STEPHEN
2.0 KING :
RICHARD
BACHMAN :
SA PART DES
TÉNÈBRES
par
0 Valérie 2FRANCES
Aujourd'hui, tout le monde associe le
nom de Richard Bachman à celui de Stephen King. Plus personne
n'ignore que ce dernier a utilisé ce pseudonyme pour
écrire certains de ses livres. Néanmoins, il est
peut-être utile de reconstruire l'histoire de cet
étrange personnage...
Pour commencer, il faut savoir que
certains des romans de Richard Bachman, les premiers, font partie de
l'oeuvre initiatique de Stephen King, à l'époque
où il était encore aux études. On l'ignore
souvent, mais son premier roman faillit être Getting It On, rebaptisé par la suite Rage.
Bien avant que Doubleday n'accepte "Carrie", et que
l'élément déclencheur de sa carrière ne
mette le feu aux poudres, Stephen avait proposé à la
maison d'édition ainsi qu'à d'autres concours - comme
celui du premier roman - certains de ses textes, comme
Getting It On, The
Long Walk ou encore
The Running
Man... qui furent
refusés sous le couvert de leur noirceur et de leur utopie
trop pessimiste - cette vision sombre du monde qu'ils
développent - (même si le premier avait beaucoup plu
à Bill Thompson, son futur éditeur). Enfin, et si l'on
excepte les romans inachevés, écrits durant la
même période, tels Blaze, ou encore
Sword in the
Darkness, on peut dire que
les premiers romans de Stephen King n'ont pas reçu toute
l'attention qu'ils méritaient, à moins que ce n'ait pas
été le bon moment de les publier, tout simplement. Les
remettre dans leur contexte temporel permet de comprendre le sens des
mots frappeurs de Stephen King dans ces divers romans, le premier en
particulier. Et l'époque à laquelle il l'a écrit
nous éclaire sur la "rage" véritable de cet adolescent,
la crise d'identification qui est la sienne et cette satire de la
politique américaine, de son système
socio-éducatif et de l'apanage de la violence. Pour la petite
histoire, cet ouvrage a été retiré des
librairies (et ne sera pas réédité) par Stephen
King lui-même, après qu'un exemplaire en fut
retrouvé dans le casier d'un étudiant, responsable
d'une tuerie très semblable à celle qui a lieu dans le
roman.
Mais pourquoi, dès lors, ce besoin qu'a eu King d'utiliser un
nom de plume pour exprimer et crier à ses lecteurs ses
convictions profondes ?
La première de ces raisons ne fait aucun mystère.
Stephen King écrit énormément, produit beaucoup,
et avait accumulé des centaines de pages de manuscrits
inédits. Comme il le dit lui-même, il écrit tous
les jours de l'année, excepté le jour de son
anniversaire (21 septembre), le jour de la fête nationale (4
juillet) et le jour de "Thanksgiving", et ce tous les matins, pendant
au moins quatre heures (cet horaire ayant subit dernièrement
de légers changements, inhérents à la
rééducation, suite à son accident). Or, dans le
monde de l'édition, on est persuadé "qu'un écrivain trop prolifique finit
par "casser le marché".(1) Et les
éditeurs de King ne faillirent pas à la règle,
ne dérogèrent pas à cette loi du marché,
s'opposant à ce qu'il publie plus d'un livre par an.
Une autre raison, sans doute plus essentielle pour l'auteur, qui
pourrait être un défi personnel en quelque sorte, serait
le besoin de savoir si en publiant ses romans sous un nom d'emprunt,
ceux-ci trouveraient un public. Alors, "il saurait avec certitude que son statut de best-seller
était dû à son talent plutôt qu'à
son seul nom".(2)
Mais, en aucun cas, l'utilisation de ce pseudonyme n'a eu pour but de
permettre à Stephen King de publier plus de romans et donc de
s'octroyer des revenus supplémentaires (comme c'est le cas
pour certains écrivains sévissant dans la même
branche).
On pourrait également retenir l'idée que Stephen King
ait désiré faire paraître ses romans d'un style
différent, décalés ou considérés
selon certains comme atypiques par rapport au reste de son oeuvre, et
donc de différencier en quelque sorte les genres qu'il
travaillait, de se permettre d'aller plus loin peut-être,
d'explorer des terrains plus glissants et de laisser s'exprimer ses
opinions en toute liberté, sans se cacher de sa
célébrité, le tout en limitant les
risques...
Quoi qu'il en soit, et dans tous les cas, on peut raisonnablement
supposer que l'explication, quant à la motivation de son choix
de prendre un nom de plume, tient en un ensemble de raisons et de
circonstances et non en une seule.
Ainsi, un jour de 1977, naquit
Richard Bachman. Mais Stephen King n'en était pas à son
coup d'essai. Il avait déjà essayé d'utiliser un
pseudonyme, empruntant le nom de son grand-père maternel (Guy
Pillsbury). Mais cette tentative échoua, à cause de
certaines fuites (et parce qu'il était trop évident),
et il dû retirer son manuscrit, toujours le même
Getting It On.... pour le soumettre, quelques temps plus
tard, à la New American Library, et cette fois sous le titre
Rage. Pour l'anecdote, et parce que l'univers de King nous
surprendra toujours, grâce au concours de ses "heureux"
hasards, le nom de Richard Bachman est une compilation de Richard
Stark et de Bachman-Turner Overdrive... Le livre du premier et le
disque du second étant sous ses yeux lorsque l'éditeur
lui téléphona pour lui demander de quel nom il voulait
signer son livre. Il n'y avait désormais plus aucun rapport,
aucun lien à faire, entre ce nom et celui de son
créateur.
Voilà pour l'histoire de la naissance d'un nom, mais cela ne
s'arrête pas là. Non content d'utiliser un nom
stérile, sans aucune signification pour le profane, et parce
qu'il ne pouvait s'empêcher de rendre naturelle et
crédible l'identité de son double, Stephen lui
créa une vie et lui donna même un visage (que l'on peut
voir, pour la première fois, sur l'arrière de
couverture de Thinner / La
peau sur les os), celui de
Richard Manuel, un proche de Kirby McCauley, son agent. Dès
lors, de livre en livre, de préface en introduction, se
construisit, petit à petit, une vie... On pouvait visualiser
cet étrange écrivain, nouvellement publié,
grâce à des anecdotes des plus réalistes,
à force d'éléments, d'antécédents
familiaux, et d'une histoire personnelle peaufinée et
étoffée au fur et à mesure, faisant de lui une
personne à part entière.
Il faut lire The Richard
Bachman Books (publié
en 1985 et malheureusement non traduit en français) ou les
éditions originales pour en apprendre un peu plus sur Richard
Bachman, mais il arrive parfois que Stephen en parle, entretienne
leur "complicité", toujours avec tendresse, et surtout depuis
la mort de celui-ci...
Il est intéressant aussi d'observer les dédicaces
faites au début de chacun de ses livres - ou presque -, comme
celle de Thinner
(La peau sur les
os) dédiée
à sa femme, Claudia Inez Bachman.
"New American Library allait
donc devenir l'éditeur attitré de Bachman. On inventa
à celui-ci une biographie : il s'agissait d'un ancien hippie,
vétéran de la guerre du Vietnam, dont le visage
était ravagé par le cancer et qui élevait des
poules quelque part dans le New Hampshire." (3)
Ainsi, l'on peut découvrir que Richard Bachman est né
après la seconde guerre mondiale (à New York), qu'il a
fait la guerre du Vietnam et est devenu, par la force des choses, un
vétéran. On apprend aussi qu'il est censé avoir
travaillé dans la marine marchande pendant une dizaine
d'année (Stephen lui donnant le travail et un peu du
passé de son propre père). Puis, il se serait ensuite
installé dans le New Hampshire (Nouvelle-Angleterre),
s'occupant d'une ferme. Il se serait marié à Claudia
Inez dont il aurait eu un enfant, un petit garçon, mort
noyé dans de malheureuses circonstances à l'âge
de six ans.
Richard Bachman, insomniaque,
écrivant la nuit, est l'auteur de six romans : Rage
(Rage - 1977), The Long Walk
(Marche ou crève
- 1979), Roadwork (Chantier -
1981), The Running Man
(Running Man -
1982), Thinner (La
peau sur les os - 1984) et
The Regulators
(Les régulateurs - 1996).
Auxquels on aurait dû rajouter Cujo,
Misery, la nouvelle My Pretty Poney... et bien sûr The Dark Half
(La part des
ténèbres,
à l'origine Machine's
Way, du nom du personnage
principal des romans de George Stark, le pseudonyme de Thad Beaumont,
l'écrivain du roman), écrits dans un style plus
"bachmanéen" si l'on peut dire (lire aussi l'article sur la
biographie de Stephen King).
L'oeuvre de Stephen King sous le nom de Richard Bachman est
très caractéristique et témoigne surtout d'une
certaine unité de l'ensemble.
On remarquera, tout d'abord, que Richard Bachman s'exprime dans un
style beaucoup plus noir, pessimiste, cataclysmique même et
qu'il démontre beaucoup de violence, le tout dans une
atmosphère oppressante (et "claustrophobique" par moments). La
fin de ses romans est inéluctable et bien plus destructrice
que celle des romans de Stephen King.
"... un sens aigu de la
narration et du suspense, des personnages réalistes
campés avec vigueur, des situations extrêmes qui
finissent par déboucher sur l'horreur. Avec toutefois un petit
quelque chose en plus..." (4)
Ensuite, ses livres traitent les sujets avec moins
d'éléments surnaturels ou fantastiques que dans
l'oeuvre du "maître de l'horreur", et restent tournés
vers une critique à peine masquée de la
société, et surtout de la politique, américaine.
L'histoire se déroule, en général, autour d'un
personnage central, dans la psychologie duquel nous sommes
entraînés, comme dans un tourbillon orchestré et
rythmé par la main de l'auteur. Bien entendu, il y a d'autres
personnages dans ces romans, et qui ont tous leur rôle à
jouer dans l'intrigue, en vue du dénouement final (et, dans ce
cas précis, on peut considérer The Regulators d'une manière légèrement
différente, à moins que Seth, le petit garçon
attardé et possédé ne soit justement ce
personnage central dont nous parlons).
"Tous les personnages de King/Bachman sont des
individualistes, des êtres attachés à un
système de valeurs et placés dans une situation
où ce système leur fait défaut. Prisonniers d'un
engrenage sur lequel ils n'ont aucune prise, ils n'ont d'autre
ressource que d'affronter la mort de la façon la plus digne
possible." (5)
Le décor, le lieu où se déroule l'intrigue et
l'action, est lui aussi assez bien défini, centré et
fixe.
Et enfin, le schéma narratif
est exprimé et articulé autour d'un compte à
rebours (ce sont d'ailleurs les premiers mots de Running Man) qui s'égrène de manière
imperméable, impassible et évidente jusqu'à la
fin. Par exemple, le nombre de participants à la grande marche
restant en course (de 100 à 1, dans The Long Walk),
les titres des chapitres (de 100 à 0, dans Running Man), le
nombre de jours avant la fin du "chantier" (étalé sur
trois mois, du 20 novembre 1973 au 20 janvier 1974, dans
Roadwork), le nombre de kilos affichés par la
balance, et donc la perte de poids du protagoniste (de 112 à
53 kilos - qui remonteront à 58 kilos -, dans Thinner) ou encore le nombre de survivants et, dans une
certaine mesure, la succession des heures (dans The Regulators)... Et, pour Rage,
l'écoulement d'une journée ?
En 1981, on apprend que Richard
Bachman souffre d'une tumeur au cerveau. Le médecin qui a fait
le diagnostic le confie aux soins d'un chirurgien audacieux qui
l'opère et le sauve ! Il est intéressant de mettre ce
"fait" en rapport avec le roman Roadwork, car le
fils du personnage principal, Barton George Dawes, est
terrassé par le cancer.
Mais Stephen en a peut-être fait un peu trop et, depuis
quelques temps déjà, les critiques et les fans se
posent pas mal de questions. Après Running Man, qui
selon Stephen King lui-même aurait été
écrit en un week-end seulement, c'est la parution de
Thinner (en 1984), une oeuvre différente,
décalée, trop proche par certains côtés de
la prose de King (utilisant par exemple des éléments
fantastiques à l'instar de celui-ci), qui fait éclater
la bulle. Et pour utiliser une métaphore bien connue, c'est la
goutte d'eau qui fait déborder le vase ! Ce coup-ci, Stephen a
produit un nouveau livre et plus une oeuvre de jeunesse et... cela se
sent. En marge de certaines personnes qui n'ont jamais douté
de la véritable identité de Richard Bachman, Stephen a
la malchance de piquer au vif la curiosité d'un
étudiant (Stephen Brown, dont le résultat des
recherches sera publié dans le Bangor Daily News), qui
creusera plus profondément que les autres et fera tomber le
masque. L'erreur de Stephen, celle qui le perdra, aurait
été de déposer personnellement l'un de ses
romans (pour le copyright) et donc de signer le document de son nom,
au lieu de laisser son agent s'en charger...
Stephen King, profondément irrité (sur le moment et
pendant longtemps encore, après cette découverte), ne
peut plus reculer et décide de faire éclater la
vérité au grand jour, avouant avoir écrit les
romans publiés sous le nom de Bachman.
Et, alors que l'on n'avait pas fait grand cas de ces romans,
quasiment ignorés de la part des critiques et n'ayant
bénéficié d'aucune réédition
(même si l'on peut noter tout de même le succès
relatif de Thinner), c'est
l'explosion des ventes et ils se retrouvent très vite sur la
liste des best-sellers. Ceci contredisait l'une des premières
raisons de vivre du pseudonyme car "un auteur de la stature et de la popularité de
King pouvait publier plus d'un livre par an sans que cela n'influence
les chiffres de vente; ses lecteurs étaient prêts
à tout acheter..." (6)
Maintenant que tous savent qui est
réellement Richard Bachman, Stephen parachève son
oeuvre et le fait mourir, en 1985, d'un "cancer du pseudonyme". On
n'en entendra plus parler, sauf de ci, de là, dans les essais
et les interviews de Stephen King... et jusqu'à
The Dark Half (La
part des ténèbres), en 1989. Comment ne pas faire le parallélisme
entre cette histoire de pseudonyme, éliminé du
quotidien de son créateur en une mascarade, un symbolique
enterrement factice, et qui revient véritablement à la
vie pour récupérer son identité et
peut-être aussi puiser dans l'imagination de son auteur la
matière qui le façonnera de manière
définitive. C'est plus qu'un clin d'oeil de Stephen King
à son propre pseudonyme (il va même jusqu'à lui
dédicacer le livre) ou que sa façon de lui rendre
hommage.
Peut-être est-ce parce que Stephen King a pris trop de plaisir
à partager sa vie avec son double et qu'il s'est complu dans
ce dédoublement de personnalité, toujours est-il qu'il
ne peut s'empêcher de le ressortir de la tombe, quelques
années plus tard pour lui faire "écrire"
The Regulators (Les
régulateurs). Ce roman
coïncide de manière simultanée avec la sortie de
Desperation (Désolation), signé de son nom, les liant - Richard Bachman
et lui - d'une autre manière encore, puisqu'ils utilisent les
mêmes lieux et personnages, dans des histoires très
différentes... mais complémentaires ?
En fait, il ne s'agit pas à proprement parler de
résurrection, comme nous indique la note de l'éditeur
au début du roman, mais plutôt d'une "trouvaille"...
"En 1994, se préparant
à déménager, la veuve de l'auteur
découvrit dans la cave une boîte de carton pleine de
manuscrits à des degrés divers d'achèvement
[...]. Le plus abouti, le tapuscrit du roman que voici, se trouvait
dans un carton spécial, entouré d'élastiques,
comme si l'auteur avait été sur le point de l'envoyer
à son éditeur lorsque prit fin sa dernière
rémission." (7)
Quel retournement de situation ! Nul doute que Stephen King s'est
bien amusé à ce petit jeu de reconstitution de "puzzle"
pour le moins original... Et Dieu sait ce que nous réservent
encore ces fameuses caisses découvertes dans la cave... Seul
Stephen King pourrait nous le dire, mais une chose est sûre, il
ne le fera qu'en temps voulu et gardera le secret pour entretenir le
suspense jusqu'au bout.
Je n'ai pas la place ici pour vous
parler plus avant de l'oeuvre de Richard Bachman, de l'histoire de
cet adolescent qui tua un professeur et prit sa classe en otage
(Rage), de ces jeunes embarqués dans une
marche sans fin et une course contre la mort (Marche ou crève), ce cet homme qui perdit son fils, sa femme
et son travail, avant de se lancer corps et âme dans une lutte
éperdue contre l'avancée d'une route qui devrait
traverser sa maison, dernier refuge de son univers (Chantier), de cet autre homme participant à un jeu
télévisé cynique et cruel, à la
manière des cirques et arènes romains, dernière
chance pour lui de gagner de l'argent pour sauver sa famille
(Running man), de celui, obèse et malheureux auteur
d'un accident de la route, qui maigrit suite à la
malédiction d'un gitan (La peau sur les os) ou enfin de cette ville qui perd tout horizon et toute
contenance, envahie par des "monstres" issus de l'imagination d'un
enfant attardé, et canardée par des personnages de
mauvais dessins animés (Les régulateurs)... Juste vous conseiller vivement d'y plonger, une de
ces nuits, et de faire de beaux cauchemars.
Valérie Frances © 2003
Notes
:
(1) in Les
Dossiers de Phénix, Lefrancq,
1995, p. 242
(2) in Les Dossiers de
Phénix, Lefrancq, 1995, p.
245
(3) in Les Dossiers de
Phénix, Lefrancq, 1995, p.
246
(4) in Les Dossiers de
Phénix, Lefrancq, 1995, p.
247
(5) in Les Dossiers de
Phénix, Lefrancq, 1995, p.
250
(6) in Stephen King (The Stephen King
Companion), par George Beahm, Lefrancq,
1995, p. 374
(7) in Les régulateurs
(The
Regulators), J'ai Lu, 1996, p. 5
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