LA PETITE BLONDE AU MANTEAU VERT
par
Hugues Morin
À Laurine, pour l'inspiration du titre... et
de l'histoire
Et à Suzie, pour le nom de cette seconde version.
Trois enveloppes, ce
matin-là dans la boîte aux lettres. Je n'ai pas
l'habitude de recevoir beaucoup de courrier, la chose me surprend un
peu. Je referme la porte et regarde les enveloppes. Une facture de
téléphone, une sollicitation de dons à la
fondation de l'université... et une lettre sans adresse
d'expéditeur. Elle est destinée à H. Curieux.
C'est l'initiale de mon prénom mais je ne connais personne qui
ne m'appelle que H.
Je m'attarde un peu sur cette enveloppe. La qualité de
l'écriture manuscrite m'étonne. Existe-t-il encore des
gens pour s'appliquer à écrire une adresse sur une
enveloppe avec autant de précision graphique? Tiens?
L'adresse. Ce n'est pas la mienne. J'habite le 1425 et l'enveloppe
est adressée au 425. C'était trop beau aussi, ce
courrier imprévu et un peu mystérieux. J'hésite
un instant, me disant que je pourrais ouvrir l'enveloppe quand
même... mais non, l'honnêteté l'emporte. Ce H. -
ou cette H. - habite un peu plus loin au sud, et le service postal
s'est encore trompé. Je dépose la lettre sur la table
de l'entrée; j'irai la porter moi-même au 425 un peu
plus tard.
*
La neige durcie
croustille sous mes pas. Je lève les yeux vers la porte
suivante. 927. Le 425 est plus loin que je ne l'avais estimé
au départ. Le train passe sur la voie ferrée, au bout
de la rue. Je commence à penser que le 425 est peut-être
de l'autre côté de la voie ferrée. Si c'est le
cas, il me faudra trouver un passage; il n'y a pas de traverse du
chemin de fer à cet endroit. Notre rue est complètement
coupée en deux par la voie ferrée. Aucun passage
possible. J'accélère le pas, enfonçant la
tête dans mes épaules pour me protéger du
froid.
La dernière maison porte le numéro 723. Pas de 425 de
ce côté de la rue. Je jure intérieurement contre
ma précipitation à sortir par ce temps sans m'assurer
de ma destination et du meilleur chemin pour m'y rendre. Je me
dandine stupidement sur place, ne sachant trop quoi faire. Retourner
chez moi sans avoir porté cette foutue lettre? Contourner la
voie ferrée par le passage qui se trouve trois rues plus loin
et repartir à la recherche du 425 de l'autre
côté? Jeter la lettre problématique dans la
première bouche d'égout venue? Non. Si cette lettre
m'était adressée, j'apprécierais qu'on me la
rapporte. Je soupire et décide de contourner la voie
ferrée. Après tout, il ne fait pas trente degrés
sous zéro et une petite marche à l'air frais me fera le
plus grand bien. Je me console en me disant qu'une bonne action n'a
jamais fait de tort à personne et qu'on me le rendra
peut-être un jour... Ces pensées, même si elles ne
me paraissent pas convaincantes, ont l'avantage de m'occuper l'esprit
alors que je traverse enfin la voie ferrée et reviens sur mes
pas de l'autre côté.
La basse-ville, qui est limitée au nord par la voie
ferrée et au sud par la rivière, n'est pas très
étendue. Rendu au 629, je commence à croire que la rue
sera trop courte pour qu'un 425 existe. Je continue de m'occuper
l'esprit en m'interrogeant sur la pertinence de numéros de rue
qui ne débutent pas avec 1 aux limites de la ville. Je n'ai
pas le temps de trouver une réponse à cette question.
J'atteins le bout de la rue. La dernière maison porte le
numéro 517. Pas de 425. Je jette un coup d'oeil de l'autre
côté de la rue: 516. Rien d'autre. Curieux. Je
recommence à me demander pourquoi la municipalité n'a
pas fait débuter les numéros de porte par 1, au bord de
la rivière... puis je me dis que la rue se poursuit
peut-être sur l'autre rive... peu probable... surtout
qu'à l'origine, avant la fusion, l'autre rive appartenait
à une autre municipalité.
Je rebrousse donc chemin, la lettre mystérieuse toujours
enfouie dans la poche de mon manteau.
*
C'est une voix
monocorde qui me répond.
- Bureau de poste.
Je bafouille:
- Bonjour, pourriez-vous m'indiquer si une adresse existe
réellement?
Le fonctionnaire n'a rien compris.
- Quoi?
J'hésite un instant, puis;
- Euh... J'ai ici une enveloppe qui ne m'est pas adressée et
je voudrais savoir si l'adresse qui y figure est réelle ou si
l'expéditeur a fait une erreur.
- Je ne peux rien faire pous vous, monsieur. Appelez la Ville. Au
fait, comment avez-vous eu cette enveloppe, si elle ne vous est pas
adressée?
Je raccroche sans autre salutation. Je me sens nerveux. Pourquoi?
Je fouille dans l'annuaire un instant et reprends le
téléphone. Je compose le numéro de la
municipalité.
- Mairie bonjour.
- Bonjour. Est-ce que c'est bien à la municipalité que
je dois m'adresser pour savoir si une adresse existe
réellement... je veux dire, si un numéro correspond
bien à une adresse...
Je me sens idiot, mais la réceptionniste semble saisir ce que
je veux dire.
- Il vous faut appeler le Service de l'évaluation. C'est
le...
Je prends le numéro en note et consulte l'évaluation
municipale. Pas de 425 dans ma rue.
*
Vers quinze heures,
au moment de prendre une petite pause, je craque. J'ouvre
l'enveloppe. Une seule feuille, écrite à la main, d'une
écriture extrêmement appliquée. On dirait des
caractères d'imprimerie tellement ils sont parfaits.
J'hésite une seconde, puis lis cette mystérieuse
lettre.
Bonjour H,
Je ne me suis jamais sentie aussi nerveuse de toute ma vie. Curieux,
n'est-ce pas? J'ai l'impression de te connaître depuis
toujours, pourtant. Toutes ces correspondances très...
personnelles... Correction: je te connais depuis toujours. C'est
juste que je me sens nerveuse à l'idée de te rencontrer
pour la première fois.
Je ne sais pas si je fais une folle de moi ou si tu te sens nerveux
toi aussi. On sera vite fixés; tu devrais recevoir cette
lettre jeudi et nous nous voyons samedi.
Tu es déjà venu au Salon du livre par le passé,
d'après ce que tu m'as raconté. J'arriverai sur place
vers 13h. J'irai m'asseoir sur un des bancs près de
l'entrée principale. Ce sera facile de me reconnaître:
je serai la petite blonde au manteau vert.
Bye. À samedi.
L.
*
Le Salon du livre...
oui, je m'y rends chaque année depuis cinq ans. Je
dépose la lettre et l'enveloppe sur la table. Mes mains sont
moites. Je me sens toujours nerveux. Pourquoi donc? Qui est donc
cette L? Une rencontre après plusieurs années de
correspondance entre elle et H.
L'adresse, l'initiale, le Salon du livre. Impossible qu'il ne
s'agisse que de coïncidences. J'ai l'impression de perdre pied,
de devenir un peu fou. Je ne connais vraiment personne qui signe seulement L. parmi
mes correspondants!
Je serai la
petite blonde au manteau vert.
Je commence
à fouiller ma mémoire à la recherche de petites
blondes. Il y en a à la fois trop et pas assez. Non, personne
qui me rappelle le ton de cette lettre.
Que faire? Me rendre au Salon du livre, bien sûr. Ne devais-je
pas y faire un tour de toute façon?
*
Il y a foule à
la Place Bonaventure, ce samedi. J'ai laissé ma voiture dans
le stationnement de la Place Ville-Marie, comme à mon
habitude. Je me présente à l'entrée, puis au
vestiaire. Je suis fébrile et me sens stupide d'être
dans cet état. Ne vais-je pas rencontrer une inconnue? Je
laisse mon manteau au vestiaire, ce qu'elle ne doit pas avoir fait.
Je me sens ridicule de penser à cette L. dont je n'ai jamais
entendu parler.
J'entre au Salon, m'empare du programme qu'une petite blonde me
présente. Je la fixe dans les yeux. Elle détourne le
regard, mal à l'aise. Je secoue la tête et fais quelques
pas dans l'allée. Je consulte ma montre; 12h45. Je balaie du
regard l'endroit où il y a habituellement des bancs. Deux
vieillards sont assis sur le premier banc. Trois personnes occupent
le second. Ils me tournent le dos.
À gauche, un grand type maigre, en jeans percés.
À l'extrême droite, une jeune femme brune, visiblement
enceinte. Un homme costaud en complet est debout devant elle. Son
mari? Ils discutent à voix basse.
Au centre du banc, une blonde. Avec un manteau vert. Mon coeur
s'énerve. Je me gratte le coin de l'oeil, pour éviter
d'avoir l'air de fixer le banc. Je me déplace vers l'avant,
lentement. Je me dirige au premier kiosque venu, pour me permettre de
voir le visage de cette petite blonde au manteau vert.
Je me trouve idiot de faire tout ce cirque. J'ai l'impression que
tout le monde me regarde. Je dois avoir trop vu de films policiers.
Je prends un livre au hasard et le feuillette négligemment. Je
lève les yeux vers le banc. La femme enceinte se lève.
Elle et son mari se dirigent vers la sortie. Je porte mon regard sur
la petite blonde au manteau vert. Son visage ne me dit rien.
Quelle idée ridicule! Normal qu'elle ne me dise rien puisque
je ne la connais pas! Décidément, je ne pense que des
évidences! Elle a les yeux d'un vert émeraude
éclatant. Ses cheveux sont d'un blond presque châtain,
reluisants. Malgré ses yeux et un joli visage, elle a l'air
très fatigué. Elle se mordille la lèvre
inférieure et jette un regard vers l'entrée, puis
consulte sa montre. Je me retourne pour ne pas être reconnu,
pour trouver immédiatement mon geste inutile. Comment
pourrait-elle me reconnaître, puisqu'on ne se connaît
pas?
D'ailleurs, même si cette lettre m'était
adressée, elle prouvait qu'elle ne m'avait jamais vu, alors...
Je replace le livre sur le comptoir. Le jeune homme responsable du
kiosque me regarde, invitant une question. Je détourne les
yeux, puis me tourne franchement vers le banc. Je viens de penser que
je n'ai qu'à m'asseoir à ses côtés, tout
simplement.
Je fais deux pas. Le regard de cette petite blonde au manteau vert
croise le mien. Il s'éclaire tout à coup.
Elle m'a reconnu. Comment est-ce possible?
Elle semble extrêmement heureuse de me voir. Elle se
lève, ses yeux se mouillent alors qu'elle fait un pas vers
moi. Elle a l'air vraiment épuisé. Des cernes entourent
ses yeux brillants.
Je ne sais trop comment réagir. Je me demande ce que je fais
là. Quoi dire? C'est elle qui prend la parole.
- Hugo! Exactement comme sur la photo.
- La photo?
Je ne trouve rien de plus intelligent à dire.
- Oui! Celle sur la couverture arrière de ton livre! Tu ne
m'avais jamais vue, mais moi oui, en photo! Je suis tellement
contente que tu sois là, Hugo. Viens, sortons d'ici, il faut
que je te raconte une histoire absolument incroyable.
Elle me prend par le bras et m'entraîne vers la sortie. Je
n'ose pas protester. Je sens la réalité glisser sous
mes pieds comme un tapis qu'un malveillant magicien aurait
tiré.
Je récupère mon manteau au vestiaire et nous sortons
dans le mail. Elle me tient toujours par le bras.
- Tu ne me croiras jamais, Hugo! Jamais! Mon Dieu, comment vais-je
faire pour te raconter ça sans avoir l'air d'une folle!
- Euh...
Je me rends compte que je ne sais même pas son nom! Je poursuis
toutefois:
- Euh... Et si on s'assoyait quelque part, pour en parler?
- Bonne idée.
Elle consulte sa montre. Je fais de même: il est 13h.
- Nous avons peu de temps. Tiens, là, au café.
Elle lâche mon bras rendus à la table d'un petit resto.
Elle s'assoit et me fixe droit dans les yeux. Je me sens mal à
l'aise. Est-elle folle ou c'est moi qui suis fou? Je la trouve
très jolie malgré les cernes sous ses yeux. Elle prend
une grande inspiration et se lance.
- Bon, d'abord, permets-moi de te demander de ne pas m'interrompre.
Ce que je vais te raconter est incroyable. Mais laisse-moi finir
avant de protester, ok?
- Ok.
Que faire d'autre? J'ai l'impression de faire un de ces rêves
dans lesquels on court sans avancer, où des personnes sans
rapport entre elles se retrouvent mêlées à des
situations totalement absurdes. Belle idée pour un roman. Elle
poursuit:
- Merci. Écoute-moi attentivement. Imagine-toi le monde
réel tel que tu le connais comme le défilement des
événements sur une ligne droite. Imagine qu'il y ait
d'autres réalités qui défilent sur d'autres
droites...
- Des univers parallèles?
Une serveuse vient prendre notre commande qui se limite à deux
cafés.
- Quelque chose comme ça, oui. Bon, imagine la chose suivante.
Je vis ma routine habituelle. Un beau jour, je vais au Salon du livre
de Montréal. Nous devons nous y rencontrer pour la
première fois, après toutes nos années de
correspondance.
J'ouvre la bouche mais elle lève le doigt pour me ramener
à l'ordre. Je hoche la tête et elle poursuit.
- Bon. Je me rends au Salon, on s'y rencontre comme prévu, on
sort manger un morceau, et puis, tu as l'idée d'aller rendre
visite à Pierrot, qui habite à un quart d'heure d'ici.
Nous nous rendons dans le stationnement de la Place Ville-Marie,
à côté, où tu as laissé ta voiture.
Puis, au moment où j'attends à côté de
l'automobile que tu déverrouilles la porte du passager, un
homme s'approche de moi. Tout ce que je vois vraiment de lui, c'est
qu'à son bras gauche, il porte un bracelet bleu. Avec des
tortues dessus. Et là, comme ça, il sort un revolver et
me tire dessus.
Cette fille est folle. J'ai ma réponse. Que faire maintenant?
Je reste là, bêtement, à l'écouter, en
attendant d'avoir une idée pour me sortir de cette
situation.
- À partir de ce moment-là, tout a changé. Je ne
m'en suis pas rendu compte tout de suite. Seulement le lendemain
matin. L'homme m'avait atteint à la jambe. Blessure sans
gravité. Les médecins de l'urgence m'ont retiré
la balle, puis m'ont donné des tranquillisants. Je me suis
endormie à l'hôpital, puis réveillée chez
moi. J'étais déroutée, intriguée... et le
plus étrange, c'est que je n'étais plus
blessée.
Je ne peux pas continuer à la laisser s'enfoncer comme
ça. Je décide de l'interrompre.
- Écoute, malgré ce qu'écrivent plein d'auteurs
de SF, on n'a jamais entendu parler d'aucune expérience
d'univers parallèles. Toute ton histoire n'a aucun sens. Un
homme te tire dessus sans raison, tu t'endors dans un lieu, te
réveilles ailleurs, sans blessure... Et puis tout ça
n'est certainement pas arrivé près de ma voiture, je
m'en souviendrais, quand même!
J'ai élevé le ton et ses yeux s'embrouillent. J'ai un
peu pitié d'elle malgré tout.
- Écoute... je ne connais même pas ton nom et...
- Comment? Tu... Mais c'est impossible!
Elle éclate en sanglots. Quelques passants nous regardent du
coin de l'oeil.
- Mon Dieu! C'est bien pire que je ne le croyais. Tu étais
vraiment ma dernière chance de m'en sortir!
Elle se reprend tout à coup. Une idée subite?
- Mais si tu ne me connais pas, qu'est-ce que tu faisais à
notre rendez-vous au Salon du livre? Et qu'est-ce que tu
réponds au fait que moi, je te connais?!
Elle tient là une question intéressante. Je n'avais pas
pensé à ça. Elle m'a immédiatement
appelé Hugo lors de notre rencontre. Le magicien malveillant
tirait encore un bout de tapis sous mes pas. Un autre
élément me passe par la tête: elle a
mentionné ma voiture à la Place Ville-Marie. Une
vieille habitude, certes, mais qui était au courant d'un
détail si peu important? Je bafouille:
- Euh... j'ai reçu une drôle de lettre, adressée
à H. et signée L.
- Comme toutes nos précédentes lettres, Hugo. Ne me dis
pas que tu n'en as jamais reçu auparavant?
- En effet, je n'en ai jamais reçu.
Elle pèse le poids de mon affirmation, respire
profondément puis me fixe droit dans les yeux.
- Je te demande une dernière faveur. Tu es écrivain de
fantastique, après tout, tu dois être ouvert aux
phénomènes bizarres?
- Pas nécessairement. Penses-tu réellement que les
écrivains de SF sont ceux qui croient le plus aux OVNI?
Elle ne se laisse pas démonter facilement. Malgré sa
fatigue évidente, elle poursuit:
- Peu importe. Voici ce qui a dû m'arriver. Au moment où
l'homme m'a tiré dessus, j'ai été
éjectée de la ligne droite de la réalité
que j'occupais jusque-là. Voilà pourquoi personne n'a
entendu parler de moi. Je suis ici, avec des souvenirs de nos
lettres, mais pour toi, qui est toujours ancré dans cette
ligne droite, je n'ai jamais existé. Le lendemain de mon...
accident, j'ai fini par me rendre compte que nous étions en
fait la veille. Et puis, à chaque fois que je dormais pour un
temps, je me réveillais toujours la veille plutôt que le
lendemain. C'est comme si le temps poursuivait sa course sur la
droite, mais qu'en ayant été éjectée, je
me retrouve immobile, ou quelque chose du genre. Le temps file, mais
pas moi. Donc, par rapport au reste du monde, je recule.
Je veux
l'interrompre une fois de plus, mais elle m'en empêche:
- Ne dis rien, ce serait inutile. Bref, j'ai dû me rendre
à l'évidence et je me suis creusé la tête
avant de penser à une solution possible. Hugo, telle que tu me
vois aujourd'hui, je n'ai pas fermé l'oeil plus d'une
demi-heure à la fois depuis près de dix jours. Je suis
à bout de nerfs. J'ai presque rattrapé le temps, Hugo.
Après avoir dérivé vers le passé, je suis
presque arrivée au moment de la réalité
où j'ai été éjectée. Je crois que
la seule façon de revenir est d'empêcher l'homme - qui
qu'il soit - de me tirer dessus. Comme tu étais avec moi quand
c'est arrivé...
Cette fois je réussis à l'interrompre:
- Mais puisque tout ça n'est pas arrivé, je ne pouvais
pas être avec toi!
- Pour toi, actuellement, ce n'est pas encore arrivé. C'est
pourquoi tu n'en gardes aucun souvenir. Je me demande qu'est-ce qui
va se passer dans le stationnement de la Place Ville-Marie
tantôt. Ça fait quatre jours que j'y pense... Depuis que
je t'ai posté la lettre... la même lettre que je t'avais
postée avant d'être éjectée de la
droite...
Dans le fond, elle croit peut-être dur comme fer à cette
histoire abracadabrante, mais tous mes sens, toute ma logique
s'oppose à ce que je puisse la croire. J'ai tout à coup
une idée fort simple pour me sortir de cette impasse.
- D'accord, d'accord, je me rends. Admettons que tout ça est
vrai. Alors nous allons simplement nous rendre au stationnement et
quitter l'endroit. Je te raccompagne chez toi et toute cette histoire
prendra fin, tu seras à nouveau... hum... dans la
réalité. Ça va comme ça?
- Je crois que c'est beaucoup trop simple pour que ça
marche... mais je n'ai pas d'autre choix que de tenter
d'empêcher cet homme de m'éjecter encore et
encore.
*
Le stationnement est
sombre et humide. Je n'avais jamais remarqué à quel
point, mais ce samedi, avec cette petite blonde au manteau vert
accrochée à mon bras, je me sens tout à coup
oppressé sous ce plafond si bas.
Nous approchons de ma voiture. Je désactive mon système
d'alarme. Elle sursaute.
- J'avais oublié ton alarme.
Bien entendu. Elle avait oublié.
Un bruit provient du mur tout au fond du stationnement. Une lourde
porte s'ouvre et laisse le passage à un homme. Je ne distingue
pas son visage, l'éclairage est trop furtif. Il porte un long
manteau.
Plus que quelques pas avant d'atteindre la voiture. Mon coeur bat la
chamade. Je me maudis d'être si énervé à
la vue d'un inconnu dans ce stationnement seulement à cause de
l'histoire absurde de cette fille! Je ne peux m'empêcher de
surveiller l'homme alors que trois pas nous séparent encore de
mon automobile. L'homme passe sa main à l'intérieur de
son manteau.
Deux pas. La blonde crie et me tire vers le sol, entre ma voiture et
une vieille Pontiac noire. La douleur irradie mon épaule qui
supporte mal le poids de ma chute. Je regarde la petite blonde et je
ne peux que penser que son manteau vert sera dû pour un bon
lavage. Pensée absurde en de telles circonstances, mais le
bitume du stationnement n'est pas très propre. Elle file
à quatre pattes vers l'arrière des véhicules. Je
la suis, maugréant contre ma nervosité
incontrôlée. Je m'assois à même le sol et
me ronge les ongles, alors que les pas de l'homme se rapprochent.
Il va passer devant les automobiles et poursuivre son chemin. C'est
certain. Il se demandera peut-être qui étaient les deux
fous qui se sont jetés au sol une minute auparavant. La petite
blonde se colle contre moi, me serrant de peur. Sa peur est
contagieuse. Je compte les pas de l'inconnu, en tentant d'estimer du
même coup sa position. Je tremble de tous mes membres.
Les pas s'arrêtent. Je retiens mon souffle, les seuls bruits
audibles sont les battements de mon coeur et le souffle
saccadé de la fille à mes côtés. Un pas,
puis deux, puis trois. Lents. Ils se rapprochent de nous. L'homme
s'est arrêté face aux automobiles et s'avance maintenant
entre les deux voitures.
Je pense à me faufiler vers l'autre côté, mais il
est trop tard, l'homme nous entendra certainement. Je me cale encore
plus vers le sol, en vain. La silhouette de l'homme apparaît
devant nous. Son visage demeure dans l'ombre.
Il sort la main de son manteau, la tend vers nous. Des tortues bleues
ornent son bracelet.
- Noooonn!
Nous avons crié simultanément. Moi de peur, elle de
désespoir. Elle semble abandonner la partie. Je me rends
compte que je crois à son histoire de fou plus que je ne le
pensais. J'ai vraiment eu la frousse, mais l'homme nous tend
seulement la main. Il s'adresse à la petite blonde:
- N'aie pas peur, Laurie, tu n'as plus rien à craindre. Je
t'accorde cette victoire.
*
Laurie. C'est quand cet inconnu prononce son nom que tout
me revient en tête. Revient? Oui, revient. Ce doit être
à ce moment-là qu'elle a été
éjectée de la réalité... et qu'elle l'a
réintégrée... au moment où il le lui a
accordé.
Alors mes souvenirs réapparaissent comme s'ils n'avaient
jamais été absents de ma mémoire. Les lettres,
les nombreuses lettres... H. et L. Comment ai-je pu oublier?
Tu ne les as
pas oubliées, puisqu'avant cet instant, elles n'avaient jamais
existé. La voix de l'homme, dans ma tête.
*
L'homme nous aide
à nous relever. Il nous salue puis s'éloigne. Laurie
veut le retenir un instant:
- Pourquoi maintenant?
L'homme ne se retourne pas mais sa voix nous parvient,
réverbérée par les murs humides du
stationnement.
- Je trouverai quelqu'un d'autre pour modifier le détail qui
m'occupe. C'est plus simple. Tu as été courageuse,
Laurie. Les gens comme toi se font de plus en plus rares. Et puis,
une personne ou une autre, quelle importance si le travail est
accompli?
Laurie veut s'avancer, mais je la retiens du bras. Elle lui
demande:
- Mais qui êtes-vous?
L'homme ne répond pas. Il sifflote une petite mélodie.
Puis, il disparaît au détour d'une allée. Le
bruit de ses pas disparaît avec lui. Son sifflement demeure
encore un instant, puis s'éteint à son tour.
*
Je me suis
demandé pourquoi Laurie avait adressé sa lettre au 425
plutôt qu'au 1425... Pour comprendre immédiatement
après que 425 est bien mon adresse. Pourtant, il me semble
avoir un vague souvenir d'avoir habité au 1425. N'ai-je pas
déjà cherché le 425 dans cette rue?
Et cet air, que l'homme sifflait, il me semble l'avoir
déjà entendu quelque part. Mais je ne me souviens plus
où. Je décide de ne pas me creuser la tête avec
ça.
Après tout, les souvenirs sont si relatifs.
|
Hugues
Morin est né à Roberval, au
Québec, en 1966. depuis 1992, il a publié 90
nouvelles dans divers magazines, collectifs et recueils dont
trois recueils dont son premier livre: Le marchand de
rêves,
publié en Belgique en 1994. En 1995, il a
fondé Ashem Fictions, maison de micro-édition
spécialisée en fantastique et a lancé
la revue Fenêtre Secrète sur Stephen
King, qu'il a
dirigé jusqu'en 1999. En 1997, il est devenu le
cinquième directeur de l'histoire de la revue
Solaris,
poste qu'il a occupé pendant deux ans. Il est
toujours membre de la rédaction de la revue. Il a
publié son premier livre professionnel en 1997;
Stephen
King, Trente ans de terreur, aux éditions Alire. Puis, en 1998, il
a publié deux recueils de nouvelles; L'héritage de
Roberval, aux
Éditions de l'A Venir, puis Ombres dans la
pluie, chez Ashem
Fictions. Il a également fondé un festival de
fantastique et science-fiction à Roberval en 1998,
édition suivie d'une seconde, R2K, qu'il a co-organisé en 2000. Fin 1998,
il a relancé le cinéma à Roberval en
fondant le Cinéma Chaplin, modeste complexe de trois salles jouant
à la fois des primeurs et des films de
répertoire. En 1999, il lance le Chaplin dans un
autre festival, celui sur la relève du cinéma
québécois. En juin 2000, il lançait
avec ses associés le Cinéma Chaplin
II à
Dolbeau-Mistassini. Fin 2000, Hugues Morin décide
d'occuper ses fonctions à distance et part
s'installer à l'autre bout du pays, en Colombie
Britannique pour quelques mois. À suivreÉ
|
Voir aussi sur ce site :
la page de
l'invité (e) :
DÉBAT
SUR
STEPHEN
KING par Patrick Senécal
et Hugues Morin
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
# 13 : automne 2001
.. général