Et les
jardins de Babylone
par Élisabeth
Vonarburg
Un secret ne se
révèle pas comme une photographie
(Isabel Gavra-Bourthes)
Jardin
coupable.
Dans le jardin de sa gardienne, hauts murs avares, grondements
lointains d'avions dans le ciel, la petite fille s'ennuie. Le nez au
ras du sol, sous le regard rayé pourpre et blanc de fleurs
dont on ne lui a pas dit le nom, elle observe les fourmis, qui
portent entre leurs bras de devant des morceaux du monde plus grands
qu'elles. Pour leur éviter les montagnes des cailloux et les
jungles des touffes d'herbes, elle leur creuse une voie dans le
désert de l'allée. Mais le peuple rebelle
s'entête à errer. Le petit dieu de colère
déverse sur lui le Déluge de l'arrosoir, en mouillant
ses souliers du dimanche. Le flot emporte des fourmis dans la rigole.
La petite fille sourit en coupant un brin d'herbe : maintenant, elle
peut vraiment les sauver.
Jardin
donné.
Juste à côté, le champ aux monstres, des vaches
blanches et noires, luisantes et rebondies, bien enfermées
derrière leur grillage, Une fois le chiot a rampé
dessous, pour courir entre leurs pattes pendant des heures en aboyant
de terreur joyeuse. Mais devant l'ancienne métairie
s'étend une prairie miniature, hautes herbes vert tendre -
c'est le printemps - d'où émerge ici un vieux pommier
crochu, là un cerisier retournant à la merise, branches
ouvertes gansées de fleurs blanches, plus tard des petits
cerises tout en noyau, aigres, rêches, succulentes. Et il y a
le Puits. Dépassant à peine de l'herbe, ni margelle ni
poulie, scellé d'une dalle ronde, mais dans les
après-midi de lenteur solitaire, quand on pose l'oreille sur
le ciment chaud et rugueux comme la joue mal rasée de Papa, on
peut entendre l'eau prisonnière qui bruit tout au fond,
obstinée.
Jardin
volé.
C'était une forêt. Il y avait même un
château au milieu - du moins la voulait-elle château,
cette copie de gentilhommière plantée là par des
notaires hobereaux du coin. Un petit parc, tout au plus, mais quand
les promenades interdites l'y amenaient sous la lune, les nuits
d'été, une fois traversée la haie de buis
serrés - de plein corps, bras levés, comme on entre
dans la mer - c'était immense. À l'entrée, deux
grands mélèzes sombres le jour, la nuit plus noirs que
la nuit même, gardiens sévères mais aveugles. Les
allées de gravillons blanc de craie se croisaient, se
divisaient, revenaient sur leurs pas entre buissons et bosquets, lits
de fleurs endormies, bancs de fer frais sous les cuisses. Palais de
la Belle au Bois Dormant, volets clos, et autour, endormis, les
arbres, les herbes, les oiseaux mêmes (sauf la chouette, oeil
toujours ouvert de la nuit, mais qui la saluait d'un hochement de
tête silencieux ; sauf les grenouilles du petit étang,
mais trop occupées à leur concert de flûtes).
Tous, en tout cas, dormaient. Elle, elle était
éveillée, et tout lui appartenait.
Jardin d'Éden. Il y a des fruits partout. Deux
variétés de poires, trois variétés de
prunes, quatre de cerises - et de pommes, six variétés
différentes, bien étirées sur des croisillons ou
constellant les pommiers de la première pelouse. Elle ne sait
pas leur noms, même si elle pourrait demander. Ce sont des
pommes, des poires, des prunes, des cerises, et toutes elles sont
là pour elle, elle n'a qu'à tendre la main.
Ce sont les cerises qu'elle préfère - il y en a en
forme de coeur, à peine rosées, presque blanches
parfois. Tendres, aisément meurtries, elles sont rares, et
douces. Mais difficiles d'accès : tronc haut, branches en
éventail... il faut demander à Maman. Heureusement, il
y en a d'autres. Juste à hauteur de bras, un arbuste à
cerises toutes rondes, peau fine et translucide d'un rouge presque
orangé, chair liquide, explosion acide sur la langue. Et
surtout les deux rangées de ses arbres à elle, les plus
vieux cerisiers du jardin. Les larges branches basses en sont faciles
à escalader, on monte, on s'installe à califourchon et
on cueille des deux mains, entre guêpes et moineaux. Des fruits
durs, presque noirs, qu'on peut sucer longuement comme des bonbons,
en les mordant avec tendresse, du bout de la canine, pour laisser
sourdre leur sang vermeil. Et le suc gommé des blessures de
l'écorce. Et les fourreaux blancs de fleurs au printemps. Et
les courses en zig-zag entre les troncs, derrière le vieux
chien fou de lumière.
Sur une pelouse, un vieux chapeau dépenaillé, la
découpe noire d'un chat entrevu, le chien a couru lui dire
bonjour, le chat s'en est allé.
Dans le coin du soleil couchant s'entête une vigne-miracle,
jaillie sous le mur mitoyen écroulé, rebâti ;
petites grappes de raisin noir serré comme un poing et buisson
de chèvrefeuille s'échangent leurs abeilles. Et tout
près, le parfum anisé du grand pied de fenouil qu'on a
laissé pousser dans l'allée, autre cadeau du hasard,
aussi haut qu'un homme, avec ses drôles de petites feuilles qui
ne ressemblent pas à des feuilles, qui sont un plumage, une
fourrure, elle ne peut jamais passer à côté sans
le caresser comme on le ferait d'un animal. Quelquefois, elle se
glisse entre les tiges, elle ferme les yeux, et elle s'imagine
noyée, ou sirène à la chevelure verte.
Plus on s'éloigne de la maison, plus le jardin devient
sauvage. Dans le grillage, tout au fond, il y a deux trous ; ils
donnent sur les petits veaux de la ferme voisine, qu'on met à
paître à l'arrière de la ferme au printemps avant
de les tuer ; un jour, elle traversera la clôture pour aller
les libérer. Le dernier carré, entre les espaliers de
pommes, est le plus mystérieux, avec son gigantesque poirier
défiant les plus longues échelles et dont il faut
chasser les poires à coups de bâton, à jets de
cailloux. D'abord dures et lisses elles-mêmes comme des galets
verts, elles jaunissent en mûrissant et fondent sous la langue.
On n'a pas vraiment le droit d'aller dans ce carré-là.
Entre de hauts chardons héraldiques aux têtes d'un
violet profond, aux feuilles hérissées de lances, y
rouillent des objets indistincts dans l'herbe jamais tondue. Y
poussent deux gros buissons de mûres noires et luisantes trop
bien défendues par leurs piquants - futures conquêtes
d'automne. Et des orties sournoisement douces - puis brûlure
soudaine, presque un plaisir.
Et si elle reste couchée dans l'herbe, on ne la verra plus
jamais.
Elisabeth Vonarburg
Le lecteur appréciera cet autre
aspect du talent d'Elisabeth Vonarborg, avec ce texte
poétique très différent de ce qu'elle
écrit ordinairement. C'est l'occasion de rappeler que
l'auteure a écrit très tôt de la
poésie, et qu'on trouve dans son oeuvre des moments
poétiques et de romantisme. Oeuvres poétiques
:
Poèmes de
science-fiction, ou presque,
Solaris # 102, 1992.
Six
poèmes, Estuaire # 74,
automne 1994.
Le Lever du
récit, recueil.
Montréal , Les Herbes rouges, 1999.
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ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 18 - hiver 2002.
.. général