L'astrolabe de Samarcande

par Élisabeth
Vonarburg

Les feuilles mortes s'amoncelaient sur les trottoirs de New York. Il avait fait très beau et très sec tout l'automne, et les arbres qui bordaient les rues éclataient de couleurs splendides. Parfois, un coup de vent déclenchait une averse écarlate ou une valse orangée, et Mélissa dansait à cloche-pied avec les feuilles. Mais son plaisir ne durait pas. Les feuilles finissaient par s'immobiliser et, piétinées par les passants, elles perdaient leur éclat et se confondaient avec le trottoir. Il y avait bien des petits miracles, comme ces zones d'asphalte ou de bitume où s'étaient mystérieusement imprimés des fantômes des feuilles passées; mais quand Mélissa les avait montrés du doigt à son père, lors d'une de leurs trop rares promenades, il s'était lancé dans un grand discours sur les réactions chimiques pour expliquer l'impression des feuilles. C'était intéressant, bien sûr, de savoir pourquoi les choses sont comme elles sont, et le père de Mélissa avait toujours une explication prête; mais pour une fois, Mélissa aurait préféré simplement partager son émerveillement avec lui.

Mélissa changea de place les courroies de son sac, qui lui sciaient les omoplates, et continua son chemin en traînant un peu les pieds. Elle n'était pas trop pressée de retourner chez Tante Olga. En fait, c'était une tante de son père, techniquement la grand-tante de Mélissa, mais elle l'appelait Tante Olga quand même. Tante Olga
vivait dans un grand appartement encombré tout en haut d'un des immeubles huppés donnant sur Central Park. La vue était magnifique depuis ses balcons, surtout en cette saison. Et l'appartement lui-même était une véritable caverne aux trésors, avec ses pièces obscures qui sentaient la verveine et le cèdre, ses innombrables armoires, vitrines et coffres bourrés de souvenirs, et qui révélaient sans fin de vieux bijoux de fantaisie, tiares endiamantées, bracelets aux pierres ternies, des photographies fanées, des éventails d'un autre temps, d'anciennes robes de satin brodées de perles, de livres antiques à la tranche dorée et aux gravures pâlies bien rangées derrière leur pellicule de cellophane craquante...

Mais il y avait d'autres souvenirs chez Tante Olga, des souvenirs que Mélissa aurait voulu oublier. Chaque fois qu'ils venaient en visite à New York, ses parents et elle, ils étaient les invités de Tante Olga. C'était surtout pour les fêtes, l'Action de Grâce, Noël, Pâques... Surtout Noël. Maman s'emparait de l'appartement, fouillait dans toutes les boîtes, suivie de Tante Olga ravie qui s'étonnait de ce qu'elles découvraient mais débordait d'histoires sur chaque trouvaille. Cette série de boules givrées de toutes les couleurs, elle l'avait achetée à Oslo en 1917, alors qu'elle venait de quitter la Russie en proie aux affres de la révolution bolchévique Ces figurines de bois blond sculpté et gravé, - bergers et paysans, artisans, ânes et moutons -, elles venaient d'Italie, la fin des années 20, le voyage de noces avec le bel officier de marine qui avait survécu manchot à la Grande Guerre, mais si fringant dans son
uniforme bleu...
L'appartement caverneux de Tante Olga devenait alors, pendant quelques jours, un palais féérique, où le sapin de Noël se dressait avec fierté presque jusqu'au plafond, chamarré de lumières et de guirlandes, ses branches odorantes ployant sous des ornements venus du monde entier, et récélant des montagnes de cadeaux tous plus merveilleux les uns que les autres.

Il n'y aurait pas d'arbre, cette année. Pas de chasse aux trésors, pas de boules, pas de guirlandes, pas de lumières. Maman n'était plus là. Maman ne serait plus jamais là. Et Papa était venu vivre et travailler à New York auprès de sa tante Olga, la seule famille qui lui restait. Une vieille dame de quatre-vingt dix ans passés n'était pas exactement ce dont avait besoin une fillette de douze ans, mais au moins Mélissa pouvait-elle trouver quelqu'un en rentrant de l'école. Et Tante Olga avait beau être vieille, elle était encore étrangement bien conservée, mince et droite, bon pied bon oeil - des yeux gris particulièrement vifs et acérés derrière ses petits lunettes-lorgnons, et auxquels pas grand chose n'échappait. Elle était amusante, excentrique, inattendue; elle faisait d'excellents beignets à la cannelle; Mélissa l'aimait beaucoup. Mais ce n'était pas pareil. Rien ne serait plus jamais pareil.

Mélissa s'arrêta au pied de l'immeuble, renversa la tête en arrière pour en contempler la haute façade tarabiscotée puis, avec un soupir, poussa la porte vitrée et entra dans le hall, où le concierge en livrée lui adressa son salut habituel.

"Rosa, rosa, rosam...", anonna Mélissa pour la dixième fois. Elle avait autant envie de décliner le nom de la rose que de s'arracher elle-même les dents avec une pince à épiler. Et puis, chaque fois qu'elle ouvrait son livre de grammaire latine... ( "Tu verras, le latin, c'est rigolo" avait dit Maman, qui était une linguiste émérite. "Je te montrerai!")

Mélissa sentit des larmes lui monter aux yeux et, furieuse, baissa le nez sur le livre et ses colonnes de déclinaisons. Ça ne servait à rien de se souvenir, juste à se faire de la peine. Il aurait fallu pouvoir tout oublier. Oublier chaque jour la veille...

De l'autre côté de la lourde table cirée, Tante Olga leva les yeux de son propre livre. "Et la suite? De la rose, à la rose, les roses?"

Mélissa retint son impulsion, qui était de hurler "Je m'en fous, des roses!" Du coup, comme si l'effort avait tiré un autre fil dans la trame de ses souvenirs, elle pensa aux fleurs, sur le cercueil; on ne voyait plus le cercueil, tellement il y avait de fleurs. Pas des roses. Maman n'aimait pas tellement les roses, ou alors dans des
couleurs bizarres, noires, bleues, panachées...

Les lignes imprimées se brouillèrent définitivement devant ses yeux et elle releva le livre pour cacher ses larmes, les dents serrées.

Elle entendit Tante Olga se lever, se raidit aussitôt. Pas de consolations, pas de tapotements d'épaule, pas de niaiseries, s'il-vous-plaît! Mais la vieille femme se dirigea vers un coin de la pièce et s'immobilisa, sans doute devant l'une des nombreuses vitrines à moitié dissimulées dans la pénombre. Tiens, ce serait une bonne distraction - avec un peu de chance, Tante Olga partirait dans l'une de ses interminables séances de réminiscences, et la leçon de latin prendrait le bord. Mélissa se leva, s'essuya furtivement les joues et alla rejoindre la vieille femme.

Tante Olga avait déjà ouvert la porte vitrée; les bras croisés, se balançant un peu d'avant en arrière, elle semblait plongée dans une profonde méditation. Alors que Mélissa arrivait auprès d'elle, elle se pencha et prit un objet sur l'étagère du haut. Cela ressemblait à un plat en cuivre, épais et rond, avec une aiguille comme une boussole, mais apparemment fixe, et décentrée; sur la surface polie se trouvaient d'autres petits cercles en reliefs, disposés apparemment au hasard, et des lignes gravées qui évoquaient une planisphère, certaines plus profondes que d'autres. Sur le pourtour du plat couraient des caractères frisés que Mélissa reconnut pour de l'écriture arabe.

"L'astrolabe de Samarcande", murmura Tante Olga en passant le doigt sur l'aiguille, sans la faire bouger. Le ton était grave, comme respectueux.

Mélissa fronça les sourcils. Samarcande... Une fois, Maman avait raconté une drôle d'histoire à Mélissa, celle d'un grand vizir qui avait appris la date et le lieu de sa mort, et qui s'était sauvé le plus loin possible, à Samarcande. Où la Mort l'avait accueilli par ces aimables paroles: "Qu'est-ce qui t'a retenu si longtemps? Je t'attendais."

Ah non, pas encore! Résolument, Mélissa écarta ce souvenir, se concentra sur l'objet que tenait Tante Olga. Bon, au moins on savait d'où venait la chose. L'Orient Mystérieux. Alors quoi? Deuxième voyage de noces, mission diplomatique, tourisme du temps des paquebots et des longues croisières? N'importe quoi, Tante Olga, n'importe quoi, change-moi les idées!

"Sais-tu ce qu'est un astrolabe, Mélissa?"

Et allons-y pour le couplet éducatif. Manque de chance, Tante Olga, je sais ce qu'est un astrolabe: "C'est un truc dont on se servait dans le temps pour naviguer, pour trouver la position des étoiles et tout ça.

- Oui", dit simplement Tante Olga sans paraître trop déçue de n'avoir pu éclairer la lanterne de Mélissa. "Un objet dont on se servait pour naviguer, dans le temps. Et sais-tu, c'est aussi un objet qui sert à naviguer dans le temps."

Ça, c'était mieux. Mélissa s'installa sur le bras d'un fauteuil qui se tendait tout près et prit une pose attentive.

Tante Olga s'assit dans le fauteuil d'en face, tenant toujours l'astrolabe à plat dans sa main droite, la main gauche posée légèrement dessus, caressante.

"Les étoiles se déplacent dans le ciel, n'est-ce pas. Et leur lumière met plus ou moins longtemps à nous arriver...

- C'est pour ça qu'on parle d'années-lumière", intervint Mélissa - elle ne regardait pas Star Trek pour rien!

"Exactement. En fait, les êtres humains se sont très longtemps servi des étoiles pour régler leurs calendriers. Le soleil est une étoile, tiens. On mesure la journée avec. Et quand telles étoiles sont dans telle partie du ciel, c'est l'été, ou l'hiver, ou le temps des semailles... Les trajectoires des étoiles sont des matérialisations du temps qui passe. Y avais-tu pensé?

- Pas vraiment", dit Mélissa.

Tante Olga se pencha vers elle en posant l'astrolabe sur ses genoux. "Et quand on voyage avec les étoiles, on voyage dans le temps."

Elle fit tourner l'aiguille plusieurs fois; un mécanisme secret devait se trouver dans l'épaisseur creuse du plat, car certains des petits cercles en reliefs se mirent à se déplacer autour de l'astrolabe - de la machine - songea soudain Mélissa; c'était une machine, même si ça ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait l'habitude de considérer comme tel.

"Donne-moi la main, Mélissa."

Mélissa tendit une main, curieuse.

Et vit un dinosaure. Plus précisément un mégathérium. Bleu.

Elle retira sa main, par réflexe, et le dinosaure disparut. Elle resta pétrifiée, le coeur battant. Les yeux dans les yeux de Tante Olga qui la regardait, la tête un peu penchée de côté, l'air attentif.

Mélissa savait que si elle essayait de parler, elle bafouillerait; elle serra les lèvres.

"Qu'est-ce que tu as vu?" demanda Tante Olga d'un ton modérément curieux.

Mélissa se donna quelques secondes pour réfléchir. Un mégathérium - elle connaissait ses dinosaures sur le bout des doigts. Bleu, le mégathérium. Enfin, bleu turquoise, avec des décolorations presque jaunâtres par endroit.

Et elle n'avait pas seulement vu l'animal. Elle avait vu la végétation, les feuillages dentelés qui se détachaient avec netteté sur un ciel couleur de couchant. Elle avait senti l'odeur puissante de la bête. Elle avait senti le sol trembler, elle avait entendu les branches craquer...

"Un dinosaure, dit-elle enfin.

- Chanceuse, remarqua Tante Olga. Des fois, il faut attendre des éternités pour en voir passer un.

- Mais c'est quoi, ça?! Je l'ai vraiment vu?!

- Je te l'ai dit, quand on change la position des étoiles, on voyage dans le temps..."

Mais c'était une façon de parler, sûrement? Mélissa faillit protester, revit en un éclair la montagne bleue animée qui passait comme une locomotive dans un sous-bois disparu depuis des millions d'années, et se mordit la lèvre.

"Et on peut voyager dans les deux sens", remarqua Tante Olga d'un ton rêveur, "sauf que le futur est tout le temps en train de changer, alors on n'est jamais sûr de rien." Elle fit tourner l'aiguille dans l'autre sens, les cercles de cuivre se promenèrent un moment autour de l'astrolabe, en changeant de lignes. Puis elle tendit de nouveau la main.

Mélissa la prit sans rien dire.

Et vit son père en costume trois pièces de cérémonie, qui marchait, l'air très ému, sur fond de fleurs et de draperies, tandis qu'un violon jouait en solo un air vaguement familier... une marche de mariage!

Elle voulut arracher sa main de celle de la vieille femme, mais les petits doigts secs la retinrent avec fermeté.

Et Mélissa vit qui tenait le bras de son père. C'était... elle-même? En grande robe mousseuse et blanche, avec un voile brodé de fleurs. C'était son mariage à elle! Elle était presque aussi grande que son père! Il avait les cheveux tout gris! Mais il semblait si heureux... Il s'arrêta, lui prit la main et la tendit vers...

Tante Olga lâcha Mélissa, et l'image disparut.

"Nooon! protesta Mélissa. J'allais voir mon futur mari!

- Ç'aurait été dommage, non?" dit Tante Olga d'un ton un peu taquin.
Puis, plus sérieuse: "Mais il valait mieux pas, tout simplement. Comme je te l'ai dit, le futur change tout le temps. C'est ton futur mari aujourd'hui. Demain, ou le mois prochain, ce ne sera peut-être pas le même. Mieux vaut s'occuper du présent, non?

- Pour ce qu'il y a dans le présent...

- Eh, de quoi crois-tu que le futur soit fait? Si tu ne t'occupes pas du présent, il ne sera pas très intéressant, ton futur."

Mélissa faillit hausser les épaules. "Il n'existe pas, le présent, c'est tout de suite du passé." Elle se laissa glisser de l'accoudoir dans le fauteuil, les genoux repliés, le menton sur les bras, soudain renvoyée malgré elle à son idée de l'après-midi: il faudrait pouvoir effacer la veille chaque jour. Mais apparemment, s'il fallait en croire cet astrolabe et Tante Olga, on ne pouvait pas effacer le passé. Même si on arrivait à ne pas se souvenir, le passé continuait d'exister, pris dans les réseaux des étoiles, et il suffisait de faire tourner cette aiguille...

Mélissa se redressa, le coeur soudain battant, et son regard croisa le regard toujours attentif de Tante Olga.

"Tu sais exactement... tu peux te retrouver n'importe quand dans le passé, avec l'astrolabe, Tante Olga?"

La vieille femme hocha la tête.

Mélissa se mordit les lèvres. "Est-ce que tu peux... tu pourrais...?"

Tante Olga inclina de nouveau la tête et, sans quitter Mélissa des yeux, elle fit tourner l'aiguille. Mais elle ne tendit pas sa main libre.

"Es-tu certaine, Mélissa?"

Mélissa allait s'écrier "Oui!", mais quelque chose dans l'intonation de la vieille femme la retint. Tante Olga ne souriait pas. Elle avait même l'air un peu triste. Mais ça ne pouvait pas être triste de voir... de voir...

(Un jeune lieutenant de marine, dans son bel uniforme bleu, avec ses deux bras intacts. Un fringant capitaine de marine, avec la manche épinglée sur son bras droit absent. Un vieil amiral aux cheveux tout blancs, qui marche à petits pas hésitants, en s'appuyant sur sa canne...)

Maman toute rose d'excitation, les cheveux en bataille, sortant par poignées des boîtes les guirlandes électriques de toutes les couleurs.

Maman à demi assise à son ordinateur, en train de finir de taper à toute allure quelque chose sur son clavier, "Une seconde, ma puce, j'arrive, qu'est-ce que tu as fait de beau à l'école aujourd'hui?"

Maman toute pâle sur son oreiller à peine plus blanc qu'elle, incapable de lever une main, avec les petits tubes dans son nez, et les machines bip-bipantes à côté du lit.

Ou Maman avant tout cela, avant Papa, avant Mélissa, une toute jeune Maman, une petite fille, une adolescente?

Es-tu certaine, Mélissa?


Elle pourrait tout voir, ou tout revoir - mais après? Il faudrait revenir au présent, le seul qu'elle aurait jamais maintenant que le temps de Maman s'était interrompu pour devenir cet immuable passé.
Maman était là dans l'astrolabe de Samarcande, dans la course des étoiles, pour l'éternité. Mais pas Mélissa. Pas vraiment. Pas encore. Mélissa était là, ici, maintenant, dans ce tout petit morceau de temps impossible à saisir, mais qui se recréait sans cesse, en face de Tante Olga et de son astrolabe, écoutant la question qui ricochait en échos dans son esprit: "Es-tu certaine, Mélissa?"

Et finalement, les yeux baissés, Mélissa murmura tout bas: "Non."

Puis, tout de même, parce que le futur changeait tout le temps, elle ajouta, en relevant la tête pour regarder Tante Olga bien en face: "Pas maintenant."

Un jour, sous d'autres étoiles, quand elle serait quelqu'un d'autre, elle pourrait peut-être faire naviguer le temps sur l'astrolabe de Samarcande.

 

Elisabeth Vonarburg

 

Un commentaire de l'auteure : ce petit texte a été "écrit lors d'un salon du livre où je faisais le coup de l'écrivain dans la vitrine, textes écrits sur mots choisis au hasard par le public". On ne peut que reconnaître le talent de Vonarburg, stimulée par les circonstances exceptionnelles de composition.

biographie et bibliographie de l'auteure.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

 # 17  : automne 2002

 

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