LE TEMPLIER
DE MORGNELAIS
par Claire Panier-Alix
C'est la nuit et la
pluie rince allègrement les murailles gauchies par le temps du
château de Morgnelais. Autour des fossés, la sombre
masse de la campagne et les contours inquiétants de la
forêt masquent la lune rousse qui s'acharne à
déchirer les nuages. L'arche du porche, barrée de sa
lourde herse de bois clouté, achève de murer dans ses
ténèbres la demeure du seigneur Franck de Noident.
L'air tremble autour d'ombres surgies de nulle part, plaquées
dans les angles des murs, les coins du plafond, les interstices des
dalles. Dans leurs anneaux, les deux torches qui encadrent la porte
suintent de la résine et du goudron. Une odeur douceâtre
enveloppe la forme qui s'agite sur le lit en geignant comme un chiot
qui fait un mauvais rêve, ses pattes mimant une course
éperdue dans le vide profond d'une forêt imaginaire.
Tout avait
été sublime et héroïque dans l'attitude des
dernières heures des deux chefs templiers, le Grand
Maître Molay et le Grand Récepteur de Normandie
Charney.
Et le roi, le soi disant souverain élu par
Dieu-Notre-Seigneur, avait répondu à cette ultime
preuve de grandeur d'âme face au supplice du bûcher par
une moue honteuse, ignoble. Méprisable.
L'île du Palais, toute illuminée par les flammes du
bûcher dans cette nuit étrange où le vent
tournait sur lui-même, était silencieuse. Chaque murmure
de la vie du petit Paris était étouffé par une
sombre angoisse qui rappelait une autre nuit, celle qui avait suivi
la mort du Christ.
L'attente du trépas injuste et ignoble des frères.
L'attente du soulagement et de la satisfaction pour le roi
félon et pour ses sicaires. L'attente du soulagement dernier
pour ses victimes qu'on avait déjà
dépouillées de leurs biens, de leur dignité, de
leur respectabilité symbolique, mais qu'on ne parvenait
pourtant pas à rendre indignes.
Franck est
tourmenté par cette nuit qu'il a vécue de loin. Les
échos lui en sont parvenus déformés,
amplifiés, et lui-même les dénature sans doute
encore par la peine qu'ils lui inspirent et les regrets qui
l'accablent de ne pas avoir péri, lui aussi, au nom de la
pureté de l'Ordre.
Il ne se passe pas une nuit sans qu'il ne les entende l'implorer et
le maudire. Il ne se passe pas une heure sans qu'il ne ressente dans
ses chairs les échos des souffrances de ses frères
massacrés.
Il a attendu sept longues années, caché sous une fausse
fidélité au roi, dans les murs de Morgnelais. Il a
attendu, comme un dragon, sur le trésor dont il a la charge.
Il a attendu, en se rongeant les poings jusqu'au sang, alors qu'on
lui apportait par bribes les échos des souffrances et des
humiliations infligées à l'Ordre du Temple. Lorsque les
premiers de ses frères ont été
suppliciés, il failli enfourcher son cheval pour aller crier
son indignation sur le parvis de Notre-Dame. Mais sa foi l'en a
dissuadé.
Il devait rester. Il avait juré. Il avait lui aussi une
mission. Capitale.
Sept années à voir, nuit après nuit, les
tortures infligées à ceux qui étaient les
apôtres du Seigneur. Ses paupières sont bouffies
à force d'y voir s'imprimer les visages
tuméfiés, les corps boursouflés sous les
flammes; des corps d'hommes roses bleus jaunes...
Noirs.
Il s'agite dans son sommeil, hanté par des voix qu'il imagine
menacer sa descendance. Ou celle du roi. Parfois il se confond avec
le souverain qu'il hait tant, et s'en veut de sa haine, lui qui fut
l'un des plus valeureux moines-soldats et dont plusieurs
ancêtres se sont illustrés aux Croisades...
Sept années à entendre les hurlements de souffrance.
L'injustice, le sacrilège de la barbarie d'Etat.
Il est le dernier des Templiers de France, et il a honte. Il ne peut
ni doit faire quoi que ce soit. Il est consacré à la
veille du trésor: le cacher, se terrer, se taire.
Sept années, à savoir Jacques de Molay, Geoffroy de
Charney, Hugues de Pairaud et Godefroy de Gonneville, les quatre
derniers, enfermés comme des bêtes dans des
culs-de-basse-fosse, mis de côté par le Pape
Clément V vaniteusement décidé à les
juger lui-même.
Le 18 mars
1314, c'est-à-dire huit semaines auparavant, on les avait
tirés de leurs geôles, leur corps brisé par les
privations, les coups, la maladie, et le désespoir. Le Grand
Maître s'était drapé dans les lambeaux de sa
tunique souillée avec la dignité qui lui restait, sa
barbe et ses cheveux pendants piteusement dans la crasse et les
croûtes purulentes. Ses compagnons se pressaient
derrière lui, alors qu'on les conduisait vers
l'échafaud que les cardinaux avaient fait dresser sur le
parvis de la cathédrale, en cette veille de la
Saint-Grégoire. La foule s'était amassée autour,
et criait, avide du spectacle attendu depuis longtemps et qui la
changerait des pendaisons de vilains et des bûchers de
sorcières. Cette fois, c'était le pouvoir et la
richesse qu'on allait griller pour la satisfaire, pensait-elle. Et
elle était fière du roi Philippe, et respectueuse du
Pape Clément.
La sentence avaient été lue à haute voix. La
soldatesque avait joué du bâton et de la pique pour
faire taire la populace. Finalement attentive, cette dernière
avait écouté sans bien comprendre, le regard mauvais
porté sur les malheureux personnages alignés sur
l'échafaud, et certains parmi elle avaient senti monter en eux
un malaise, face au contraste dramatique existant entre les quatre
accusés et les dignitaires religieux et royaux, drapés
d'or, d'écarlate et de pelleteries précieuses.
- Suppôts du Démon, blasphémateurs et
pêcheurs, confessez vos fautes au peuple de France, au roi et
à Dieu ! reconnaissez à haute voix et devant tous la
véracité des accusations avouées dans le secret
de la Question, et repentez-vous !
Franck de
Noident, le visage en sueur, grince des dents dans son sommeil. Il
vit la scène plus qu'il ne l'imagine. Molay se tenait droit, le
regard perdu loin au delà du gros prélat. Pairaud et
Gonneville baissaient la tête, leur squelette
dévoilé par des tuniques templières
déchirées et de toute façon devenues trop
grandes pour eux, incapables de pouvoir supporter de nouvelles
souffrances. Ils se tenaient debout comme des ours qu'on montre
à la foire. Ils étaient pitoyables, et souffraient de
l'être à côté de Molay et de Charney,
dignes dans la déchéance physique et morale qu'on avait
voulu leur infliger.
L'âme peut être cassée par le corps.
Les deux malheureux tombèrent à genoux devant le
légat du Pape, et balbutièrent ces mêmes aveux
délirants que les tortionnaires leur avaient
déjà arrachés contre la promesse de la vie
sauve. Leur confession s'acheva en plainte, en sanglot. Ultime et
bien vaine supplique. Pitoyable, le prieur d'Aquitaine trouva la
force de relever la tête vers le grand Maître de
Normandie pour mendier son pardon et celui de Dieu.
Noident se
réveille en sursaut. Il ne veut pas refaire ce cauchemar. Pas
cette nuit. Pas encore. Une sueur glacée coule entre ses
reins. Il reste quelques minutes assis sur sa couche, le souffle
court. Les ombres nocturnes dansent encore sur les murs, et figurent
des mains menaçantes sur le plafond taché de
moisissures. Il déglutit, et se frotte énergiquement le
visage. Le rêve est encore là. Toujours aussi
présent à l'état d'éveil, sinon plus. Il
ferme les yeux plusieurs fois, lentement, comme pour s'assurer de sa
sécurité, mais il détecte les images, et sa
tête bourdonne de la rumeur de la foule, du visage de ses
frères avilis. Il sait ce qui va suivre et frissonne
longuement. Il décide de descendre dans la crypte, et de
plonger ses regards dans le fabuleux trésor.
Comme chaque nuit.
Agenouillé devant la cachette - le tombeau qui lui est
réservé - il ouvre l'énorme coffre et plonge les
yeux dans l'or et les joyaux qu'il renferme. Dans sa tête, les
échos des cris de Molay. Dans sa tête, les images qu'il
imagine de leurs tortures, de leur supplice et de leurs humiliations.
Le visage du roi, aussi, et de ses pairs, illuminés par les
reflets empuantis du bûcher, comme ce profil sur les
pièces d'or. Devant ses yeux, le regard du roi Philippe IV Le
Bel, visiblement frustré de ne pas avoir pu le trouver, ce
trésor. Ravi, aussi, jubilant devant la souffrance des
puissants et sages chevaliers suppliciés. Et Franck de Noident
sourit, en entendant les paroles de Jacques de Molay qu'on lui a
rapportées et qui sont la légende. La
malédiction. La terrible malédiction. Il brasse avec
une jouissance extrême toutes les richesses dont il a la garde,
et qu'il doit cacher. Mais dans sa tête les voix sont là
qui l'emprisonnent. Elles martèlent comme les sabots des
chevaux lors de la croisade, comme le bruit les lances sur les
boucliers, les cris des épées sur les armures. Ses yeux
écarquillés projettent pour lui la vision de ce roi et
de son armée, en route pour Morgnelais, pour lui ravir le
trésor dont il a la charge, pour lequel il n'est pas mort
comme les autres, sur le bûcher ou ailleurs. Et par lequel
l'Ordre renaîtra... Il sait que le reste des biens du Temple
ont été distribués aux Hospitaliers. Il se doute
que Philippe a rempli ses coffres au passage et meurt d'envie d'en
ravir davantage.
Les voix martèlent et martèlent les paroles du Grand
Maître:
- Toi,
frère Noident, tu seconderas le trésorier. Cette caisse
secrète, tu seras le seul à la détenir.
Prends-en soin pour les mauvais jours. Cet or, c'est celui de nos
frères, mais c'est surtout celui du Temple. Noident, cet or
est ton sang, puisque tu appartiens au Temple. Tu es le Temple et le
Temple est consacré à Dieu Prends soin de notre
sauvegarde, car par ce trésor l'Ordre peut renaître de
ses cendres et accomplir l'oeuvre du Seigneur. Ta vie, Noident: le
trésor.
Franck
acquiesce à ce souvenir et traîne le coffre jusqu'au
fond de la crypte, là où la lumière des torches
n'arrive jamais. Dans les ténèbres, il tâtonne,
et ses mains, caressées par les toiles d'araignées,
trouvent le mécanisme d'ouverture; le passage s'ouvre et une
puanteur ancienne envahit les lieux. D'un regard, il dit adieu aux
gisants de ses ancêtres et s'engouffre, traînant
lourdement le coffre derrière lui, dans le souterrain.
La foule
murmurait. Le peuple de Paris se gava de ces aveux en frissonnant.
Elle avait devant elle des suppôts de Satan, des fornicateurs
contre-nature, vaincus par le roi et par l'Eglise. Les inquisiteurs
et les évêques souriaient d'aise. Ils avaient
l'impression d'avoir finalement vaincu, ou plutôt d'avoir
gagné enfin totalement la bataille. L'Ordre du Temple, hier si
puissant et si riche, à présent réduit à
quatre malheureux qui les suppliaient d'être indulgents.
Broyé, l'Ordre concurrent, brisé, L'état dans
l'Etat !
Et puis leur sourire se figea. Franck sourit à son tour, le coeur battant.
Ses mains dérapent sur la poignée du coffre et il doit
lâcher prise. Sa foi résonne en lui alors que son amour
et sa fidélité pour le Temple lui raconte l'acte
merveilleux, le prodigieux coup de théâtre, le courage
difficile à imaginer pour qui ne croit pas suffisamment, de
Jacques de Molay.
Ses poignets
flottant dans les fers, les chaînes de métal noirci
brillant soudain comme des attributs de sainteté, se
levèrent devant le visage de son frère
agenouillé. Geoffroy de Charney fit un pas en avant et vint se
placer à ses côtés, le visage transfiguré,
alors qu'il refusait de répéter ses aveux et proclamait
au contraire son innocence et celle de l'Ordre.
Toujours
accompagné par ses voix et par le film qui l'obsède et
le guide, il descend marche par marche dans le souterrain, et chaque
fois que le coffre cogne l'une d'elle le bruit se répercute
à l'infini et il lui semble que son coeur éclate.
Pourtant il continue, et parvient au bas du grand escalier. Il est
toujours dans les ténèbres, mais sa folie est si grande
qu'il y voit au travers d'elles. Toute sa formation des débuts
fut consacrée à l'exploration, à la connaissance
parfaite de ce monde souterrain et secret, cette retraite
idéale en cas d'imprévu. Depuis toujours l'Ordre se
préparait à semblables situation. Et qu'elle plus
parfaite cachette que ce dédale sous un château de
troisième ordre, lui-même bâti sur un autre
château, celui-là oublié de la mémoire des
hommes, cimetière de l'âge du fer ?
Noident s'adosse un instant contre la paroi du tunnel pour
s'éponger le front de sa manche. Les paroles de Molay, celles
qui le conduisirent sur le bûcher comme une récompense
alors qu'on le condamnait quelques heures plus tôt à
l'humiliante incarcération à vie, tapant contre ses
tempes. Au lieu de vivre enterré, il mourait grandi. Mais sa
souffrance et celle de Charney faisait cloquer la peau du pauvre
Noident, qu'ils avaient laissé à la vie, tout seul pour
sauver ce qui restait de l'Ordre.
Hérétiques relaps, Molay et Charney
étaient condamnés à périr
brûlés vifs tandis que leur deux compagnons, qui avaient
accepté de réitérer leurs aveux, finissaient
leurs jours dans un cachot malodorant. Le droit canon l'exigeait, et
la fureur du roi qui se sentait outragé l'exécuta dans
les plus brefs délais, sans même attendre un arrêt
en bonne et due forme de la commission pontificale. D'ailleurs,
l'incident s'était passé devant la foule: il n'y avait
pas de temps à perdre.
A la nuit tombante, donc, on dressa le bûcher sur une petite
île de la Seine, l'Ile des Juifs, l'île du Palais. En
face, dans le rougeoiement du soir, les jardins du roi s'ouvraient
à l'est comme une loge de luxe. A l'heure des vêpres, on
sortit de nouveau Molay et Charney de leur cachot pour les amener sur
le lieu de leur supplice. Cette fois, la foule, le long du trajet,
était étrangement silencieuse. Près des berges,
l'excitation fut plus palpable et des mains fébriles
s'accrochèrent à ce qui restait de leurs
vêtements. Il y eut une bousculade et Charney trébucha.
Le garde qui se tenait sur sa droite lui donna plusieurs coups de
pied et Molay dut faire de son mieux, malgré ses
chaînes, pour l'aider à se relever. Il foudroya ceux qui
les entouraient d'un regard impérieux, et lorsque le feu fut
en vue, halo magnifique jetant de la poudre écarlate sur le
fleuve nauséabond, il se délesta de ses vêtements
en se contorsionnant, bientôt imité par Charney.
Plusieurs
fois arrêté dans sa progression par des éboulis
de gravats bloquant sa route, Noident a perdu toute notion du temps
et de l'espace. Il est enfermé dans un autre labyrinthe, un
discours intérieur qui le fait marmonner entre ses dents en
tirant le coffre, de la bave filant de ses lèvres, des toiles
d'araignées centenaires figurant de longs cheveux blancs et un
manteau de dentelle.
Parfois, il s'arrête, tendu à l'extrême. Le
martèlement a repris dans sa tête, lointain échos
de ses peurs quotidiennes. Il croit qu' ils sont là, tout
près, et qu' ils le guettent. Surtout ne pas faire de bruit,
ne pas se faire remarquer. Sauver l'Or.
Il continue de descendre et les ténèbres peu à
peu s'estompent. Il distingue les ombres grises de ses jambes et de
ses pieds, ses mains et les formes anguleuses du coffre. Un
rougeoiement diffus émane du virage, au bout du boyau. Il
sourit, mais c'est un rictus. Son épée le gêne,
et racle le long de la parois. Il parvient au but. Il ne s'est pas
trompé. Il s'essuie le front du revers de la manche. La
chaleur est intense, et l'humidité qui règne dans le
souterrain se transforme ici en une vapeur malodorante. Il sait
qu'au-dessus, les douves du château sont noires et lisses comme
les ténèbres qui entourent le royaume depuis
l'exécution des derniers chevaliers du Temple. Ses mains
glissent sur la poignée. Il les frotte sur ses chausses et
réalise que ses paumes sont déchirées. Un grand
mugissement rauque se répercute dans le tunnel. Son coeur
s'arrête un instant. La bête sait qu'il est là.
Elle l'attend. Dans sa tête, des voix hurlent un chant
blasphématoire. Il secoue la tête pour leur
échapper. Il se signe. Mais sa haine du roi, sa rancoeur, sont
trop fortes. L'ordre du Temple, l'Ordre de Dieu doit être
vengé. L'or du Temple doit être sauvé.. Il crache
dans ses mains, et reprend la poignée qu'il tire de ses
dernières forces jusqu'au coude du couloir. Il débouche
sur une vaste salle en forme de cathédrale, remplie d'une
lumière qui émane de la pierre même, comme si
elle vivait, palpitante, chauffée à rouge. Des
fumerolles vertes montent des flaques couleur de lagon qui
bouillonnent entre les arcs brisés de la voûte
écroulée, des piliers de marbre brisés,
écrasés par les colonnes naturelles produites par
l'érosion humide de la roche par infiltration des eaux. On
dirait un savant mélange du monde d' hommes morts depuis
longtemps - et le monde, et les hommes - et de celui de la nature,
celui des dieux, vainqueurs, finalement.
Noident répète entre ses dents la malédiction
prêtée comme ultimes paroles à Jacques de Molay
par la légende, alors que les flammes avaient
déjà commencé à dévorer la partie
inférieure de son corps. Charney, à côté
de lui, était déjà mort, doucement, ou du moins
le paraissait, un sourire tranquille sur les lèvres.
-Clément! juge inique et cruel bourreau, je
t'assigne à comparaître dans quarante jours devant le
tribunal du Souverain Juge. Roi Philippe, je t'assigne pareillement
à assumer tes crimes devant Dieu avant la fin de la
présente année... Vous tous qui commettez de
près ou de loin en votre âme et conscience cette
ignominie, payerez un jour très proche le prix de vos crimes.
Enguerrand de Marigny, Nogaret, Plaisians, dénonciateurs et
bourreaux de tous poils, héritiers du sang malsain
jusqu'à la treizième génération, je vous
maudis. Je vous maudis...
Les flammes avaient noyé les dernières paroles de Molay
alors qu'elles lui dévoraient la figure. Le roi et ses
courtisans couvrirent leur bouche avec des pans d'étoffes
blancs comme la poitrine d'un nouveau né. L'odeur était
horrible, et plus horrible encore étaient ces bribes de
malédiction apportées avec les relents de mort par le
vent qui hurlait à présent. Philippe Le Bel
reçut des cendres dans les yeux et pleura. En son for
intérieur, savait-il qu'il allait mourir huit mois plus tard ?
il se sentait mal-à-l'aise, et ce spectacle ne lui apportait
pas la satisfaction qu'il en attendait. L'angoisse lui saisit les
entrailles qui ne le quitterait plus, alors qu'il regardait le
rougeoiement du bûcher devenir fade dans la nuit.
C'était fini, et ce sentiment de fin était plus profond
que le simple dénouement souhaité d'une affaire
embarrassante.
Alors que la Cour se retirait, la foule se précipita pour
s'emparer des cendres et des reliques des deux martyres. On se
signait en geignant, et le ciel paraissait envahi par une rumeur
verdâtre qui était celle de la mort promise aux
coupables par les frères suppliciés dont la mort avait
été si belle, si héroïque, si
admirable.
Si
atroce.
Pour Noident, qui sue à présent dans les souterrains
sinueux de Morgnelais, le regard vitreux d'un dément
obsédé par son but mais qui en a presque oublié
le sens, rempli par la vision du supplice qui lui a
échappé et dont il se sent floué, il n'y a
qu'une certitude: le Roi a trahi Dieu; le Pape lui-même a trahi
le Seigneur, et seul leur avarice envieux les a poussés
à anéantir l'Ordre pour s'emparer de ses biens. Noident
ricane: ils ont cru gagner, et le peu qu'ils ont pris n'est rien par
rapport à ce qu'il traîne comme un boulet, comme un
membre surnuméraire.
Il sait que partout en Europe des frères se cachent. Il sait
pourquoi on lui a confié cette tâche ingrate: l'Ordre va
se relever, un jour, il n'est pas mort puisqu'il dort dans ce coffre,
et qu'il doit veiller à ce que personne, jamais, ne puisse
s'en emparer.
Il s'arc-boute, et parvient a hisser son fardeau sur ses
épaules avant de descendre jusqu'au centre de l'étrange
salle souterraine. Il l' entend rugir de nouveau. Cette fois il en sourit. Au
milieu de la paroi nord, opposée à celle par laquelle
il vient d'entrer, s'ouvre la gueule béante d'une autre salle.
La chaleur qui en émane est presque insupportable. Il sent ses
sourcils grésiller, ses cils disparaître. Il pose le
coffre et recule de quelques pas.
Les voix se taisent soudain. Il n'a plus de visions.
Un grand silence empli de résonances malsaines lui tombe sur
les épaules, et il s'agenouille. Son front s'écrase
dans les gravats et il se prosterne. Il sent qu'il ne doit pas
regarder. Il sait qu'il ne doit pas céder à la
tentation. Il sent le souffle infernal s'échapper de la bouche
de la caverne. Il reçoit le silence dans son âme, et ne
se sent pas libéré. L'oppression est terrible, et il
regrette à présent les voix de ses frères. La
présence rugit encore une fois, et un mouvement de l'air lui
confirme qu'elle a bougé. Peut-être même
sort-elle de son antre. Peut-être même le
considère-t-elle en ce moment de son regard sans pupille. Il
s'aplatit davantage encore contre le sol. le coffre repose devant
lui, à quelques pas. Il déglutit péniblement
lorsqu'il entend le raclement du bois contre la roche. Le
trésor du Temple est tiré, doucement, par
à-coups, vers une destination inconnue des hommes.
Tiré, tracté par une créature mystérieuse
à l'haleine soufrée. Tracté comme la tête
du chevalier qui ne peut résister davantage et qui se
relève. Ses yeux s'agrandissent d'horreur devant le spectacle
qui s'ouvre à lui. La chose, énorme, n'a pas de forme
qui puisse se décrire. Son oeil unique et proéminent
tourne sur lui-même tout en jetant de ses multiples facettes
polygonales des reflets laiteux incongrus par rapport à la
texture métallique gélifiée de son corps
faussement ovoïde. On dirait une sorte de grosse boule sans
consistance, munie de cet oeil grotesque qui tétanise de
terreur le malheureux Noident. Parfois, de cette masse couleur de
bronze irisé, comme une goutte qui tombe d'un pot, jaillit
avec une lenteur répugnante une sorte de tentacule sans
origine définie, qui vient se coller comme la langue d'un
lézard sur l'une des faces du coffre pour le rapprocher un peu
plus d' elle.
Noident sait confusément qu'il n'aurait pas dû la
regarder. Mais à présent, le coeur au bord des
lèvres le silence dans la tête et l'âme prise dans
une chape de glace, il ne parvient pas à échapper
à cette vision. L'oeil de la créature se pose
brièvement sur lui, et une sorte de clappement de langue se
fait entende. Elle lâche le coffre qui s'abat brutalement sur
le sol et s'ouvre, répandant par terre une partie des
richesses du Temple. Franck sent la masse gélatineuse
s'entourer autour de ses épaules, de sa gorge et de ses
jambes. Il voudrait hurler sa terreur, il voudrait hurler pour se
persuader qu'il vit encore, mais un tentacule s'enfonce
profondément dans sa gorge alors qu'il est soulevé du
sol de ce mouvement lent mais irrésistible qui lui donne mal
au coeur et l'endort à moitié.
Un gouffre s'ouvre en lui. De furtifs échos de sa vie chantent
dans son âme, mais il est déjà trop
éloigné pour les reconnaître. La créature
l'examine longuement sous toutes les coutures, émet de nouveau
son désagréable clappement de langue, bien qu'elle ne
semble pas être dotée d'un quelconque orifice buccal, et
se dirige mollement vers son antre, non sans qu'une série de
tentacules ne surgissent de sa masse mi-solide mi gazeuse pour
rassembler le trésor renversé et le coffre, et les
ramener avec elle dans sa caverne.
Lorsqu'elle s'y engouffre avec ses prises, la roche suinte
abondamment de la parois qui en abrite l'entrée. Après
quelques minutes, il ne subsiste rien de la bouche de la caverne,
rien de la chose mystérieuse qui y vit, dans un brasier
infernal; Rien du dernier Templier ni du trésor si
convoité de l'Ordre du Temple.
Il ne reste que la grande salle minérale et ses vestiges d'un
passé oublié.
Il ne reste que les ténèbres, alors que le rougeoiement
de la roche s'amenuise.
Il n'y a plus que le silence, parfois entrecoupé du chant du
goutte-à-goutte de l'infiltration des eaux.
Et, au-dessus, les chambres vides du château de
Morgnelais.
Claire Panier-Alix ©
Biographie et
bibliographie de l'auteur
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 23 -
printemps 2004
.. général