Claude Bolduc, Les yeux troubles et autres contes de la lune noire

 Vents d'Ouest, Rafales, 1998.

Dédié à Robert Bloch, un maître du récit court distillant l'humour dans l'angoisse, le recueil empoigne d'emblée avec une saignante ouverture, atroce sous son apparence de sobriété. Rouge, c'est quatre pages sous le signe du sang, de la mort. Ou du sang, de la chair et de la vie, c'est selon. Un enfant sur une île attend des secours, accompagné de deux hommes. Sa mère est morte. L'enfant, auquel on a défendu de sortir la nuit, dort, mais rêve. Rêve ou agit? La mère est dévorée, les hommes disparaissent l'un après l'autre, du sang partout, sur les mains, dans la bouche de l'enfant. L'enfant, innocent, hébété, pense avec des mots d'enfant, dont chacun a été soigneusement calibré par l'auteur, et ajusté avec précision. Du travail d'orfèvre, mêlant le rouge du sang au soleil rouge, dans un monde hémoglobiné à la Richard Matheson. Une très brève nouvelle, laconique, concentrée, le minimum de mots pour le maximum de force.

Après l'emprise d'une altérité maudite enfantine, une autre emprise, celle des yeux, qui interviendra plusieurs fois en leitmotiv dans le recueil. Un homme contemple un bocal, perdu dans sa brume, brume mentale, occasionnelle, causée par un homme qui l'a envoûté par le regard. Il l'a découvert dans une librairie de livres anciens, lieu par excellence, comme la bibliothèque, de toutes les rencontres fantastiques. Il le rencontre chez lui, bascule régulièrement dans la brume sous l'effet du regard de cet être singulier qui, avec un pouvoir terrible, se divertit à des jeux puérils avec une jeune visiteuse ou des présentateurs de télévision, juste pour étaler sa puissance. Des yeux de la brume aux yeux dans le bocal, un parcours passionnant dans ce récit
Les yeux troubles, remarquablement construit, se déroulant aussi inexorablement que le comportement de l'homme mécanisé placé sous contrôle.

Le Déterminateur est la première nouvelle de science-fiction de ce recueil, sorte de non-sense dans l'atroce, que pratique assez souvent Bolduc. Le récit présente des traits affirmés avec ce qu'on appelle maintenant le «grotesque», c'est-à-dire le tragique et le comique participant à l'angoisse associée à la farce et au rire. L'utilisation du grotesque conduit le lecteur au sentiment d'un monde qui subit un processus de destruction progressive, qui se dissout dans une expérience de vide et de néant. Un monde futur, menacé par le déséquilibre démographique, ne peut assurer sa survie qu'en tirant régulièrement au sort les habitants, condamnés à l'élimination par les déterminateurs. Bolduc nous propose un exemplaire particulièrement réussi d'un fonctionnaire kafkaïen de l'horrible, honnête et même accommodant dans son métier, désignant ses semblables qui doivent mourir tout en étant bien plus préoccupé par ses souliers qui le blessent, ou le repas du soir que va lui préparer son épouse, que par le sort de ses victimes. D'une belle écriture, avec un sujet qui n'est pas original mais qui est traité de façon intéressante, la nouvelle se différencie nettement des autres du recueil par son sujet et son climat grotesque, et nous rappelle un autre aspect du talent de Bolduc.

La hantise de la page blanche est le cauchemar de l'écrivain. La névrose et l'impuissance à écrire d'un tâcheron de l'écriture dans
L'araignée dans le plafond - titre à prendre dans les deux sens de l'expression - se transforme en psychose quand il imagine une trappe imaginaire dans le plafond donnant sur un ailleurs où des choses se passent, alors qu'il sait rationnellement qu'il n'y a rien au-dessus de ce plafond. Les fissures qui se dessinent dans le plâtre trouvent leur équivalence dans celles qui se produisent dans son cerveau. Imaginer une trappe invisible instaure des correspondances avec l'évolution de l'écrivain, la recherche des idées qui fuient s'apparentant à l'ouverture de la trappe de l'imaginaire. La présence rêvée de la trappe permet de nombreuses variations sur l'opposition spatiale dessus-dessous, ou psychologique haut-bas, la médiocrité du plumitif et l'ascension du talent. La trappe fictivement franchie permet l'ouverture littérale de l'inspiration : ce que l'écrivain ne sait écrire est vécu dans sa folie avec l'intensité dans les mots qu'il ne parvient pas à trouver sur le papier. Il se voit, en bilocation mentale, traverser le plafond (la symbolique est claire) pour se retrouver dans la rue, où l'attend l'assassin de son histoire, qu'il ne sait mettre en scène sur le papier, alors qu'il vit avec intensité cet épisode. Si le sujet de la page blanche n'est pas original, le traitement qu'en a fait Bolduc est intéressant par les nombreuses relations établies entre des éléments concrets d'un monde des objets en situation de dégradation, et de désagrégation de l'humain dans le crime ou la folie.

De l'écrivain qui se «décompose» à la décomposition des corps, il n'y a que l'espace d'un titre : autre exercice classique, celui du chercheur qui, dans
Dernière balade au clair de lune, explore les mains des cadavres pour satisfaire son désir de savoir, en prélevant pour les étudier des mains sur des cadavres dans les cimetières, et qui se trouvera en butte à la vengeance d'un mort. Le scientifique rationaliste devenant la victime du mystère, voilà qui n'est pas neuf non plus. Mais cette histoire se présente comme un véritable exercice de style sur la montée de la peur, longuement décrite dans le détail.
Sans doute la plus classique des situations des récits de morts et de cimetières sous la lune : le mort profané qui se venge pour retrouver son intégrité, dont le fantasme tient encore une grande place dans la réalité quotidienne de nos concitoyens. Le motif est réinterprété, par l'utilisation des pouvoirs secrets du mort qui renaît - envoûtement, possession- et qui a été capable de retrouver le profanateur à partir de son briquet perdu. Clin d'oeil aussi au mythe de l'éternel retour.

Les trois dernières nouvelles du recueil ont le sexe comme motif principal. On sait que l'Éros a toujours fait bon ménage avec Thanatos et le sexe continue à être un des principaux moteurs de l'horreur.
L'heure de bébé est, à mon sens, de loin la meilleure. Le sujet a déjà été traité avec cette symbolique : le sperme est l'équivalent du lait féminin, et nourrit, bien que d'une autre façon, et ce phantasme a séduit divers auteurs. Encore fallait-il imaginer un séducteur blasé qui rencontre une femme timide, apparemment indifférente au sexe, mais qui l'emmène aussitôt chez lui. L'obsédé sexuel a deux préoccupations étroitement liées : comment séduire cette innocente, et simultanément résoudre le douloureux problème d'un pantalon trop moulant. Le narrateur utilise sans vergogne aussi bien les circonstances de dilatation et de compression pour en tirer des effets dans des microscènes où le badinage fait bon ménage avec la souffrance, dans l'attente d'un épisode où la coquinerie devra s'accorder à l'horreur.
On se rapportera au récit pour apprécier comment un texte qui s'annonçait classiquement fantastico-érotique rejoint un Lovecraft peu porté lui-même sur le sexe, ce que la fréquentation des monstruosités batraciennes, gélatineuses et visqueuses peut expliquer de manière freudienne... Dans cette perspective, la rencontre de notre séducteur avec une créature venue grandir sur terre avant de retourner dans les profondeurs prend un caractère jubilatoire. Et le fait que cette utilisation cauchemardesque du sexe, évolue de la douleur à la volupté pour le séducteur ne l'empêche pas de s'interroger avec angoisse sur ce qu'il deviendra dans le monde de Cthulhu où il s'attend à être emporté. J'aime m'imaginer confusément la découverte d'Éros chez les Grands Anciens.

Dis-moi que tu m'aimes
est le deuxième nouvelle où la science-fiction fait son apparition dans un récit d'horreur, bien que de façon discrète par rapport à Le Déterminateur. L'amoureuse absolue, prête à tout pour l'homme qu'elle aime, y compris le meurtre, n'est pas non plus un sujet original. Couturière occlusant dans une opération rebutante, les têtes coupées des morts sacrifiés pour plaire à son amour est un emploi accepté dans la joie, singulière opération de séduction liée au désir de faire passer l'aimé sous contrôle. Le travail essentiel de l'auteur, et il s'en tire honorablement, est de décrire minutieusement les émois de cette femme amoureuse, ses hésitations, ses inquiétudes, ses angoisses, en partie annihilées par sa joie d'être avec celui qui a su susciter des sentiments aussi forts.
Mais l'amour est souvent l'exploitation de l'autre, surtout quand l'autre est un être venu d'ailleurs sur la terre, à titre de châtiment. Sa seule obsession est de reconstituer son capital énergétique et retrouver sa puissance par l'amour, la forme d'énergie la plus puissante de l'univers. Mais comment accepter que l'amour se renie lui-même en acceptant la mort de l'être qui le porte?

Des nouvelles consacrées à ce motif du sexe,
Julie m'a paru la moins réussie. L'héroïne éponyme, nymphomane et folle, tombe tous les hommes, sauf un, qu'elle s'évertue à séduire : non seulement l'idée est la même que dans le récit précédent, mais le rebelle se trouve aussi être quelqu'un venu d'ailleurs. Le point commun de ces trois nouvelles sur l'éros est ainsi leur jeu permanent entre attraction/frustration, qui a atteint sa plus forte expression dans une autre nouvelle Vieilles Peaux, qui ne figure pas dans ce recueil (Solaris # 135), ce qui semble indiquer une obsession particulière chez Bolduc. Le motif du miroir intervient d'ailleurs dans cette nouvelle de Solaris comme dans Julie, avec une autre mise en scène. Autre élément, le congélateur, dont on ignore le contenu, comme l'usage du couteau placé à proximité, qui laisse envisager le pire, si le lecteur l'associe à l'objet froid et dur qui se trouve dans la poche du manteau de Julie quand elle entreprend une parade de séduction. Car l'être venu d'ailleurs a, outre des intentions précises, un sexe qu'il utilise, encore que très singulièrement. Devant lui Julie, en dépit de l'expérience dont elle se targue, ne fait pas le poids. La séduction à distance, d'appartement à appartement de chaque côté d'une rue, est originale. Mais la nouvelle se ressent d'un travail de composition qui n'a pas su trouver la dynamique affective qu'il méritait.

Plusieurs constantes sont à relever dans ce recueil. D'abord la place particulière prise par le regard, ancestralement lié à la puissance magique de certains êtres malfaisants, capables d'envoûter ou de pétrifier. Dans trois nouvelles au moins (
Les yeux troubles, L'araignée dans le plafond, Dis-moi que tu m'aimes), les yeux tiennent une place importante, l'utilisation la plus intéressante étant celle de l'écrivain tombé dans la rue qui se voit symboliquement percer les yeux par son assassin, les yeux ordinaires, ceux qui ne peuvent pas voir, puisqu'il n'a pas trouvé le troisième oeil de l'écrivain. Les yeux des envoûteurs sont classiques. Bolduc attache, comme King, une importance particulière à la description de la montée de la peur (L'araignée dans le plafond, Dernière balade au clair de lune) et décrit toute la gamme des sentiments - hésitation, préoccupation, anxiété, crainte, angoisse, frayeur, effroi, terreur, épouvante - qui y conduisent. Sans tomber dans le gore, il prend plaisir à déballer les corps qu'on découpe, qu'on scie, qu'on mange, avec un goût particulier pour les fragments ou les têtes coupés (Les yeux troubles, Dernière balade au clair de lune, Dis-moi que tu m'aimes, Julie -(seulement suggéré)

Une place importante est donnée à l'ambiguïté, ambiguïté aussi bien sur le sens de l'histoire - souvent décelable seulement à partir d'indices - que dans les dernières phrases : plusieurs fois, une suite de mots. On trouve des recherches intéressantes de style, comme dans
L'araignée dans le plafond. D'abord l'exercice de polysémie sur le mot «feuille», la feuille blanche de l'écrivain se retrouvant dans l'arbre qui est mort et ne portera plus de feuilles, ni de fruits. Ensuite dans la régression de l'écrivain qui ne trouve plus ses mots, et dont l'identité s'estompe comme son talent pour se réduire au minimum alphabétique : Aa, les premières lettres de l'abécédaire...

Les nouvelles présentées dans ce recueil puisent leur thématique dans le fonds traditionnel, mais l'auteur les revivifie puissamment. Aucune ne laisse indifférent. L'auteur présente une vision sombre du monde, sans éclaircies, avec des personnages ayant souvent perdu leurs moyens ou en train de les perdre. Folie et violence vont souvent de pair. C'est un monde de la nuit que nous décrit Bolduc avec diversité, dans des récits toujours travaillés, certains remarquablement,. Monde des âmes en déliquescence, monde de l'obsession et du déchirement des ténèbres, monde qu'il a bien connu, où n'a pas sa place la moindre trouée de lumière.

Nouvelles du recueil : Dernière balade au clair de lune (1993) - Rouge (1993) - Les Yeux troubles (1994) - Julie (1996) - Le Déterminateur (1996) - Dis-moi que tu m'aimes (1997) - L'Araignée dans le plafond (1997) - L'Heure de bébé (1999)

La quatrième de couverture :

Lorsque s'abat la nuit sur l'âme humaine, nul n'est plus tout à fait ce qu'il était ni ce qu'il croyait être. Victime ou bourreau, chacun possède en soi le germe du mal, prêt à jaillir et à se répandre de par le monde.

Quant un petit garçon possède une personnalité plus complexe que lui-même ne le croit, quand le plus pur et dur des machos part en chasse, quand un esprit malade effectue une rencontre singulière, quand c'est la société elle-même qui prend les grands moyens pour assurer sa survie, c'est que le Mal, à travers les gens, foisonne. Mais le sens du mot mal est-il bien universel?

À lire à la chandelle, aux abords d'un cimetière, sous le regard blême de la lune.

 Claude Bolduc a toujours navigué dans les eaux noires du fantastique et de l'épouvante. Bien qu'il ait publié quatre romans consacrés à ces genres, c'est dans la nouvelle qu'il libère vraiment les démons qui hantent son âme. Les Yeux troubles et autres contes de la nuit noire offre une sélection de ses meilleurs nouvelles d'épouvante.

Roland Ernould © 2002

Un commentaire de l'auteur :

Que dire, sinon que je suis flatté par cette excellente critique des Yeux troubles que tu as faite. Voilà une profonde et fine analyse.

Une anecdote: Au sujet de
Julie, qui est effectivement la plus difficile du recueil et celle qui cause le plus de problèmes aux lecteurs. Sans doute que le point de vue que j'ai choisi n'aide pas les choses. Mais, curieusement, cette nouvelle a un jour reçu un appui de taille: Élisabeth Vonarburg. Pour elle, cette nouvelle écrasait toutes les autres, et de loin. Tant mieux, me dis-je. Cela veut peut-être dire que, dans ce recueil, chacun y trouve son compte.

Une autre: Tu l'as remarqué, il n'y a pas beaucoup de gras dans la nouvelle
Rouge. Or, à la demande d'une journaliste de Radio-Canada, j'ai tripoté cette nouvelle suffisamment pour qu'elle puisse être lue à voix haute en une minute et demie. De 4 480 signes, elle est passée à 1 432 en deux semaines! Hypocrite, je l'ai mise en page sur une feuille de façon à pouvoir la plaquer à l'intérieur de mon livre, et rien n'y paraissait devant la caméra. La première scène a été filmée au bord d'une rivière au coucher du soleil (il faisait si froid, en attendant que le soleil soit à la bonne hauteur, que j'avais de la difficulté à articuler quand le moment est venu). Ce décor donnait un peu l'illusion d'une île. Et, bien entendu, diffusion à l'Halloween!

Je ne fais pas de grands discours en général (d'ailleurs, je suis mal à l'aise en public, et je me contente en général de dire des choses pour faire rire les gens), mais si tu aimes discuter écriture (j'imagine que oui, quand on est chercheur ou critique!), je peux bien y aller de quelques réflexions.

Quand j'écris, c'est bien malheureux à dire, mais j'y vais un peu au pif. D'ailleurs, je ne connais à peu près jamais la fin de mes histoires quand je les écris. C'est assez désordonné comme technique, j'improvise sans plan, et je dois donc constamment retourner en arrière pour faire des ajustements. De là ma vitesse de limace. Il y a cependant une chose à laquelle j'accorde une attention tout à fait volontaire, c'est la notion de point de vue de la narration. (...)
Dans la mesure du possible, quand j'écris de l'épouvante, j'essaie de toujours adopter un point de vue précis pour la narration, et surtout j'essaie de ne pas en dévier. Je n'opte jamais pour ce qu'on appelle narrateur-dieu ou narrateur universel. Peu importe que ce soit en JE, en TU ou en IL, on a toujours le point de vue d'un personnage en particulier.
Quand le point de vue change, c'est qu'on a changé de scène. À la rigueur cela peut même devenir trois fois le point de vue d'une même personne, mais avec à des degrés différents d'intériorité, comme dans Les yeux troubles.
Autrement dit, on ne devrait pas trouver dans la narration des choses que le personnage ne peut voir ou savoir. Ni d'interventions de l'auteur dans son histoire. Mon but est que le lecteur soit toujours branché sur les pensées d'un personnage. Ainsi, quand se manifeste une émotion chez le personnage, je crois les chances meilleures pour que le lecteur la ressente aussi.

Cependant, tout ce qui précède vaut pour l'épouvante, mais quand je verse dans l'humour, ça peut être différent. Disons que je m'en permets à l'occasion...

Claude Bolduc, 18 avril 2002

Biographie et bibliographie de l'auteur.

Claude Bolduc vous offre une nouvelle : Harmonie

dans ma revue trimestrielle différentes saisons

saison # 16 - été 2002.

http://claudebolduc.tripod.com

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