FOU ..... ..... DESSEIN
par

Serena GENTILHOMME

Crédit photo © Claude Bolduc

 

Pour Cthandré, le plus sexy des Oncles



Garé dans l'ombre, le chirurgien Giacomo Celati vient de faire son choix parmi les putes du Viale Rosselli, le boulevard le plus triste de Florence : une boulotte fagotée dans un vieil imperméable, qu'elle ouvre tous les dix pas, dès qu'elle se retrouve sous la lumière crue d'un réverbère, toujours le même.
Ses cuisses sont deux mortadelles gélatineuses.
Son ventre est un volcan raviné.
Ses seins...
Celati démarre sans bruit, roule jusqu'à elle, lui fait signe d'approcher.
La
mamma obéit, sans se presser.
- Combien ?
Elle regarde à l'intérieur de la voiture et voit un quadragénaire tout ce qu'il y a de plus convenable.
- Chais pas, murmure-t-elle, en dialecte sicilien.
Une demeurée à la voix gutturale, où vibre une obscure résignation.
- Cinq cents mille.
Pas de réponse.
Les mains gantées de Celati se crispent sur le volant.
- T'es sourde, ou quoi?
- C'est que ça fait beaucoup...
- C'est que je suis très exigeant.
- Le client est roi, dit la femme, échouant sur le siège du mort.

***

Elle sent si fort que Celati laisse sa vitre ouverte. De temps en temps, il inspire la brume d'un février particulièrement froid et humide, dans lequel Florence se noie y perdant tout, jusqu'à son nom, pour devenir une sorte de banlieue londonienne.
La mère de Celati, avec laquelle le chirurgien vit en célibataire, adore ça : le brouillard, Londres, les romans d'Agatha Christie (même si elle avoue ne pas comprendre grand'chose aux énigmes policières), bref, tout ce qui fait britannique, du moins dans l'esprit d'une petite bourgeoise florentine. Elle n'a jamais quitté sa ville, ni même son quartier, mais a travaillé, pendant quarante ans, comme vendeuse chez
Blueberry, la boutique la plus anglaise de la ville qui, avant d'être transformée en MacDo, arrosa de ses Mackintosh double face les assoiffés d'élégance sobre : la seule et la vraie, selon la Signora Celati, qui a élevé son fils dans le culte de la discrétion, de la modestie, de l'effacement...
Tant et si bien que, lorsque j'étais jeune, on ne m'a jamais remarqué, sauf pour me faire des vacheries. Merci, maman!
Au fur et à mesure qu'il s'enfonce, à vive allure, dans une brume de plus en plus épaisse, Celati revit les circonstances qui ont déterminé sa vocation.

***

Tout avait commencé au lycée Dante fin avril 1968, alors qu'il s'apprêtait à passer son bac. Sa mère ayant annoncé qu'elle mourrait de honte s'il obtenait une moyenne inférieure à huit sur dix, le garçon passait tout son temps en révisions acharnées, avec de bien piètres résultats : la faute à son amour sans espoir pour la demoiselle la plus jolie de son lycée et la plus riche aussi, ses parents étant propriétaires des magasins les plus snobinards de Florence, Blueberry inclus.
Agata Beltalenti di Baghiera.
Elle possédait, des deux côtés de sa famille, d'énormes quartiers de noblesse, au moins aussi gros que ses seins, dont les remous au-dessous de sages chemisiers en cachemire rendaient Celati fou et rayaient de sa mémoire toutes les notions péniblement apprises : les vers de Pétrarque et de Dante, les formules de physique, les dates-clés de la guerre des Cent Ans et les reliefs des Andes se transformaient en magma, écrabouillés par les mamelles d'Agata, dès que celles-ci s'imposaient à l'esprit du garçon - et elles s'y imposaient tout le temps. Épuisé par ses révisions, par ses plaisirs solitaires et par les bouderies de sa mère dès qu'elle découvrait des notes inférieures à huit sur dix et des traces suspectes sur les draps de son fils, le candidat bachelier ne savait plus où donner de la tête... Or, il était précisément en train de se la tenir entre les mains, les yeux rivés à un passage particulièrement édifiant de la
Légende dorée, où Jacques de Varagine donnait le meilleur de lui-même (...Alors Quintien ordonna que les seins de la vierge Agathe fussent tordus et arrachés. Elle lui dit : - Tyran féroce et impie, n'as-tu pas honte d'amputer une femme de ces seins que tu as sucés tout petit ?...), quand la porte de la classe déserte s'ouvrit.
L'instant d'après, Agata était assise à côté de lui, l'interrogeant, de sa voix cristalline sans accent régional, caractéristique des Italiennes de la haute.
- Puis-je te poser une question, Giacomo?
Le nez perpendiculaire à son double objet du désir, le garçon émit un son étranglé, vaguement affirmatif.
- Pourquoi passes-tu toujours tes récréations tout seul, à lire ces horreurs?
Elle s'était tellement rapprochée de lui, que sa cuisse enrobée d'un léger kilt (de chez
Blueberry, of course) vint frôler le genou du jeune homme, en pleine et désespérée tumescence.
-  Révisions, lâcha-t-il, enfin.
-
Poverino! Le pauvre!
Giacomo fixa les lèvres d'où ce cri, apparemment du coeur, venait de jaillir. Pour la première fois, il constata que la bouche d'Agata était loin d'être parfaite : trop grande, trop charnue, d'une couleur violacée, genre myrtille écrasée, qui ne devait rien à un rouge à lèvres - comme toutes les filles bien nées, Agata ne se maquillait point - évoquant la nuance de certains viscères, sur les planches anatomiques. Il préféra replonger dans la lecture de la
Légende, dont les lignes se mirent à danser dès qu'une menotte potelée vint se poser sur son bras.
- Ça fait longtemps que j'aurais voulu t'aborder, mais je n'osais le faire. Malgré mes apparences, je suis une grande timide, tu sais? D'où ma sympathie pour les garçons réservés, comme toi. Les autres camarades aussi se font du souci pour toi, donc on s'est dit qu'une petite sortie te ferait le plus grand bien. Demain dimanche après-midi, j'organise une petite fête chez moi, dont tu serais l'invité d'honneur. Content?
- Quoi?
Bien que peu friand de contes de fées, le jeune homme comprit ce qu'avait dû éprouver Cendrillon, au moment où la citrouille s'était transformée en carrosse, direction le bal.
- Oui ou non?
- Ma mère...
- Voyons! La
Signora Celati, notre employée modèle, ne peut s'opposer à ce que tu viennes : elle en sera même ravie.
- C'est possible...
- C'est même sûr.
-  Je vais lui en parler ce soir, à l'heure du dîner, après la météo...
- Parfait. Alors, je t'attends vers cinq heures.
Ciao.
Agata chuchota ce dernier mot tout contre une oreille rouge, derrière laquelle elle déposa un bisou, froid sur peau brûlante. Pendant tout le reste de la journée, le garçon flotta dans des eaux troubles, à la confluence de l'attraction avec la répulsion pour les lèvres qui avaient glacé, l'espace d'un
ciao, sa nuque.

***

La noble demoiselle ne s'était pas trompée. Après un moment d'incrédulité, au cours duquel elle avait failli s'étrangler avec son minestrone, la Signora Celati - une maigrichonne très nerveuse, plate de partout - jubila à l'idée de cette invitation, indice sûr de promotion sociale : n'était-ce pas dans ce but qu'elle avait inscrit son fils au Dante, le lycée le plus huppé de Florence? Un instant, elle songea même à un grand mariage, mais sut se ressaisir : déjà, dans l'esprit pragmatique de la veuve Celati, l'angoisse avait remplacé l'euphorie.
Une invitation si prestigieuse exigeait une tenue à la hauteur!
Certes, la garde-robe de son fils comptait des tenues correctes, même qu'il n'y avait que ça. Mais, avec les Beltalenti, on passait à une vitesse supérieure pas prévue dans le budget du mois. À moins que...
Le garçon vit sa mère se lever pour se précipiter dans le couloir où il avait une grande armoire, toujours fermée à clé, où pendaient les "bons" vêtements : si bons qu'il était interdit d'y toucher. Elle revint de suite, tout excitée et chargée d'une housse flairant bon et fort la naphtaline.
- Un
Blueberry en direct de Londres, dernier modèle. C'était pour te l'offrir après ton bac, si tu le passes avec plus de huit sur dix, mais...
- Fallait pas: ça doit coûter très cher.
- On m'a fait le prix pour employés maison.
En un tour de main, le jeune homme se retrouva harnaché d'un Mackintosh double face aux boutons de cuivre, où un B était gravé.
- On dirait un vrai petit Milord, observa la brave dame, reculant de trois pas pour mieux admirer l'ensemble.
- Un peu trop grand, non?
- Sur ton costume du dimanche, ça n'y paraîtra pas.
- Lourd pour la saison, je crois...
- Avril, ne te découvre pas d'un fil! En plus, il n'y a plus de saisons et la télé nous a promis de la pluie et la fraîcheur : un printemps anglais va s'abattre sur la Toscane, qu'ils ont dit, noir sur blanc.
-  Cette odeur de naphtaline...
- Une bonne nuit d'aération et le tour est joué!
Il n'objecta pas davantage. Après tout, sa vendeuse modèle de mère avait peut-être raison. Il alla se coucher, non sans avoir adressé des prières à tous les saints de la
Légende dorée et, surtout, à Sainte Agathe, patronne des filles aux beaux seins, sur lesquels il chercha à se concentrer, se masturbant, avec patience, quêtant une jouissance qui ne vint pas.

***

Le matin ne fut pas moins décevant.
Ouvrant les volets, force fut de constater qu'un grand beau temps était là pour démentir les prophéties de la télé, ce qui n'ébranla point la confiance de la mère Celati : le printemps anglais serait pour l'après midi, décréta-t-elle, mettant son chapeau dimanche, réservé à la grande messe dans l'église des Trois Vierges - la paroisse la plus chic de Florence. Installés sur leur banc familial - dont la location, plaque incluse, coûtait une petite fortune -, les Celati assistèrent au service religieux avec leur inattention habituelle, la mère scrutant la foule des fidèles à la recherche des personnalités locales, le fils absorbé dans la vision d'un triptyque baroque - exécuté par le peintre Vittorio Truci, dit le Poppi, si cher à l'Inquisition -, ornant l'une des chapelles latérales et représentant les trois saintes auxquelles l'église était dédiée.
Sur le volet de gauche, on voyait Sainte Agnès, nue sous un péplum transparent, liée à un poteau et livrée aux fouets de ses bourreaux, alors que, sur le volet de droite, des tenailles incandescentes menaçaient les yeux de Sainte Lucie : pâmée, fin prête à l'énucléation, elle contemplait les angelots dodus guettant du haut de leurs cumulus dorés. Mais la préférée de Giacomo était celle du volet central, Agathe, la responsable de ses premiers émois : une plantureuse brune qui, dénudée jusqu'à la ceinture, offrait ses seins de starlette aux sécateurs de ses tortionnaires. Comme ses collègues, Agathe adressait un sourire de circonstance baroque aux anges qu'elle rejoindrait après le massacre de ses appas, mais son expression était encore plus frappante que chez Agnès et Lucie. La bouche grand ouverte, les yeux révulsés, on aurait dit que la jeune vierge jouissait, au contact des lames prêtes à se refermer sur ses tétins raidis. Tel Jacques de Varagine dans sa
Légende, Poppi y était allé de ses plus moites fantasmes, sous couvert de moralisme et de piété, avec un résultat concluant : son triptyque était un chef-d'oeuvre, dans le genre bondieuserie perverse.
Le garçon était en train d'imaginer ce que la sainte endurerait par la suite, quand il aperçut Agata Beltalenti en contrebas du triptyque : voilée et agenouillée dans un confessionnal, le dos secoué de spasmes, elle était en train de rire - ou de sangloter?
Sa mantille tomba.
Elle se retourna et Giacomo faillit hurler de peur.
À cet instant précis, tout le monde se leva debout et la vision disparut derrière un rideau d'endimanchés. Les bras ouverts face à ses ouailles, au milieu de ses enfants de choeur et d'écoeurantes bouffées d'encens, le curé venait d'entonner le
Ite missa est, auquel les fidèles répondirent par un Deo gratias des plus sincères, tellement ils étaient heureux d'avoir acquitté leur corvée pour se précipiter, enfin, vers les bars de place de la Seigneurie, histoire de faire passer l'hostie à grand renfort d'apéritifs, avant le lourd repas dominical.
Au moment de quitter l'église, le garçon jeta un coup d'oeil craintif à l'agenouilloir du confessionnal : vide.
Sa mère s'accrocha à son bras et se mit à chuchoter, énumérant toutes les personnalités qu'elle avait reconnues, par-ci, par-là. Agata -
la padroncina, la petite patronne, comme la veuve Celati l'appelait - n'était pas dans la liste, alors qu'elle aurait été la première cernée par l'infaillible regard maternel, si jamais elle s'était effectivement trouvée sur cet agenouilloir si proche. Assez soulagé, Giacomo se dit qu'il avait une vie entière pour oublier son hallucination d'un instant.
Il se trompait.

***

Pour aller chez les Beltalenti, il fallait changer de bus deux fois.
S'étant trompé d'arrêt, le garçon rata la seconde correspondance.
Il attendit la suivante pendant trois quarts d'heure.
Le soleil tapait sur son Mackintosh, avec une verve estivale.
Printemps anglais, tu parles!
Assoiffé, il se risqua dans un bar, pour quémander un verre d'eau du robinet, ce qui lui valut le mépris du barman. Toute honte et eau bues, il sortit du bar et se précipita vers l'arrêt, où stationnait le bus, mais celui-ci fila, sans même le voir.
C'est ça l'élégance effacée, réfléchit-il, contemplant, avec haine, les boutons cuivrés de son pardessus, s'apprêtant à attendre l'aléatoire arrivée du bus, sans plus oser bouger, conscient de son odeur de transpiration et de naphtaline stagnant sous sa carapace anglaise.Je n'enleverai ça pour rien au monde, se promit-il.

***

- Good evening, Sir. Puis-je vous débarrasser?
Sourire indulgent du majordome.
Le garçon refusa, serrant son imperméable contre ses sueurs naphtalinées, et se laissa guider à travers de vastes salons aux meubles d'époque, aux sols marquetés, aux plafonds en caissons, jusqu'à une petite pièce borgne, où étaient entassés des vêtements, pour la plupart intimes : des slips masculins, des chaussettes, des bas en nylon, des soutien-gorge, des porte-jarretelles, des petites culottes se mélangeaient dans un joyeux et impatient désordre.
- Puis-je vous débarrasser, insista le majordome à la beauté inadmissible : entre vingt et trente ans, un mètre quatre-vingt au bas mot, carrure athlétique, cheveux blonds, yeux verts et l'accent british en prime.
Ma mère aurait mérité un fils comme lui...
- I beg your pardon?
-
Je préférerais garder mon Mackintosh, si vous le permettez, monsieur...
-
Sorry, Sir. Je ne crois pas que je puis accéder à votre demande. Vous n'êtes sans doute pas sans savoir que Mademoiselle a organisé un raout un peu spécial, en l'absence de ses parents.
Subtil relent de moisi, lèpre violacée affleurant des parois.
- Donc, il faut absolument vous déshabiller
.
Une longue main désigna une porte entrebâillée, de laquelle se dégageaient des soupirs, des gémissements, des succions.
- Ils sont tous nus, dans la pièce à côté. À Paris, cela s'appelle une partouze,
do you speak French? Mademoiselle a dit que vous êtes libre de vous en aller, au cas où cette soirée ne vous conviendrait pas.
- NON!
Il se dévêtit avec une violence qu'il n'aurait jamais soupçonnée en lui-même, contemplant la flaccidité qui s'empilait à ses pieds avec l'horreur incrédule d'un écorché face aux arrachements progressifs de sa peau. Une séquence - texte de Varagine, images de Poppi - défilait dans son esprit, découpée en gros plans : croupe zébrée d'Agnès, orbites sanglantes de Lucie et gerbe rouge fusant, en éruption volcanique, du torse ravagé d'Agathe...
Le slip du garçon tomba et une rigole de sueur traversa son front.
Regardant ailleurs, le domestique ouvrit la porte sur la pièce d'à côté, soudain silencieuse : on aurait dit qu'une radio venait de s'y éteindre.
-
Enjoy yourself, Sir.

***

- Ça, alors! Je sens que je vais mourir de honte! Justifie-toi, si tu peux!
Secoué de hoquets, sanglée dans un tailleur aussi strict que la tenue des autres invités - des élèves du lycée Dante, pour la plupart -, Agata se tordit les mains, et se mordit profondément les lèvres. Le garçon croisa les mains sur son pénis détumescent et recula vivement, comme s'il craignait une quelconque giclure de ces bourrelets violacés.
- Le majordome a dit partouze, souffla-t-il.
La belle se voila la face des deux mains.
- Sais-tu ce que ça veut dire ce mot français, au moins? Quant au majordome -
butler, please - il sera licencié séance tenante, s'il s'est permis une pareille chose. Où est-il, ce malappris, que je le renvoie... Oh! Ouch! Aaah!
N'y tenant plus, Agata découvrit la congestion de sa figure, excavée par un fou rire auquel les autres invités se joignirent sa retenue. Seul le soi-disant
butler, sans doute trop anglais pour ces manifestations bruyantes, se contenta de sourire aux anges.
- Tu ne nous en voudras pas, j'espère! Considère ça comme un bizutage initiatique. Bienvenue chez nous : ta mère sera contente, pauvre femme! Tiens, je te présente mon fiancé, qui joue si bien les domestiques : Lord Bradley Pittsburgh, candidat au poste de consul du Royaume Uni, à Florence... Mais où vas-tu? Ce n'était qu'une blague entre copains et, après tout, tu as le goût du martyre, non? Quand on passe ses récrés à lire la
Légende dorée...

***

Jamais il n'aurait pu dire comment il y était arrivé, mais il était bien là, dans l'église des Trois Vierges, assis sur le banc familial, sans plus aucune pensée dans sa tête, sinon des prières récitées à l'envers, dans une terreur croissante : le soir du dimanche, toutes messes dites, la paroisse la plus chic de Florence était plus sinistre qu'une morgue, avec son odeur de fleurs pourries, son obscurité à peine éclairée par les bougies agonisant dans les chapelles latérales et son silence absolu - ou presque. Car, si on tendait bien l'oreille, on pouvait déceler des bruits sourds, comme si un animal volumineux était en train de se débattre dans un espace confiné.
Le sacristain ou monsieur le curé en train de ranger des affaires, sans doute, se dit Giacomo dans un frisson qui n'était pas de froid : loin de baigner dans son habituelle fraîcheur, l'église était plus chaude que l'air de ce lourd soir de mai. Seulement, voilà : la sacristie était à l'autre bout, alors que ce vacarme provenait plutôt de... Préférant ne pas approfondir la question, le garçon se fit un énième signe de croix inversé, réitéra l'offre de son âme au diable - sans trop y croire, juste en dernier recours contre ceux qui l'avaient humilié, après la trahison de sa sainte préférée - et entama sa dernière série d'Ave Maria sacrilèges.
Il dut s'interrompre à cause d'une bouffée de chaleur pestilentielle, aussi violente que la soufflerie d'un four crématoire, dont il crut entendre le grondement profond, mêlé à des sons plus humains, tels des sanglots - ou des rires? Il ôta son
Blueberry et le déposa sur la plaque en cuivre où le nom CELATI se pavanait, en lettre cubitales. Là, au moins, il était sûr de ne pas l'oublier : s'il rentrait sans son précieux cadeau, ce serait le bouquet! Comment expliquer cette disparition à sa mère?
Une violente clarté, une série de coups de plus en plus sourds et proches le forcèrent à se tourner vers la chapelle latérale, où les langues des bougies moribondes s'élançaient vers...
Quoi?
Au-dessus des flammes flottait un tryptique qu'on aurait dit peint par un Poppi délivré de tout alibi pieux et qui aurait pu être la suite de la séquence vue par le garçon, lorsqu'il se déshabillait dans l'antichambre d'Agata : sur les volets latéraux, Agnès et Lucie se faisaient violer par une cohue de centurions au regard aussi hideux que celui de Quintien, l'amoureux éconduit d'Agathe, en train de baver sur un plateau sur lequel s'affaissaient deux cônes livides. À l'arrière-plan, ce qui restait de la sainte s'arc-boutait dans une mare de laquelle seul émergeait un vaste rictus, source de grognements et de pestilence, de plaintes acérées et de rires caverneux, dont les échos vibraient dans le confessionnal qui s'ébranlait, telle une immense chauve-souris ensommeillée et surprise par le crépuscule d'un printemps qui n'en finit plus de s'annoncer.
Bienvenu chez nous : ta mère sera contente, pauvre femme, entendit Giacomo, avant de s'évanouir sous la masse surgie, hoquetante, du confessionnal.

***

Sa mère ne fut pas du tout contente, ce soir-là, quand le futur chirurgien rentra sans son imperméable, dont il ne pouvait justifier la disparition : pendant la semaine suivante, la veuve Celati n'adressa la parole à son fils que pour lui reprocher la perte d'un objet si coûteux, qu'elle avait obtenu à un tarif préférentiel, après des années de sacrifices, et qu'il n'était pas question d'aller réclamer aux Beltalenti, si tant est que Giacomo l'avait oublié chez eux.
Mais, au fait, où avait-il pu égarer ce miracle de la couture anglaise?
Harcelé, questionné, le jeune homme ne répondait rien.
Les repas expédiés, il partait s'enfermer dans sa chambre.
- Révisions, lançait-il, quand les tambourinements maternels sur la porte se faisaient un peu trop insistants.
Les révisions payèrent : le garçon se mit à accumuler les succès scolaires.
Deux mois plus tard, il décrocha son bac avec la moyenne de neuf sur dix.
Sa mère le pardonna et lui offrit un nouveau Mackintosh.

***

En février 1970, un couple très jeune, très beau, très riche et très noble fit la une de la presse régionale et nationale, juste au lendemain de leurs fiançailles officielles, amplement relatées dans la chronique mondaine. Non, il ne s'étaient pas mariés, ni séparés : il s'étaient juste fait massacrer "barbarement", selon l'avis unanime des rédactions, vu le caractère sordide de certains détails - les testicules de Lord Bradley Pittsburgh s'étant retrouvés à la place de ses yeux, énucléés et aussi introuvables que les seins de sa fiancée.
On imputa l'horreur au monstre de Florence, qui commençait, en ce temps-là, à ensanglanter la campagne Toscane. Mais, puisqu'il n'y avait pas moyen de mettre la main sur ce monstre et que l'opinion publique s'impatientait, la police fit une rafle dans des communes hippies, où résidaient des individus bien connus des services comme maoistes, pacifistes, anarchistes - et qui, de ce fait, pouvaient être tout aussi bien satanistes, tant qu'à faire, la sauvagerie du crime évoquant celle de Charles Manson, qui avait fait ses preuves l'année précédente.
Pendant que, dans les commissariats toscans, on tabassait les présumés innocents, Celati passait ses examens à la faculté de médecine de Florence, avec une moyenne constante de trente sur trente avec mention et les félicitations du jury.
-  Pour un premier coup, c'est un coup de maître! Vous avez le bistouri très sûr, jeune homme, lui avait dit son professeur d'anatomie, un mandarin qui, pourtant, ne faisait de cadeau à personne.
- C'est juste que je suis un obsédé... du travail bien fait, avait répondu l'étudiant, avec un sourire modeste.
En effet, si ses crimes suivants n'eurent pas l'éclat de la notoriété, ils eurent le charme discret de la perfection, puisqu'ils ne furent jamais découverts.

***

Respecté de tout le monde et idolâtré par les rombières ménopausées qui allaient se faire lifter dans sa clinique pilote, le Dottor Celati recrutait ses victimes dans le sous-prolétariat urbain, avec une nette préférence pour les immigrées du Sud de l'Italie : en bon Florentin anglophile, le chirurgien méprisait les terroni (culs terreux) du Midi et rien ne l'excitait davantage que de crier des insultes racistes à ses victimes bâillonnées, alors qu'il procédait à leur vivisection, dans les souterrains bien insonorisés de son établissement, où la police n'était jamais descendue pour vérifier le contenu de certaines chambres froides. Et, d'ailleurs, pourquoi aurait-elle procédé à des fouilles? Aucun rapprochement n'était possible entre le praticien et des paumées à la dérive, dont Celati vérifiait le déracinement, par un interrogatoire apparemment anodin, ayant le double avantage de mettre la victime en confiance.
- Quel est ton petit nom, ma jolie? avait-il demandé à sa première proie, une toxicomane opulente et loquace.
- Annunziata, avait-elle répondu, enchantée d'être tombée sur un monsieur si courtois.
Les autres avaient répondu Santina, Carmela, Concetta, Immacolata et Rosalia. À toutes, il avait lancé, avec un clin d'oeil :
- Pour ce soir, je te rebaptise Agata.
Et d'accompagner ces mots de son signe de croix sacrilège, qu'aucune n'avait jamais remarqué, sinon bien plus tard et trop tard - au terme de longues heures d'agonie.

***

- Quel est ton petit nom, ma jolie ? demande-t-il à la péquenaude du Viale Rosselli qui lui tourne le dos, concentrée dans la contemplation d'un paysage invisible dans le brouillard.Pas de réponse.
Luttant contre une montée d'insatisfaction, Celati répète la même phrase, tout en étant conscient que, pour la première fois de sa carrière de tueur en série, il pose sa question sans enthousiasme, submergé qu'il est par une sensation de déjà vu -, semblable à celle d'un dormeur confronté à un cauchemar familier - qui l'accable depuis l'abordage de la pute, malgré son profil de victime idéale.
Toujours silence radio.
Des demeurées, j'en ai embarqué, mais celle-ci bat tous les records, se raisonne Celati, avant de questionner son invitée pour la troisième fois.
- Comme si tu ne le savais pas, lui répond, enfin, une voix cristalline, sans accent régional aucun.
Surpris en plein virage, Celati perd le contrôle de sa voiture. Embardée, hurlement de klaxon, appel de phares. Le chauffeur évite de justesse le camion d'en face, mais, ayant buté sur le fragile garde-fou de gauche, il l'enfonce et dévale un talus au bas duquel il s'immobilise, après plusieurs tonneaux.

***

Jamais il ne pourrait dire pourquoi il se trouve encore là, mais toujours est-il qu'il est bien garé en bordure du Viale Rosselli, affalé sur le volant de sa voiture, à côté d'une passagère dont le dos massif est secoué de sursauts. Une odeur intolérable - mi-encens, mi-charnier - envahit l'habitacle. Celati appuie sur le bouton d'ouverture des vitres, mais le mécanisme est coincé.
Une rigole de sueur traverse son front.
- Que s'est-il passé, demande-t-il, sans autre intonation que celle de la panique montante.
La passagère reste emmurée dans son silence, le front appuyé contre la vitre embuée, d'où l'on voit surgir, toute brume dissipée, la pure et dure tristesse du Viale bien connu, avec ses putes et ses façades décrépies blêmissant sous les néons des réverbères.
La panique de Celati explose.
- Que s'est-il passé? Hein? Me serais-je endormi au volant? Réponds!
Une menotte potelée se dresse et allume le plafonnier : son éclat blême baigne la manche d'un vieux Mackintosh, sur laquelle brille un bouton de cuivre, gravé d'un B.
- Simple retour à la case départ : incessamment, tu aborderas celle que tu crois ta prochaine victime, tu t'enfonceras dans le brouillard avec elle et tu revivras les heures les plus humiliantes de ta vie, jusqu'à ton accident de la route et ainsi de suite, pour les siècles des siècles, répond la voix cristalline.
Les mains gantées de Celati se crispent sur le volant.
-  Tu veux dire que je suis...
- Oui.
- Depuis quand?
Elle se tourne, lui livrant la sphère lisse de son visage, sans autre trait qu'une molle bouche tordue.
-  Aucune idée, mais pas depuis longtemps, en tout cas : seuls les nouveaux-morts posent des questions aussi débiles. Alors, prêt? Quand j'ouvrirai mon imperméable pour la cinquième fois, tu rouleras à ma rencontre et tout recommencera. C'est affreux, mais on n'a pas le choix. Si tu crois que ça m'amuse, de partager mon éternité avec un type que j'ai toujours méprisé et qui a été aussi mon assassin...
Ciao.
Contact de deux bourrelets froids sur sa nuque.
Elle est déjà là, qui s'exhibe, fidèle à son réverbère.

***

Garé dans l'ombre d'un triste boulevard qui pourrait être le Viale Rosselli, Celati observe le va-et-vient d'une pute dont le torse n'est qu'une plaie béante. Ça fait quatre fois qu'elle le montre : dans dix pas, il démarrera aussitôt, sans bruit, avec l'obscure résignation des damnés.

 

Serena Gentilhomme

 

Biographie et bibliographie de l'auteur

 

Avec mes remerciements à André Lejeune,

qui a publié la première fois cette nouvelle dans :

Horrifique, Spécial Femmes de l'Étrange, # 32

Janvier 2002

 

3939 rue St-Jean, Jonquière, Qc

G7X 3J3..

http://horrifique.tripod.ca/

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 19 - printemps 2003.

   

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mes dossiers sur les auteurs

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