LA PETITE BLONDE AU MANTEAU VERT

par

Hugues Morin 

À Laurine, pour l'inspiration du titre... et de l'histoire
Et à Suzie, pour le nom de cette seconde version.

 

Trois enveloppes, ce matin-là dans la boîte aux lettres. Je n'ai pas l'habitude de recevoir beaucoup de courrier, la chose me surprend un peu. Je referme la porte et regarde les enveloppes. Une facture de téléphone, une sollicitation de dons à la fondation de l'université... et une lettre sans adresse d'expéditeur. Elle est destinée à H. Curieux. C'est l'initiale de mon prénom mais je ne connais personne qui ne m'appelle que H.
Je m'attarde un peu sur cette enveloppe. La qualité de l'écriture manuscrite m'étonne. Existe-t-il encore des gens pour s'appliquer à écrire une adresse sur une enveloppe avec autant de précision graphique? Tiens? L'adresse. Ce n'est pas la mienne. J'habite le 1425 et l'enveloppe est adressée au 425. C'était trop beau aussi, ce courrier imprévu et un peu mystérieux. J'hésite un instant, me disant que je pourrais ouvrir l'enveloppe quand même... mais non, l'honnêteté l'emporte. Ce H. - ou cette H. - habite un peu plus loin au sud, et le service postal s'est encore trompé. Je dépose la lettre sur la table de l'entrée; j'irai la porter moi-même au 425 un peu plus tard.

*

La neige durcie croustille sous mes pas. Je lève les yeux vers la porte suivante. 927. Le 425 est plus loin que je ne l'avais estimé au départ. Le train passe sur la voie ferrée, au bout de la rue. Je commence à penser que le 425 est peut-être de l'autre côté de la voie ferrée. Si c'est le cas, il me faudra trouver un passage; il n'y a pas de traverse du chemin de fer à cet endroit. Notre rue est complètement coupée en deux par la voie ferrée. Aucun passage possible. J'accélère le pas, enfonçant la tête dans mes épaules pour me protéger du froid.
La dernière maison porte le numéro 723. Pas de 425 de ce côté de la rue. Je jure intérieurement contre ma précipitation à sortir par ce temps sans m'assurer de ma destination et du meilleur chemin pour m'y rendre. Je me dandine stupidement sur place, ne sachant trop quoi faire. Retourner chez moi sans avoir porté cette foutue lettre? Contourner la voie ferrée par le passage qui se trouve trois rues plus loin et repartir à la recherche du 425 de l'autre côté? Jeter la lettre problématique dans la première bouche d'égout venue? Non. Si cette lettre m'était adressée, j'apprécierais qu'on me la rapporte. Je soupire et décide de contourner la voie ferrée. Après tout, il ne fait pas trente degrés sous zéro et une petite marche à l'air frais me fera le plus grand bien. Je me console en me disant qu'une bonne action n'a jamais fait de tort à personne et qu'on me le rendra peut-être un jour... Ces pensées, même si elles ne me paraissent pas convaincantes, ont l'avantage de m'occuper l'esprit alors que je traverse enfin la voie ferrée et reviens sur mes pas de l'autre côté.
La basse-ville, qui est limitée au nord par la voie ferrée et au sud par la rivière, n'est pas très étendue. Rendu au 629, je commence à croire que la rue sera trop courte pour qu'un 425 existe. Je continue de m'occuper l'esprit en m'interrogeant sur la pertinence de numéros de rue qui ne débutent pas avec 1 aux limites de la ville. Je n'ai pas le temps de trouver une réponse à cette question. J'atteins le bout de la rue. La dernière maison porte le numéro 517. Pas de 425. Je jette un coup d'oeil de l'autre côté de la rue: 516. Rien d'autre. Curieux. Je recommence à me demander pourquoi la municipalité n'a pas fait débuter les numéros de porte par 1, au bord de la rivière... puis je me dis que la rue se poursuit peut-être sur l'autre rive... peu probable... surtout qu'à l'origine, avant la fusion, l'autre rive appartenait à une autre municipalité.
Je rebrousse donc chemin, la lettre mystérieuse toujours enfouie dans la poche de mon manteau.

*

C'est une voix monocorde qui me répond.
- Bureau de poste.
Je bafouille:
- Bonjour, pourriez-vous m'indiquer si une adresse existe réellement?
Le fonctionnaire n'a rien compris.
- Quoi?
J'hésite un instant, puis;
- Euh... J'ai ici une enveloppe qui ne m'est pas adressée et je voudrais savoir si l'adresse qui y figure est réelle ou si l'expéditeur a fait une erreur.
- Je ne peux rien faire pous vous, monsieur. Appelez la Ville. Au fait, comment avez-vous eu cette enveloppe, si elle ne vous est pas adressée?
Je raccroche sans autre salutation. Je me sens nerveux. Pourquoi?
Je fouille dans l'annuaire un instant et reprends le téléphone. Je compose le numéro de la municipalité.
- Mairie bonjour.
- Bonjour. Est-ce que c'est bien à la municipalité que je dois m'adresser pour savoir si une adresse existe réellement... je veux dire, si un numéro correspond bien à une adresse...
Je me sens idiot, mais la réceptionniste semble saisir ce que je veux dire.
- Il vous faut appeler le Service de l'évaluation. C'est le...
Je prends le numéro en note et consulte l'évaluation municipale. Pas de 425 dans ma rue.

*

Vers quinze heures, au moment de prendre une petite pause, je craque. J'ouvre l'enveloppe. Une seule feuille, écrite à la main, d'une écriture extrêmement appliquée. On dirait des caractères d'imprimerie tellement ils sont parfaits. J'hésite une seconde, puis lis cette mystérieuse lettre.
Bonjour H,
Je ne me suis jamais sentie aussi nerveuse de toute ma vie. Curieux, n'est-ce pas? J'ai l'impression de te connaître depuis toujours, pourtant. Toutes ces correspondances très... personnelles... Correction: je te connais depuis toujours. C'est juste que je me sens nerveuse à l'idée de te rencontrer pour la première fois.
Je ne sais pas si je fais une folle de moi ou si tu te sens nerveux toi aussi. On sera vite fixés; tu devrais recevoir cette lettre jeudi et nous nous voyons samedi.
Tu es déjà venu au Salon du livre par le passé, d'après ce que tu m'as raconté. J'arriverai sur place vers 13h. J'irai m'asseoir sur un des bancs près de l'entrée principale. Ce sera facile de me reconnaître: je serai la petite blonde au manteau vert.
Bye. À samedi.
L.

*

Le Salon du livre... oui, je m'y rends chaque année depuis cinq ans. Je dépose la lettre et l'enveloppe sur la table. Mes mains sont moites. Je me sens toujours nerveux. Pourquoi donc? Qui est donc cette L? Une rencontre après plusieurs années de correspondance entre elle et H.
L'adresse, l'initiale, le Salon du livre. Impossible qu'il ne s'agisse que de coïncidences. J'ai l'impression de perdre pied, de devenir un peu fou. Je ne connais
vraiment personne qui signe seulement L. parmi mes correspondants!
Je serai la petite blonde au manteau vert.
Je commence à fouiller ma mémoire à la recherche de petites blondes. Il y en a à la fois trop et pas assez. Non, personne qui me rappelle le ton de cette lettre.
Que faire? Me rendre au Salon du livre, bien sûr. Ne devais-je pas y faire un tour de toute façon?

*

Il y a foule à la Place Bonaventure, ce samedi. J'ai laissé ma voiture dans le stationnement de la Place Ville-Marie, comme à mon habitude. Je me présente à l'entrée, puis au vestiaire. Je suis fébrile et me sens stupide d'être dans cet état. Ne vais-je pas rencontrer une inconnue? Je laisse mon manteau au vestiaire, ce qu'elle ne doit pas avoir fait. Je me sens ridicule de penser à cette L. dont je n'ai jamais entendu parler.
J'entre au Salon, m'empare du programme qu'une petite blonde me présente. Je la fixe dans les yeux. Elle détourne le regard, mal à l'aise. Je secoue la tête et fais quelques pas dans l'allée. Je consulte ma montre; 12h45. Je balaie du regard l'endroit où il y a habituellement des bancs. Deux vieillards sont assis sur le premier banc. Trois personnes occupent le second. Ils me tournent le dos.
À gauche, un grand type maigre, en jeans percés. À l'extrême droite, une jeune femme brune, visiblement enceinte. Un homme costaud en complet est debout devant elle. Son mari? Ils discutent à voix basse.
Au centre du banc, une blonde. Avec un manteau vert. Mon coeur s'énerve. Je me gratte le coin de l'oeil, pour éviter d'avoir l'air de fixer le banc. Je me déplace vers l'avant, lentement. Je me dirige au premier kiosque venu, pour me permettre de voir le visage de cette petite blonde au manteau vert.
Je me trouve idiot de faire tout ce cirque. J'ai l'impression que tout le monde me regarde. Je dois avoir trop vu de films policiers. Je prends un livre au hasard et le feuillette négligemment. Je lève les yeux vers le banc. La femme enceinte se lève. Elle et son mari se dirigent vers la sortie. Je porte mon regard sur la petite blonde au manteau vert. Son visage ne me dit rien.
Quelle idée ridicule! Normal qu'elle ne me dise rien puisque je ne la connais pas! Décidément, je ne pense que des évidences! Elle a les yeux d'un vert émeraude éclatant. Ses cheveux sont d'un blond presque châtain, reluisants. Malgré ses yeux et un joli visage, elle a l'air très fatigué. Elle se mordille la lèvre inférieure et jette un regard vers l'entrée, puis consulte sa montre. Je me retourne pour ne pas être reconnu, pour trouver immédiatement mon geste inutile. Comment pourrait-elle me reconnaître, puisqu'on ne se connaît pas?
D'ailleurs, même si cette lettre m'était adressée, elle prouvait qu'elle ne m'avait jamais vu, alors... Je replace le livre sur le comptoir. Le jeune homme responsable du kiosque me regarde, invitant une question. Je détourne les yeux, puis me tourne franchement vers le banc. Je viens de penser que je n'ai qu'à m'asseoir à ses côtés, tout simplement.
Je fais deux pas. Le regard de cette petite blonde au manteau vert croise le mien. Il s'éclaire tout à coup.
Elle m'a reconnu. Comment est-ce possible?
Elle semble extrêmement heureuse de me voir. Elle se lève, ses yeux se mouillent alors qu'elle fait un pas vers moi. Elle a l'air vraiment épuisé. Des cernes entourent ses yeux brillants.
Je ne sais trop comment réagir. Je me demande ce que je fais là. Quoi dire? C'est elle qui prend la parole.
- Hugo! Exactement comme sur la photo.
- La photo?
Je ne trouve rien de plus intelligent à dire.
- Oui! Celle sur la couverture arrière de ton livre! Tu ne m'avais jamais vue, mais moi oui, en photo! Je suis tellement contente que tu sois là, Hugo. Viens, sortons d'ici, il faut que je te raconte une histoire absolument incroyable.
Elle me prend par le bras et m'entraîne vers la sortie. Je n'ose pas protester. Je sens la réalité glisser sous mes pieds comme un tapis qu'un malveillant magicien aurait tiré.
Je récupère mon manteau au vestiaire et nous sortons dans le mail. Elle me tient toujours par le bras.
- Tu ne me croiras jamais, Hugo! Jamais! Mon Dieu, comment vais-je faire pour te raconter ça sans avoir l'air d'une folle!
- Euh...
Je me rends compte que je ne sais même pas son nom! Je poursuis toutefois:
- Euh... Et si on s'assoyait quelque part, pour en parler?
- Bonne idée.
Elle consulte sa montre. Je fais de même: il est 13h.
- Nous avons peu de temps. Tiens, là, au café.
Elle lâche mon bras rendus à la table d'un petit resto. Elle s'assoit et me fixe droit dans les yeux. Je me sens mal à l'aise. Est-elle folle ou c'est moi qui suis fou? Je la trouve très jolie malgré les cernes sous ses yeux. Elle prend une grande inspiration et se lance.
- Bon, d'abord, permets-moi de te demander de ne pas m'interrompre. Ce que je vais te raconter est incroyable. Mais laisse-moi finir avant de protester, ok?
- Ok.
Que faire d'autre? J'ai l'impression de faire un de ces rêves dans lesquels on court sans avancer, où des personnes sans rapport entre elles se retrouvent mêlées à des situations totalement absurdes. Belle idée pour un roman. Elle poursuit:
- Merci. Écoute-moi attentivement. Imagine-toi le monde réel tel que tu le connais comme le défilement des événements sur une ligne droite. Imagine qu'il y ait d'autres réalités qui défilent sur d'autres droites...
- Des univers parallèles?
Une serveuse vient prendre notre commande qui se limite à deux cafés.
- Quelque chose comme ça, oui. Bon, imagine la chose suivante. Je vis ma routine habituelle. Un beau jour, je vais au Salon du livre de Montréal. Nous devons nous y rencontrer pour la première fois, après toutes nos années de correspondance.
J'ouvre la bouche mais elle lève le doigt pour me ramener à l'ordre. Je hoche la tête et elle poursuit.
- Bon. Je me rends au Salon, on s'y rencontre comme prévu, on sort manger un morceau, et puis, tu as l'idée d'aller rendre visite à Pierrot, qui habite à un quart d'heure d'ici. Nous nous rendons dans le stationnement de la Place Ville-Marie, à côté, où tu as laissé ta voiture. Puis, au moment où j'attends à côté de l'automobile que tu déverrouilles la porte du passager, un homme s'approche de moi. Tout ce que je vois vraiment de lui, c'est qu'à son bras gauche, il porte un bracelet bleu. Avec des tortues dessus. Et là, comme ça, il sort un revolver et me tire dessus.
Cette fille est folle. J'ai ma réponse. Que faire maintenant? Je reste là, bêtement, à l'écouter, en attendant d'avoir une idée pour me sortir de cette situation.
- À partir de ce moment-là, tout a changé. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Seulement le lendemain matin. L'homme m'avait atteint à la jambe. Blessure sans gravité. Les médecins de l'urgence m'ont retiré la balle, puis m'ont donné des tranquillisants. Je me suis endormie à l'hôpital, puis réveillée chez moi. J'étais déroutée, intriguée... et le plus étrange, c'est que je n'étais plus blessée.
Je ne peux pas continuer à la laisser s'enfoncer comme ça. Je décide de l'interrompre.
- Écoute, malgré ce qu'écrivent plein d'auteurs de SF, on n'a jamais entendu parler d'aucune expérience d'univers parallèles. Toute ton histoire n'a aucun sens. Un homme te tire dessus sans raison, tu t'endors dans un lieu, te réveilles ailleurs, sans blessure... Et puis tout ça n'est certainement pas arrivé près de ma voiture, je m'en souviendrais, quand même!
J'ai élevé le ton et ses yeux s'embrouillent. J'ai un peu pitié d'elle malgré tout.
- Écoute... je ne connais même pas ton nom et...
- Comment? Tu... Mais c'est impossible!
Elle éclate en sanglots. Quelques passants nous regardent du coin de l'oeil.
- Mon Dieu! C'est bien pire que je ne le croyais. Tu étais vraiment ma dernière chance de m'en sortir!
Elle se reprend tout à coup. Une idée subite?
- Mais si tu ne me connais pas, qu'est-ce que tu faisais à notre rendez-vous au Salon du livre? Et qu'est-ce que tu réponds au fait que moi, je te connais?!
Elle tient là une question intéressante. Je n'avais pas pensé à ça. Elle m'a immédiatement appelé Hugo lors de notre rencontre. Le magicien malveillant tirait encore un bout de tapis sous mes pas. Un autre élément me passe par la tête: elle a mentionné ma voiture à la Place Ville-Marie. Une vieille habitude, certes, mais qui était au courant d'un détail si peu important? Je bafouille:
- Euh... j'ai reçu une drôle de lettre, adressée à H. et signée L.
- Comme toutes nos précédentes lettres, Hugo. Ne me dis pas que tu n'en as jamais reçu auparavant?
- En effet, je n'en ai jamais reçu.
Elle pèse le poids de mon affirmation, respire profondément puis me fixe droit dans les yeux.
- Je te demande une dernière faveur. Tu es écrivain de fantastique, après tout, tu dois être ouvert aux phénomènes bizarres?
- Pas nécessairement. Penses-tu réellement que les écrivains de SF sont ceux qui croient le plus aux OVNI?
Elle ne se laisse pas démonter facilement. Malgré sa fatigue évidente, elle poursuit:
- Peu importe. Voici ce qui a dû m'arriver. Au moment où l'homme m'a tiré dessus, j'ai été éjectée de la ligne droite de la réalité que j'occupais jusque-là. Voilà pourquoi personne n'a entendu parler de moi. Je suis ici, avec des souvenirs de nos lettres, mais pour toi, qui est toujours ancré dans cette ligne droite, je n'ai jamais existé. Le lendemain de mon... accident, j'ai fini par me rendre compte que nous étions en fait la veille. Et puis, à chaque fois que je dormais pour un temps, je me réveillais toujours la veille plutôt que le lendemain. C'est comme si le temps poursuivait sa course sur la droite, mais qu'en ayant été éjectée, je me retrouve immobile, ou quelque chose du genre. Le temps file, mais pas moi. Donc, par rapport au reste du monde, je
recule.
Je veux l'interrompre une fois de plus, mais elle m'en empêche:
- Ne dis rien, ce serait inutile. Bref, j'ai dû me rendre à l'évidence et je me suis creusé la tête avant de penser à une solution possible. Hugo, telle que tu me vois aujourd'hui, je n'ai pas fermé l'oeil plus d'une demi-heure à la fois depuis près de dix jours. Je suis à bout de nerfs. J'ai presque rattrapé le temps, Hugo. Après avoir dérivé vers le passé, je suis presque arrivée au moment de la réalité où j'ai été éjectée. Je crois que la seule façon de revenir est d'empêcher l'homme - qui qu'il soit - de me tirer dessus. Comme tu étais avec moi quand c'est arrivé...
Cette fois je réussis à l'interrompre:
- Mais puisque tout ça n'est pas arrivé, je ne pouvais pas être avec toi!
- Pour toi, actuellement, ce n'est pas encore arrivé. C'est pourquoi tu n'en gardes aucun souvenir. Je me demande qu'est-ce qui va se passer dans le stationnement de la Place Ville-Marie tantôt. Ça fait quatre jours que j'y pense... Depuis que je t'ai posté la lettre... la même lettre que je t'avais postée avant d'être éjectée de la droite...
Dans le fond, elle croit peut-être dur comme fer à cette histoire abracadabrante, mais tous mes sens, toute ma logique s'oppose à ce que je puisse la croire. J'ai tout à coup une idée fort simple pour me sortir de cette impasse.
- D'accord, d'accord, je me rends. Admettons que tout ça est vrai. Alors nous allons simplement nous rendre au stationnement et quitter l'endroit. Je te raccompagne chez toi et toute cette histoire prendra fin, tu seras à nouveau... hum... dans la réalité. Ça va comme ça?
- Je crois que c'est beaucoup trop simple pour que ça marche... mais je n'ai pas d'autre choix que de tenter d'empêcher cet homme de m'éjecter encore et encore.

*

Le stationnement est sombre et humide. Je n'avais jamais remarqué à quel point, mais ce samedi, avec cette petite blonde au manteau vert accrochée à mon bras, je me sens tout à coup oppressé sous ce plafond si bas.
Nous approchons de ma voiture. Je désactive mon système d'alarme. Elle sursaute.
- J'avais oublié ton alarme.
Bien entendu. Elle avait oublié.
Un bruit provient du mur tout au fond du stationnement. Une lourde porte s'ouvre et laisse le passage à un homme. Je ne distingue pas son visage, l'éclairage est trop furtif. Il porte un long manteau.
Plus que quelques pas avant d'atteindre la voiture. Mon coeur bat la chamade. Je me maudis d'être si énervé à la vue d'un inconnu dans ce stationnement seulement à cause de l'histoire absurde de cette fille! Je ne peux m'empêcher de surveiller l'homme alors que trois pas nous séparent encore de mon automobile. L'homme passe sa main à l'intérieur de son manteau.
Deux pas. La blonde crie et me tire vers le sol, entre ma voiture et une vieille Pontiac noire. La douleur irradie mon épaule qui supporte mal le poids de ma chute. Je regarde la petite blonde et je ne peux que penser que son manteau vert sera dû pour un bon lavage. Pensée absurde en de telles circonstances, mais le bitume du stationnement n'est pas très propre. Elle file à quatre pattes vers l'arrière des véhicules. Je la suis, maugréant contre ma nervosité incontrôlée. Je m'assois à même le sol et me ronge les ongles, alors que les pas de l'homme se rapprochent.
Il va passer devant les automobiles et poursuivre son chemin. C'est certain. Il se demandera peut-être qui étaient les deux fous qui se sont jetés au sol une minute auparavant. La petite blonde se colle contre moi, me serrant de peur. Sa peur est contagieuse. Je compte les pas de l'inconnu, en tentant d'estimer du même coup sa position. Je tremble de tous mes membres.
Les pas s'arrêtent. Je retiens mon souffle, les seuls bruits audibles sont les battements de mon coeur et le souffle saccadé de la fille à mes côtés. Un pas, puis deux, puis trois. Lents. Ils se rapprochent de nous. L'homme s'est arrêté face aux automobiles et s'avance maintenant entre les deux voitures.
Je pense à me faufiler vers l'autre côté, mais il est trop tard, l'homme nous entendra certainement. Je me cale encore plus vers le sol, en vain. La silhouette de l'homme apparaît devant nous. Son visage demeure dans l'ombre.
Il sort la main de son manteau, la tend vers nous. Des tortues bleues ornent son bracelet.
- Noooonn!
Nous avons crié simultanément. Moi de peur, elle de désespoir. Elle semble abandonner la partie. Je me rends compte que je crois à son histoire de fou plus que je ne le pensais. J'ai vraiment eu la frousse, mais l'homme nous tend seulement la main. Il s'adresse à la petite blonde:
- N'aie pas peur, Laurie, tu n'as plus rien à craindre. Je t'accorde cette victoire.

*

Laurie. C'est quand cet inconnu prononce son nom que tout me revient en tête. Revient? Oui, revient. Ce doit être à ce moment-là qu'elle a été éjectée de la réalité... et qu'elle l'a réintégrée... au moment où il le lui a accordé.
Alors mes souvenirs réapparaissent comme s'ils n'avaient jamais été absents de ma mémoire. Les lettres, les nombreuses lettres... H. et L. Comment ai-je pu oublier?
Tu ne les as pas oubliées, puisqu'avant cet instant, elles n'avaient jamais existé. La voix de l'homme, dans ma tête.

*

L'homme nous aide à nous relever. Il nous salue puis s'éloigne. Laurie veut le retenir un instant:
- Pourquoi maintenant?
L'homme ne se retourne pas mais sa voix nous parvient, réverbérée par les murs humides du stationnement.
- Je trouverai quelqu'un d'autre pour modifier le détail qui m'occupe. C'est plus simple. Tu as été courageuse, Laurie. Les gens comme toi se font de plus en plus rares. Et puis, une personne ou une autre, quelle importance si le travail est accompli?
Laurie veut s'avancer, mais je la retiens du bras. Elle lui demande:
- Mais qui êtes-vous?
L'homme ne répond pas. Il sifflote une petite mélodie. Puis, il disparaît au détour d'une allée. Le bruit de ses pas disparaît avec lui. Son sifflement demeure encore un instant, puis s'éteint à son tour.

*

Je me suis demandé pourquoi Laurie avait adressé sa lettre au 425 plutôt qu'au 1425... Pour comprendre immédiatement après que 425 est bien mon adresse. Pourtant, il me semble avoir un vague souvenir d'avoir habité au 1425. N'ai-je pas déjà cherché le 425 dans cette rue?
Et cet air, que l'homme sifflait, il me semble l'avoir déjà entendu quelque part. Mais je ne me souviens plus où. Je décide de ne pas me creuser la tête avec ça.
Après tout, les souvenirs sont si
relatifs.

Hugues Morin est né à Roberval, au Québec, en 1966. depuis 1992, il a publié 90 nouvelles dans divers magazines, collectifs et recueils dont trois recueils dont son premier livre: Le marchand de rêves, publié en Belgique en 1994. En 1995, il a fondé Ashem Fictions, maison de micro-édition spécialisée en fantastique et a lancé la revue Fenêtre Secrète sur Stephen King, qu'il a dirigé jusqu'en 1999. En 1997, il est devenu le cinquième directeur de l'histoire de la revue Solaris, poste qu'il a occupé pendant deux ans. Il est toujours membre de la rédaction de la revue. Il a publié son premier livre professionnel en 1997; Stephen King, Trente ans de terreur, aux éditions Alire. Puis, en 1998, il a publié deux recueils de nouvelles; L'héritage de Roberval, aux Éditions de l'A Venir, puis Ombres dans la pluie, chez Ashem Fictions. Il a également fondé un festival de fantastique et science-fiction à Roberval en 1998, édition suivie d'une seconde, R2K, qu'il a co-organisé en 2000. Fin 1998, il a relancé le cinéma à Roberval en fondant le Cinéma Chaplin, modeste complexe de trois salles jouant à la fois des primeurs et des films de répertoire. En 1999, il lance le Chaplin dans un autre festival, celui sur la relève du cinéma québécois. En juin 2000, il lançait avec ses associés le Cinéma Chaplin II à Dolbeau-Mistassini. Fin 2000, Hugues Morin décide d'occuper ses fonctions à distance et part s'installer à l'autre bout du pays, en Colombie Britannique pour quelques mois. À suivreÉ

Voir aussi sur ce site : la page de l'invité (e) : DÉBAT SUR STEPHEN KING par Patrick Senécal et Hugues Morin

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

 # 13  : automne 2001

 

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