout petit morceau de temps
impossible à saisir, mais qui se recréait sans cesse,
en face de Tante Olga et de son astrolabe, écoutant la
question qui ricochait en échos dans son esprit: "Es-tu
certaine, Mélissa?"
Et finalement, les yeux baissés, Mélissa murmura tout
bas: "Non."
Puis, tout de même, parce que le futur changeait tout le temps,
elle ajouta, en relevant la tête pour regarder Tante Olga bien
en face: "Pas maintenant."
Un jour, sous d'autres étoiles, quand elle serait quelqu'un
d'autre, elle pourrait peut-être faire naviguer le temps sur
l'astrolabe de Samarcande.
Elisabeth Vonarburg
Un commentaire de l'auteure : ce petit texte a été "écrit lors d'un salon du livre où je faisais le coup de l'écrivain dans la vitrine, textes écrits sur mots choisis au hasard par le public". On ne peut que reconnaître le talent de Vonarburg, stimulée par les circonstances exceptionnelles de composition. |
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