LA DÉFAITE DU ROI

par  Denis Roditi

 Le Roi Karmen et les autres représentants du pouvoir discutaient dans la salle du Grand Conseil. Trois heures s'étaient écoulées depuis que les derniers rescapés avaient fui la plaine de Tidul. La bataille avait duré tout l'après-midi.
« Ils ont gagné cette bataille, pas la guerre, disait un des membres du Conseil.
- Les pertes que nous avons subies sont tellement sévères que cela ne fait pas grande différence, rétorquait un autre d'une voix lasse.
- Avec tout le respect que je vous dois, Karmak, c'est grâce à cette optique défaitiste que des centaines d'armées à travers les âges ont perdu leurs guerres. Parce qu'elles avaient peur de combattre. »
Les troupes de Trentor leur avaient tendu un piège. Un paysan était venu crier, aux portes mêmes du château, que des barbares venant du nord étaient en train de piller les mines de fer du Roi, à quelques milles de là. Le royaume traversait alors une période de tranquillité et ni le Roi ni ses conseillers n'avaient pris le temps de réfléchir à l'infime probabilité du retour des barbares, qui avaient été intégralement décimés en des temps plus anciens. Ils avaient envoyé une cohorte au lieu-dit, et s'étaient aussitôt faits attaquer. Les ennemis étaient en fait les hommes de Trentor, et ils s'étaient révélés si nombreux que tout le restant de l'armée avait dû être envoyé en guise de renfort. En vain.
Le château paraissait abandonné en cet après-midi tardif. Les soldats décédés avaient été brûlés, certains blessés étaient en train de guérir peu à peu dans les tentes des magiciens tandis que d'autres se traînaient probablement encore sur le terrain de bataille, mourants, suppliant qu'on les achève ; les pertes avaient été terribles. Femmes et enfants du royaume s'étaient précipités vers leurs parents décédés, malgré les hommes chargés par ordre du Roi de ne laisser quiconque franchir les limites des villages. Auparavant, en des âges plus reculés, la populace n'aurait pas agi ainsi car les guerres étaient nombreuses. Mais cela faisait de très longues années qu'aucune goutte de sang n'avait été versée, l'assaut ennemi avait été complètement imprévisible et les familles pleuraient maintenant leurs proches disparus. On ne pouvait les blâmer.
« La séance est reportée, trancha le Roi. Ces débats stériles ne nous mèneront à rien. Le Conseil se réunira à nouveau demain soir, à la tombée du crépuscule. »
Ainsi fut-il. Les membres du Conseil se dispersèrent dans un bruit de bottes et de portes qui claquent, et le Roi se retrouva seul dans la vaste pièce. Il s'aperçut qu'il était toujours vêtu de son heaume et de son armure- qui étaient maculés de sang séché- aussi entreprit-il de s'en délester. La bataille avait atteint le point critique où le Roi avait été obligé d'aller assister ses troupes ; il avait dû chevaucher à travers une bonne partie du royaume avant d'atteindre la plaine de Tidul. Ses conseillers ainsi qu'une petite cohorte l'avaient accompagné, laissant le château pratiquement vide. Ils s'étaient battus avec les autres.
Karmen aligna le casque et l'armure sur le sol, tel le vaincu déposant ses armes aux pieds peu reluisants du vainqueur, et gagna sa chambre à coucher d'une démarche traînante. Il n'était pas spécialement tard mais les combats l'avaient épuisé. Il se sentait très faible. A moitié étourdi par une douleur lointaine, il s'allongea sur le grand lit à baldaquins et sentit aussitôt son esprit quitter sa chair. Il sombra dans des rêves agités.


Au petit matin, à son réveil, le Roi vit un mort.
Il s'était levé pour aller ouvrir les rideaux de sa chambre royale, en avait profité pour jeter un coup d'oeil par la fenêtre, en contrebas, et c'est alors qu'il l'avait vu. Il s'agissait de Krommel Ronning. Ronning était un des quatorze capitaines que comptait l'armée du Roi, et probablement un des plus qualifiés. C'était une belle journée, une sorte de printemps lumineux, savonneux. De la chambre, on entendait bien les hurlements des blessés- les sorts cicatriciels ne se faisaient pas sans douleur- mais ils paraissaient adoucis en ce matin renouvelé. Et Ronning arpentait en cet instant même les pavés de la cour. La lame de son épée qui dépassait du fourreau lançait par intermittence de brefs éclats aveuglants. Ses oreilles étaient légèrement rougies à cause de la bise matinale.
Mais Ronning était mort. Il avait été éventré- ses entrailles s'étaient répandues sur la terre grasse, et il était tombé face contre terre avec un son qui rappelait un poisson qu'on pose violemment sur un étal. Ce souvenir, le Roi n'avait pu le chasser de son esprit. Malgré la bataille qui rendait ses tripes autour d'eux, Karmen s'était dépossédé de sa monture pour s'agenouiller auprès du mourant. Il avait été plein d'une attention résignée pour ses dernière paroles, sans prêter attention à l'hideux théâtre qui se jouait autour d'eux.
Ronning lui lança un coup d'oeil depuis la dizaine de mètres qui les séparait, tenta un geste dans sa direction mais le Roi avait violemment refermé la fenêtre. Il se changea, sortit de la chambre et se dirigea vers la salle du Grand Conseil. Il se sentait bizarre comme si, après le massacre qui aurait du le mettre dos au mur, il avait volé une existence qui n'était pas la sienne. Ce n'était pas désagréable.
Seul Cheriden était là, mais il paraissait affairé et prêt à quitter la pièce. L'espace d'un fol instant, Karmen se demanda si le conseiller n'avait pas lui aussi succombé la veille. N'y avait-il pas de trace sur son visage qui laissait supposer une rigueur cadavérique ?
« C'est ce soir que..., fit celui-ci en lui lançant un regard quelque peu déstabilisé.
- Oui. Je sais, coupa le Roi. Je voudrais... »
Cheriden haussa un sourcil. Le Roi n'osa pas formuler sa requête jusqu'au bout.
- Rien, ajouta-t-il brusquement. Je pensais au dîner.
Sous l'air dubitatif du conseiller, Karmen quitta la pièce en se demandant s'il avait bien fait ou non de n'avoir pas parlé de sa vision à Cheriden. Son hésitation était peut-être mauvais signe. Il se promit d'aller voir le mage, plus tard, lorsqu'il aurait un peu plus de temps.
O'Menh n'était pas mage mais stratège en chef. Il habitait dans une des pièces du haut et passait la majeure partie de ses journées à user d'appareils géométriques et à établir des statistiques. Il ne dormait pas beaucoup ces derniers temps, mais étant donné l'issue de la dernière bataille le Roi n'allait pas lui en faire le reproche. Karmen frappa à la porte.
Ce fut un visage aux traits tombants et aux cernes lourdes qui lui ouvrit. Le Roi eut un signe de tête mais l'autre se contenta de lui tourner le dos et de se traîner nonchalamment jusqu'à son atelier. Karmen referma inconsciemment la porte derrière lui. Le plan de travail du stratège se résumait à un tombereau de paperasses- essentiellement des chiffres et des croquis- et sa compagnie à un griffon nain qui restait la plupart du temps juché sur l'armoire parmi les appareils de mesure et une mappemonde moisie et crevassée.
« Où en est votre recensement ? demanda le Roi.
- Ca ne vas pas bien. Pas bien du tout, répondit l'homme vieilli avec amertume. »
Son abattement était palpable, comme chez eux tous.
« Combien de morts ?
- Tous nos effectifs. Plus de vingt-huit mille. Le compte exact est dans un des mes carnets.
- Dieu nous pardonne, fit le Roi d'une voix lointaine. Avez-nous une idée des mouvements de troupes de Trentor ?
- D'après mes sources, il est en train de prendre d'assaut plusieurs colonies du royaume. Des incendies ont été déclaré aux alentours de Morth Karabras et le pic de O'Dul a été assiégé ce matin même...
La foudre nous est tombée dessus, songea le Roi avec amertume. Loin était l'époque où les armées de la région étaient sous son joug, lui devant redevances et loyauté pour la menace dont il les avait libérées- les barbares du nord, entre autres, bien qu'ils ne fussent pas les seuls à convoiter la possession du royaume. A présent que cette menace n'était plus et que l'ennui se faisait ressentir, on se rebellait contre lui pour des motifs factices. Des motifs qui visaient en réalité à tromper la monotonie d'une existence inactive. Trentor était sur le point de renverser définitivement l'ordre établi. Et un nouvel âge de ténèbres s'ensuivrait, mettant le royaume à feu et à sang ; c'était la loi du jeu.
« Les hommes de Trentor ont été repéré jusque dans la forêt de Loberty, non loin de la plaine Tidul. Ils ont établi des camps là-bas. Ils construisent des machines de guerre.
- Je veux qu'on envoie des espions et qu'on...
Mais à ce moment-là le Roi fut interrompu par le son alarmé d'une clochette. L'appel provenait probablement du rez-de-chaussée ou des cuisines, au sous-sol. Karmen maugréa une excuse, se leva et quitta la pièce en ressentant une étrange prémonition. En descendant les marches qui menaient au hall principal, il manqua de renverser un jeune homme muni d'une cape d'un bleu profond rehaussé de motifs argentés- il regagnait probablement ses appartements. Le Roi eut vaguement l'impression de le reconnaître. Dès qu'il eut franchi la porte, une servante enveloppée dans une soutane se précipita vers lui. Elle avait l'air terrorisée. Elle tenait dans sa main un bout de papier qu'elle se mit à lui agiter à la face. Elle paraissait aussi remuée que si elle avait vue la...
« La Mort est venue, Seigneur ! Elle a sonné à votre porte. Elle vous a donné ça. Oh, mon Dieu ! »
Avec une drôle de sensation au creux de l'estomac, le Roi s'empara prudemment du document, le lut et, après un bref froncement de sourcils, le relut. Les mots avaient été écrits selon toute vraisemblance avec du sang, du sang pas tout à fait coagulé si bien qu'il devait tenir le papier bien perpendiculaire. De dehors montait le cri des enfants jouant dans la cour.
« A quoi ressemblait-Elle ? interrogea-t-il. »
Durant un moment, il crut qu'elle n'allait pas lui répondre. Il se rappela de tous ces corps qui étaient tombé au combat, dans la terre molle, brisés, ouverts, anéantis. La mort les avait pris, eux. Elle les avait emmenés et n'était plus revenue.
La servante laissa échapper à travers un sanglot :
- Oh, Seigneur, Elle était hideuse !
- Hideuse. Hideuse comment ? »
Mais la pauvre femme s'était agenouillée et pleurait tout son soûl, marmonnant des paroles incohérente qui, pour la plupart, devaient porter sur l'épouvantable vision.
Quelle sinistre comédie était-on en train de lui jouer ? Karmen s'apprêtait à réunir ses conseillers pour obtenir un avis sur cet élément nouveau lorsqu'une image s'imposa à lui : Marten, cavalant à travers les tertres rocheux en direction de leurs assaillants lors de cette bataille maudite. Marten avait été un des soldats les plus proches du Roi. Ce jour-là, avant de périr à son tour sous les lames adverses, il portait une cape que sa course faisait onduler. Une cape d'un bleu profond rehaussé de motifs argentés...
Seigneur, à quoi ressemblait celle de l'homme qu'il croisait à l'instant dans les escaliers ?


« Quelqu'un fomente un complot, explicita le Roi ce soir-là à tous les membres du Conseil. Et je soupçonne que Trentor n'y soit pas totalement étranger. »
Les conseillers remuèrent sur leurs sièges. L'un d'eux faisait craquer nerveusement les jointures de ses doigts arthritiques. Personne ne fit mine de rompre ce silence embarrassé.
« Des sortilèges ont été lancé sur le château, continua-t-il. Pas plus tard que cet après-midi, j'ai croisé un spectre dans l'escalier. Et ce matin, en regardant par la fenêtre, j'en ai vu un autre qui...
- Ridicule, coupa Karmak. Vous savez bien que Trentor ne dispose pas de tels pouvoirs d'illusion. »
Un familier, qui s'était réfugié dans un trou de mur, passa sa petite tête rose à l'air libre puis détala comme si sa petite queue fourchue le brûlait. Dehors, le vent s'était remis à souffler. Un gong fit retentir huit coups d'une pièce reculée. Rien d'inhabituel, en somme. Les membres du Conseil s'étaient mis à parler entre eux à demi-voix en jetant des coups d'oeil furtifs au Roi.
« Ce n'est pas tout, dit celui-ci d'une voix qui fit taire les chuchotements. La Mort est venue frapper à notre porte. Et elle m'a transmis ce message. ( le Roi prit le papier qu'il avait laissé sur ses genoux et le déplia en vitesse ; les regards se penchèrent sur le message sans pour autant arriver à le déchiffrer ) :
Je viendrai vous chercher. Ce soir. »
Les membres du Conseil prêtaient maintenant la plus grande attention au Roi. Une rafale plus violente que les autres tourbillonna en vrille derrière une des hautes fenêtres, produisant un cri de souris écartelée ; le familier glissait maintenant sa petite tête chauve à côté du chambranle de la porte qui était restée entrouverte comme si leur présence en ce lieu était parfaitement insolite. La lettre circula de mains en mains pendant un certain temps. Le Roi observa les visages de ses conseillers, la répulsion superstitieuse qui déformait leurs traits.
« Trentor va attaquer, déduisit l'un d'eux. Nous devons immédiatement mettre sur place une défense.
- Même si c'était le cas, répliqua un autre, nous n'en aurions pas le temps. La nuit va bientôt tomber.
- Enfin, pourquoi Trentor prendrait-il la peine de nous avertir ? réagit un troisième. Il sait très bien que les pertes qu'il nous a infligé ne nous permettraient pas de reconstituer une armée dans un délai aussi bref.
- Il cherche peut-être à nous impressionner. »
C'était Karmak. Tous les regards se tournèrent vers lui. Encouragé, celui-ci poursuivit :
« Trentor sait de toute façon que nous avons perdu la partie. Ce traître nous a attaqué par surprise et a rallié d'autres peuplades à ses côtés. Il est tout-puissant. A présent, il ne cherche qu'à s'amuser. Comme le chat s'amuse avec la souris.
- Que proposez-vous, alors ? interrogea une autre voix. »
Les lézardes qui fendillaient les murs paraissaient d'avantages ouverte en ce soir où planait l'odeur de la Mort, tels des brèches qui laisseraient pénétrer des mauvais esprits. Le château était silencieux ; plusieurs hommes avaient été aperçus en train de quitter leurs appartements la nuit dernière et des mauvaises langues affirmaient qu'ils rejoignaient les armées de Trentor. On partait. On fuyait. Pour se rallier à un ennemi invisible qui attendait probablement non loin du château, un ennemi qui se fortifiait d'avantage à chaque heure- et les résistants étaient de moins en moins nombreux.
« Le château est en train de se vider, répondit Karmak. Au cours de cette journée, je n'ai pas remarqué la présence d'un seul homme en armure dans les couloirs. Et pourtant, j'en ai parcourus...on nous abandonne, mes amis. Nous sommes en train de perdre définitivement la bataille. Je crois que la seule chose intelligente qu'il nous reste à faire est de conclure un traité avec Trentor.
- Jamais ! s'écria le Roi, mais il baissa rapidement le ton devant les regards qui le dévisageaient. Nous verrons cela plus tard, conclut-il. Pour l'instant, je vais me reposer. Je prendrai une décision en temps utile.
- La décision, c'est maintenant qu'il faut la prendre, rétorqua tranquillement Karmak.
- Plus tard, j'ai dit, Karmak. Je clos la séance. »


La loge du Mage se trouvait dans un bâtiment jouxtant le Palais. L'escalier qui y menait était construit en spirale et semblait interminable. Lorsque le Roi parvint enfin devant la lourde porte cadenassée, il saisit le heurtoir de bronze et frappa quatre coups bien nets. Il n'avait croisé aucun soldat en traversant la cour ; ni à l'intérieur du château. Les hommes qui avaient combattus la veille paraissaient s'être tous volatilisés. A croire que Karmak avait raison.
La porte s'entrouvrit prudemment, deux yeux scrutateurs apparaissant dans la brèche. Le Mage considéra son visiteur puis, reconnaissant le Roi, pria celui-ci de bien vouloir entrer. Le Mage était un des seuls pratiquants des sciences occultes qui avait droit à une fonction élevée dans la hiérarchie du château. C'était un homme craintif et voûté au teint bilieux à force d'être resté enfermé dans sa tour.
Le Mage précéda son hôte et tous deux se dirigèrent vers le fond enfumé de la pièce, parmi les bougies violettes et l'odeur d'encens qui devait brûler quelque part. Des peaux d'animaux tannées étaient suspendues à des crochets tels des tentures. Le Mage prit une pipe sur son bureau, l'alluma et recracha la fumée en allongeant un peu la mâchoire.
« Croyez-vous possible, demanda le Roi, attaquant le problème de front, qu'un homme décédé puisse revenir parmi les vivants ? »
Son interlocuteur ne parut pas trouver la question absurde. Il prit même un air pensif, recrachant de petits nuages de fumée par sa bouche à laquelle il manquait trois dents. Il finit par répondre :
- J'ai entendu dire que certains guerriers valeureux morts aux combats sont revenu à la vie par l'entremise de sortilèges extrêmement puissants. Mais cela relève de la nécromancie, naturellement, et je ne crois pas qu'ici ou ailleurs une telle chose se soit produite. Peut-être dans des contrées obscures et fort éloignées... »
Le Roi fit une autre requête. Le Mage eut un grognement d'hésitation :
- Ma vieille boule de cristal est un peu démodée et je ne l'utilise plus très souvent, mais si cela s'est passé il y a seulement quelques heures nous avons peut-être une chance de le savoir. »
L'instant d'après il avait rapproché d'eux une petite table ronde recouverte d'un napperon, sur lequel luisait faiblement la boule. Le vieil homme la toucha des deux mains et une faible énergie sembla monter au coeur de l'objet mais cependant pas assez puissante pour arracher des bribes du passé et les mettre en images. Il s'éclipsa un moment et revint avec un chiffon magique dont il se servit pour frotter la boule et faire jaillir en elle des étincelles un peu plus convaincantes. Enfin, des images apparurent.
Le Roi s'attendit à découvrir Trentor, comme l'avaient laissé suggérer Karmak et les autres, mais ce n'est pas Trentor qu'il vit devant les portes du château. C'était bel et bien la Mort. A des centaines de mètres de là se tenaient des groupes de silhouettes qu'il eut de la peine à identifier, parmi lesquelles il crut reconnaître Ronning et une dizaine d'autres de ses soldats. Oui, c'étaient bien les soldats qui avaient payé de leur vie durant la bataille, et ils étaient extrêmement nombreux- à mesure que le Mage manipulait la boule, des dizaines d'autres apparaissaient à leurs côtés. Des fantassins, des cavaliers, des Capitaines...tous les morts se tenaient devant les remparts du château. La Mort elle-même tenait dans sa main décharnée la fameuse lettre. Et, lorsque la porte du château s'ouvrit et que la servante apparut, elle la remit à celle-ci et s'escamota. Karmen la vit repartir, guider son peuple comme un berger son troupeau avant de disparaître derrière des contreforts embrumés. L'appel avait été transmis.
« Je ne comprends pas, dit le Mage.
- Il n'y a rien à comprendre, répliqua Karmen. Trentor a fait acte de sa magie devant les portes de ce château et il va le regretter. Il veut nous effrayer. Il sait très bien que nous La craignons.
- Mais c'était
Elle, murmura le Mage. Je le sais, j'en suis sûr. »
Il se tourna vers le Roi, son visage blanchâtre et amaigri déformé par ce qui ressemblait à de la terreur superstitieuse. Il se mit à le considéré sous un angle nouveau. Il pointa un doigt décharné sur Karmen, un long doigt accusateur :
- Vous êtes damné, clama-t-il. Vous êtes
damné. Oh, Seigneur.
-
Taisez-vous, vieil incapable ! » Le Roi renversa la boule d'un coup rageur ; une explosion cristalline. Le fracas résonna encore étrangement dans le silence qui s'ensuivit.
Le Mage s'était figé en même temps que l'enchantement s'était brisé. Il alla chercher une serpillière dans un réduit infesté de toiles d'araignées et entreprit de ramasser mécaniquement les tessons qui jonchaient le sol. Des morceaux qui, ensemble, avaient jadis eu une grande valeur et qui ne pouvaient désormais être remplacés. Lorsqu'il les eut jetés et qu'il revint auprès du Roi, il suggéra à celui-ci d'une voix pleine de retenue de bien vouloir quitter la pièce. Il murmurait encore des appels d'aide au Seigneur lorsque le Roi claqua la porte.


Le Roi, pâle silhouette, se morfondait dans sa chambre lorsque la porte s'ouvrit doucement. La nuit était complète et seule la clarté lunaire baignait la pièce d'une lumière blafarde. Le château paraissait abandonné, délaissé, désert. Le Roi était seul, allongé dans le lit royal.
La silhouette avait pénétré dans la pièce telle une ombre.
« Il est temps », dit-elle simplement.
Elle était maintenant réduite à une vague mouvance blanchâtre. Cela aurait pu être Ronning, Marten, ou Karmak, peut-être un autre. A ce stade, ils se ressemblaient tous, êtres damnés et têtus qui ne cessaient d'errer sur les lieux rouges de leur perdition ; ils n'étaient que des substituts de ce qu'ils avaient été autrefois, ralliés par l'éternel fléau.
Le Roi se leva et fut conduit à l'extérieur du château. Les ténèbres l'accueillirent en leur sein, gant noir de magicien se refermant sur un dé innocent pour le faire disparaître ; les portes du château étaient déjà lointaines. Karmen se laissa emporter par la foule de silhouettes qui l'avait englouti et marcha avec elles.
La voûte étoilée qui les surplombait parut s'assombrir. Les étoiles semblaient disparaître les unes après les autres tandis que les marcheurs se fondaient dans une nuit toujours plus profonde. En tête de ce cortège macabre, la Mort les guidait de sa démarche cliquetante, et tous la suivaient.
« Une décennie de paix et de confort, dit une voix à gauche de Karmen avec emphase. Nous avons mal supporté la rupture.
- La bataille a été terrible, dit une autre.
- Avions-nous besoin de périr, tous, de cette manière ? soupira une troisième.
- Avons-nous vraiment tous péri ? demanda le Roi. »
Entraîné dans cette mer morte, il se perdit et n'obtint aucune réponse. Cela n'avait pas d'importance. En réalité, il savait. Il l'avait plus ou moins compris à l'instant où la lame ennemie perçait son surcot pour s'enfoncer dans sa chair ; autour de lui, tous ceux qui portaient son emblème, gravée sur leur armure, avaient subi le même sort. Ensuite, tout n'avait été que déni. La Mort finissait toujours par venir rechercher les âmes égarées. Ce n'était qu'une question de temps.
La procession atteignit bientôt les contreforts brumeux, que le Roi avait déjà entraperçus à travers la boule, à la fin de la séquence magique. C'était à cet endroit que les corps volés disparaissaient et que les âmes s'en échappaient ; la Mort fit halte et, de sa faux improvisée, traça une couture dans le vide. La déchirure laissa apercevoir, l'espace d'une illumination, un monde colorée aux créatures étranges, qui bavaient et glapissaient. La Mort accompagna une des silhouettes et la fit traverser la faille. Puis elle aida les suivantes, qui s'engouffraient une à une dans cet autre monde, sans opposer de résistance.
Le Roi se sentit étrangement en paix. Et lorsque la Mort tendit la main pour l'aider à traverser, il vit qu'elle n'était pas aussi hideuse qu'on la lui avait décrite.

Denis Roditi © 2004

l'auteur - Denis Roditi attend vos impressions <flaggrandall@hotmail.com>

 

une autre nouvelle :

La démence surgie de la forêt

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 23 - printemps 2004.

 

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