STEPHEN 2.0 KING :

SA 2.0 PERCEPTION 2.0 DE L'HORREUR

par 0 Valérie 2FRANCES

 "La terreur est l'élargissement de la perspective et de la perception. L'horreur est de savoir que je plonge vers un lieu que la plupart d'entre nous quittent quand ils quittent leurs couches pour mettre une culotte." (1)

Même s'il est catalogué, étiqueté et s'il est bien un auteur du genre, cette catégorie - horreur ou terreur selon les collections - n'est pas l'unique corde à son arc. Et si les puristes et les "intellectuels" le classent en seconde division (ou sous-littérature de bas niveau), ce n'est pas à prendre au pied de la lettre. Il faut dire que c'est ainsi que l'on considère, tout simplement, les auteurs de littérature populaire, à l'instar des Mark Twain et autres Charles Dickens...
Et pourtant, Stephen King est coupable d'un excellent essai,
Anatomie de l'horreur, de succulentes nouvelles et novellas, qui s'éloignent du style classiquement admis de l'auteur, et s'est frotté avec succès à la Science-Fiction (Running Man, Les Tommycknockers, ...) ou encore à la Fantasy, avec une oeuvre d'envergure s'il en est (cf. la saga de La Tour sombre).
Mais comment Stephen King, dont l'écriture évolue et semble se rapprocher d'une littérature "plus noble", voit-il l'horreur, comment analyse-t-il ce genre particulier qui a été et est encore le sien ? Pour répondre à ces vastes questions, il nous a gratifié d'essais éloquents sur le sujet, que l'on parle du long texte en avant-propos de son recueil
Danse Macabre (Night Shift) ou encore de son plus long travail Anatomie de l'horreur (Stephen King's Danse Macabre).

Pour nous faire partager son monde, la façon dont il le perçoit, et pour définir l'écriture et le genre, Stephen King nous invente des métaphores, presque des paraboles, et nous les raconte, comme il le fait d'habitude, comme l'un de ses récits.
Je tiens ici à vous faire (re-)découvrir sa vision des choses pour vous permettre de la ressentir dans toutes ses profondes implications réalistes et dans ses imbrications tant émotionnelles que philosophiques.

Ainsi, pour Stephen King, écrire, "c'est un peu comme pêcher au filet. A chacun des paliers de notre esprit, nous semblons tous équipés de filtres, plus ou moins grands, plus ou moins perméables. Ce que les miens retiennent peut très bien passer au travers des vôtres. Et réciproquement. [...] Ce limon qui embourbe les filtres de l'esprit, ce déchet qui refuse de passer de l'autre côté, est fréquemment à l'origine de l'obsession intime de chaque individu." (2)
Et Stephen de s'intéresser justement au contenu de ces filtres et à la manière dont ils fonctionnent pour lui.
"
Cette substance qui reste prise dans les mailles de mon cerveau est souvent de la même essence que la peur. Ce qui m'obsède tend au macabre. [...] Chaque jour, je passe de nouveau la vase au tamis, fouillant les vieux rebuts d'observations, de mémoire, de spéculation, tentant de tirer quelque chose de cette substance que le filtre a retenu au-dessus du gouffre du subconscient." (3)

Dans le même ordre d'idées, Stephen compare la littérature d'horreur à un panier "
où sont jetés pêle-mêle toutes sortes de phobies; quand l'écrivain passe à côté des vôtres, vous prélevez du panier l'une des horreurs qu'il a imaginé et vous en mettez une autre, bien à vous, à sa place... provisoirement du moins." (4)

Par ailleurs, il utilise aussi une autre image pour nous expliquer ce qu'est la littérature d'horreur, celle d'une grande station de métro "
où parvient la ligne bleue de ce que l'on peut intégrer sans douleur et la ligne rouge de ce dont nous avons besoin de nous rendre quittes." (5)
Et il poursuit un peu plus loin, approfondissant son idée, en nous disant que "
l'écrivain d'horreur, si du moins il atteint son but, se situe à l'embranchement où se rejoignent ces deux lignes. Quand il est au sommet de son art, il donne souvent à son lecteur la sensation insolite de se trouver à mi-chemin du sommeil et de l'éveil, dans cet état où l'on a l'impression que le temps s'étire ou dérive, où l'on entend des voix sans pouvoir identifier les mots ou deviner un sens, où le songe paraît la réalité et la réalité le rêve." (6)

Ces métaphores nous font réfléchir et pourraient donner lieu à des thèses tant le domaine sur lequel elles reposent est grand. Mon intention n'est pas de développer à ce point ces idées, mais de vous les faire partager pour vous montrer une autre facette du "maître de l'horreur".
Et si lui-même exprime ses opinions en recourant à une suite de métaphores, décrivant donc celles-ci de manière allégorique, il ne fait que suivre un fil rouge, une conception de la littérature d'horreur qui veut qu'elle soit "
presque toujours allégorique; parfois [...] l'allégorie est intentionnelle mais, d'autres fois, elle semble naître à l'insu de l'auteur." (7)

Pour en revenir aux images que Stephen King distille dans notre esprit et imprime sur notre rétine, la plus récurrente et la plus marquante - à mon sens - est celle de la "forme" sous le drap... celle qui a l'apparence d'un corps humain dont nous savons qu'il ne sera jamais entièrement dévoilé sous nos yeux.
"
Ce corps sous le drap nous effraie; c'est le nôtre. Ce qui donne sa puissance à la littérature d'horreur à travers les siècles est qu'elle nous fait répéter en vue du jour de notre mort." (8)
C'est une image forte, terrifiante, surtout de la façon dont il nous en parle. Mais, avant tout, Stephen nous dit de ne pas nous voiler la face, de ne pas croire que nous pourrons ou voudrons détourner le regard. Il sait que nous voulons ouvrir grand les yeux, toucher du doigt, et nous repaître de l'adrénaline et des frissons de la peur.
Alors, "
l'écrivain conduira vos mains sur la forme qu'abrite le drap. Et vous voulez qu'il le fasse." (9)

C'est de cette façon également qu'il explique notre goût, notre fascination pour ce style de littérature, la question n'étant plus de savoir pourquoi des auteurs écrivent ce genre de choses, mais pourquoi nous voulons les entendre. Il compare d'ailleurs cela à ce qui se passe sur les routes, lors d'un accident, lorsque nous ralentissons pour voir... de la tôle froissée, un peu de sang, l'un ou l'autre corps calciné... ou, tout au fond de notre Moi primitif, pour nous dire que ce coup-ci, ce n'était pas notre tour, pour jouir de la vie ?
Mais il est une autre raison pour laquelle l'horreur nous séduit, "
c'est parce qu'elle nous dit, de façon symbolique des choses que nous aurions peur de dire à haute voix; elle nous donne l'occasion d'exercer (j'ai bien dit exercer et non exorciser) des émotions que la société nous demande de brider." (10)

"... une telle oeuvre doit tenir pendant un moment son lecteur comme envoûté, perdu dans un monde qui jamais ne fut et jamais ne sera." (11)

Quand on demande à Stephen King ce qu'il pense de l'horreur, il renvoie à son avant-propos de
Danse Macabre, s'étant déjà étendu sur le sujet. Et lorsqu'on l'aiguille sur une définition de son oeuvre et du genre qui l'occupe, il commence généralement par nous dire que "une oeuvre de fiction, après tout, n'est qu'un catalogue de mensonges... ce qui explique pourquoi les puritains ne sont jamais parvenus à tolérer la fiction."(12)
Néanmoins, au-delà de cette simple constatation, il est allé plus loin dans l'analyse du concept et du genre.

Tout d'abord, pour lui, les oeuvres qui relèvent de l'horreur fonctionnent sur deux niveaux. "
Le premier est celui du haut-le-coeur pur et simple [...]. Mais il existe un autre niveau, beaucoup plus puissant, où l'horreur peut être comparée à une danse - une quête dynamique et cadencée. Et l'objet de cette quête, c'est le lieu où vous-même, lecteur ou spectateur, vivez à votre niveau le plus primitif." (13)

Ensuite, il ajoute à notre vocabulaire ce qu'il appelle les "points de pression phobique", qui expriment des peurs "
partagées par un vaste échantillon de la population" (14), et qui se situent à ce second niveau de l'horreur, celui qui "nous permet souvent de ressentir cette vague angoisse qui déclenche la chair de poule." (15)
Ainsi, "
le travail de l'écrivain d'horreur ressemble à celui du spécialiste en arts martiaux: il doit localiser les points vulnérables de son lecteur et y appliquer une pression.. Le point de pression psychologique le plus évident est bien entendu notre propre mortalité. C'est en tout cas le plus universel." (16)

En outre, Stephen King a tenté de nous définir les différences entre la terreur, l'horreur, la peur et la révulsion, de manière assez sérieuse et systématique, tout en nous expliquant la raison pour laquelle il en invente, alors que la réalité en apporte déjà son plein bagage. Ces émotions sont des phénomènes complexes qui ne se laissent pas facilement enfermer dans une définition. Mais décider de le faire, libérer des idées et foncer tête baissée, même si le risque est grand, en tentant l'expérience, de passer à côté de l'essentiel ou de ressasser des lieux communs, permet parfois de retirer un peu de la substance, de l'essence d'une chose.

S'il a écrit que "
la terreur [...] trouve son origine dans une profonde sensation de déstabilisation: l'impression que les choses sont en train de se déliter" (17), il a aussi essayé d'être plus constructif, plus rationnel, en structurant le genre sur trois niveaux différents, décroissants de finesse.
Au sommet de cette pyramide se trouve la terreur, ensuite vient l'horreur... "
cette émotion teintée de peur qui sous-tend la terreur, est une émotion légèrement moins raffinée parce qu'elle ne participe pas uniquement de l'esprit. L'horreur entraîne également une réaction physique en nous montrant quelque chose de physiquement anormal." (18)... et enfin, le troisième niveau est celui de la révulsion.
Et, à côté des niveaux desquels relèvent les récits d'horreur, on peut également établir des catégories et les en diviser ainsi par deux : "
ceux dans lesquels l'horreur résulte d'un acte inspiré par le libre arbitre - une décision consciente de faire le mal - et ceux dans lesquels l'horreur est prédestinée, où elle tombe du ciel comme la foudre." (19)

Quoi qu'il en soit, Stephen King connaît bien ce dont il parle et nous confie parfois certains de ses secrets de fabrication. A ce propos, nous attendons avec impatience la traduction française de
On Writing, un essai sur le travail d'écriture, qui nous promet encore pas mal de confidences sur le sujet.

Il nous livre, par exemple, que "un bon récit d'horreur vous atteindra au centre même de votre vie et trouvera la porte secrète de la pièce que vous croyiez être le seul à connaître [...]." (20)

Mais, plus loin, il poussera plus avant dans le concept de cette image, il distribuera de nouvelles cartes et les retournera avec nous sur la table... "Ce qui est tapi derrière la porte ou en haut de l'escalier n'est jamais aussi terrifiant que la porte ou l'escalier. Et là est le paradoxe : l'oeuvre d'horreur s'avère presque toujours décevante." (21)
En effet, si l'on peut être tenu longtemps en haleine avec l'inconnu et maintenu dans un climat de terreur, notre inconscient aura tôt fait de se forger alors des images plus percutantes les unes que les autres, notre esprit de vagabonder et de s'échafauder de fumeuses idées... qui ne pourront que mettre en échec ou rendre décevant le dénouement mis en place et imaginé par l'auteur. Cela est aussi arrivé à Stephen King qui n'a pas son pareil pour faire monter la tension et le suspense et qui, quand il les relâche, perd parfois le contrôle de sa création, si l'on peut dire. Son talent de conteur, indéniable, le désert dans certains longs récits - comme
Ca (It) -, dans lesquels nous sommes entraînés, tambours battants, mais dont l'apothéose nous laisse sur notre fin...
Pour en finir avec la métaphore de la porte, j'utiliserais cette autre citation de King qui nous dit que "
l'horreur est un genre extraordinairement souple, extrêmement adaptable, extrêmement "utile"; l'écrivain ou le cinéaste peut l'employer comme un bélier pour enfoncer une porte ou comme pince monseigneur pour crocheter un verrou. Les peurs qui se cachent derrière cette porte nous deviennent ainsi accessibles..." (22)

Enfin, pour parler brièvement de la question de l'invention de nouvelles horreurs, Stephen King avance la réponse suivante : "
Nous inventons des horreurs pour nous aider à supporter les vraies horreurs. Armés de la formidable capacité d'invention de l'esprit humain, nous agrippons les choses qui nous divisent et nous détruisent et tentons de les transformer en outils - dans le but de les démonter." (23)
Voilà qui j'espère vous aura permis de partager quelques pensées de l'auteur et qui vous donnera envie d'en lire la suite et le développement plus complet, d'opposer vos propres idées peut-être ou encore de réagir, de prendre la balle au bond et de filer vous procurer les oeuvres de Stephen King que vous ne possédez pas encore, parce que vous n'en soupçonniez pas toutes les facettes...

Valérie
Frances © 2003

Notes :

(1) in Brume - Paranoïa (Skeleton Crew), J'ai Lu, 1985, p. 144
(2) in
Danse Macabre (Night Shift), J'ai Lu, 1978, p. 12
(3) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 12
(4) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 19
(5) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 19
(6) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 22
(7) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 21
(8) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 18
(9) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 23
(10) in
Anatomie de l'horreur (Stephen King's Danse Macabre), Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 63
(11) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 23
(12) in
Danse Macabre, J'ai Lu, 1978, p. 18
(13) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, pp. 26-27
(14) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 28
(15) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 29
(16) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 111
(17) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 32
(18) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 50
(19) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 103
(20) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 27
(21) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 169
(22) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, pp. 204-205
(23) in
Anatomie de l'horreur, Tome I, J'ai Lu, 1981, p. 38

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