LE TEMPLIER DE MORGNELAIS

par Claire Panier-Alix

 

C'est la nuit et la pluie rince allègrement les murailles gauchies par le temps du château de Morgnelais. Autour des fossés, la sombre masse de la campagne et les contours inquiétants de la forêt masquent la lune rousse qui s'acharne à déchirer les nuages. L'arche du porche, barrée de sa lourde herse de bois clouté, achève de murer dans ses ténèbres la demeure du seigneur Franck de Noident.
L'air tremble autour d'ombres surgies de nulle part, plaquées dans les angles des murs, les coins du plafond, les interstices des dalles. Dans leurs anneaux, les deux torches qui encadrent la porte suintent de la résine et du goudron. Une odeur douceâtre enveloppe la forme qui s'agite sur le lit en geignant comme un chiot qui fait un mauvais rêve, ses pattes mimant une course éperdue dans le vide profond d'une forêt imaginaire.
Tout avait été sublime et héroïque dans l'attitude des dernières heures des deux chefs templiers, le Grand Maître Molay et le Grand Récepteur de Normandie Charney.
Et le roi, le soi disant souverain élu par Dieu-Notre-Seigneur, avait répondu à cette ultime preuve de grandeur d'âme face au supplice du bûcher par une moue honteuse, ignoble. Méprisable.
L'île du Palais, toute illuminée par les flammes du bûcher dans cette nuit étrange où le vent tournait sur lui-même, était silencieuse. Chaque murmure de la vie du petit Paris était étouffé par une sombre angoisse qui rappelait une autre nuit, celle qui avait suivi la mort du Christ.
L'attente du trépas injuste et ignoble des frères. L'attente du soulagement et de la satisfaction pour le roi félon et pour ses sicaires. L'attente du soulagement dernier pour ses victimes qu'on avait déjà dépouillées de leurs biens, de leur dignité, de leur respectabilité symbolique, mais qu'on ne parvenait pourtant pas à rendre indignes.
Franck est tourmenté par cette nuit qu'il a vécue de loin. Les échos lui en sont parvenus déformés, amplifiés, et lui-même les dénature sans doute encore par la peine qu'ils lui inspirent et les regrets qui l'accablent de ne pas avoir péri, lui aussi, au nom de la pureté de l'Ordre.
Il ne se passe pas une nuit sans qu'il ne les entende l'implorer et le maudire. Il ne se passe pas une heure sans qu'il ne ressente dans ses chairs les échos des souffrances de ses frères massacrés.
Il a attendu sept longues années, caché sous une fausse fidélité au roi, dans les murs de Morgnelais. Il a attendu, comme un dragon, sur le trésor dont il a la charge. Il a attendu, en se rongeant les poings jusqu'au sang, alors qu'on lui apportait par bribes les échos des souffrances et des humiliations infligées à l'Ordre du Temple. Lorsque les premiers de ses frères ont été suppliciés, il failli enfourcher son cheval pour aller crier son indignation sur le parvis de Notre-Dame. Mais sa foi l'en a dissuadé.
Il devait rester. Il avait juré. Il avait lui aussi une mission. Capitale.
Sept années à voir, nuit après nuit, les tortures infligées à ceux qui étaient les apôtres du Seigneur. Ses paupières sont bouffies à force d'y voir s'imprimer les visages tuméfiés, les corps boursouflés sous les flammes; des corps d'hommes roses bleus jaunes...
Noirs.
Il s'agite dans son sommeil, hanté par des voix qu'il imagine menacer sa descendance. Ou celle du roi. Parfois il se confond avec le souverain qu'il hait tant, et s'en veut de sa haine, lui qui fut l'un des plus valeureux moines-soldats et dont plusieurs ancêtres se sont illustrés aux Croisades...
Sept années à entendre les hurlements de souffrance. L'injustice, le sacrilège de la barbarie d'Etat.
Il est le dernier des Templiers de France, et il a honte. Il ne peut ni doit faire quoi que ce soit. Il est consacré à la veille du trésor: le cacher, se terrer, se taire.
Sept années, à savoir Jacques de Molay, Geoffroy de Charney, Hugues de Pairaud et Godefroy de Gonneville, les quatre derniers, enfermés comme des bêtes dans des culs-de-basse-fosse, mis de côté par le Pape Clément V vaniteusement décidé à les juger lui-même.
Le 18 mars 1314, c'est-à-dire huit semaines auparavant, on les avait tirés de leurs geôles, leur corps brisé par les privations, les coups, la maladie, et le désespoir. Le Grand Maître s'était drapé dans les lambeaux de sa tunique souillée avec la dignité qui lui restait, sa barbe et ses cheveux pendants piteusement dans la crasse et les croûtes purulentes. Ses compagnons se pressaient derrière lui, alors qu'on les conduisait vers l'échafaud que les cardinaux avaient fait dresser sur le parvis de la cathédrale, en cette veille de la Saint-Grégoire. La foule s'était amassée autour, et criait, avide du spectacle attendu depuis longtemps et qui la changerait des pendaisons de vilains et des bûchers de sorcières. Cette fois, c'était le pouvoir et la richesse qu'on allait griller pour la satisfaire, pensait-elle. Et elle était fière du roi Philippe, et respectueuse du Pape Clément.
La sentence avaient été lue à haute voix. La soldatesque avait joué du bâton et de la pique pour faire taire la populace. Finalement attentive, cette dernière avait écouté sans bien comprendre, le regard mauvais porté sur les malheureux personnages alignés sur l'échafaud, et certains parmi elle avaient senti monter en eux un malaise, face au contraste dramatique existant entre les quatre accusés et les dignitaires religieux et royaux, drapés d'or, d'écarlate et de pelleteries précieuses.
- Suppôts du Démon, blasphémateurs et pêcheurs, confessez vos fautes au peuple de France, au roi et à Dieu ! reconnaissez à haute voix et devant tous la véracité des accusations avouées dans le secret de la Question, et repentez-vous !
Franck de Noident, le visage en sueur, grince des dents dans son sommeil. Il vit la scène plus qu'il ne l'imagine. Molay se tenait droit, le regard perdu loin au delà du gros prélat. Pairaud et Gonneville baissaient la tête, leur squelette dévoilé par des tuniques templières déchirées et de toute façon devenues trop grandes pour eux, incapables de pouvoir supporter de nouvelles souffrances. Ils se tenaient debout comme des ours qu'on montre à la foire. Ils étaient pitoyables, et souffraient de l'être à côté de Molay et de Charney, dignes dans la déchéance physique et morale qu'on avait voulu leur infliger.
L'âme peut être cassée par le corps.
Les deux malheureux tombèrent à genoux devant le légat du Pape, et balbutièrent ces mêmes aveux délirants que les tortionnaires leur avaient déjà arrachés contre la promesse de la vie sauve. Leur confession s'acheva en plainte, en sanglot. Ultime et bien vaine supplique. Pitoyable, le prieur d'Aquitaine trouva la force de relever la tête vers le grand Maître de Normandie pour mendier son pardon et celui de Dieu.
Noident se réveille en sursaut. Il ne veut pas refaire ce cauchemar. Pas cette nuit. Pas encore. Une sueur glacée coule entre ses reins. Il reste quelques minutes assis sur sa couche, le souffle court. Les ombres nocturnes dansent encore sur les murs, et figurent des mains menaçantes sur le plafond taché de moisissures. Il déglutit, et se frotte énergiquement le visage. Le rêve est encore là. Toujours aussi présent à l'état d'éveil, sinon plus. Il ferme les yeux plusieurs fois, lentement, comme pour s'assurer de sa sécurité, mais il détecte les images, et sa tête bourdonne de la rumeur de la foule, du visage de ses frères avilis. Il sait ce qui va suivre et frissonne longuement. Il décide de descendre dans la crypte, et de plonger ses regards dans le fabuleux trésor.
Comme chaque nuit.
Agenouillé devant la cachette - le tombeau qui lui est réservé - il ouvre l'énorme coffre et plonge les yeux dans l'or et les joyaux qu'il renferme. Dans sa tête, les échos des cris de Molay. Dans sa tête, les images qu'il imagine de leurs tortures, de leur supplice et de leurs humiliations. Le visage du roi, aussi, et de ses pairs, illuminés par les reflets empuantis du bûcher, comme ce profil sur les pièces d'or. Devant ses yeux, le regard du roi Philippe IV Le Bel, visiblement frustré de ne pas avoir pu le trouver, ce trésor. Ravi, aussi, jubilant devant la souffrance des puissants et sages chevaliers suppliciés. Et Franck de Noident sourit, en entendant les paroles de Jacques de Molay qu'on lui a rapportées et qui sont la légende. La malédiction. La terrible malédiction. Il brasse avec une jouissance extrême toutes les richesses dont il a la garde, et qu'il doit cacher. Mais dans sa tête les voix sont là qui l'emprisonnent. Elles martèlent comme les sabots des chevaux lors de la croisade, comme le bruit les lances sur les boucliers, les cris des épées sur les armures. Ses yeux écarquillés projettent pour lui la vision de ce roi et de son armée, en route pour Morgnelais, pour lui ravir le trésor dont il a la charge, pour lequel il n'est pas mort comme les autres, sur le bûcher ou ailleurs. Et par lequel l'Ordre renaîtra... Il sait que le reste des biens du Temple ont été distribués aux Hospitaliers. Il se doute que Philippe a rempli ses coffres au passage et meurt d'envie d'en ravir davantage.
Les voix martèlent et martèlent les paroles du Grand Maître:
- Toi, frère Noident, tu seconderas le trésorier. Cette caisse secrète, tu seras le seul à la détenir. Prends-en soin pour les mauvais jours. Cet or, c'est celui de nos frères, mais c'est surtout celui du Temple. Noident, cet or est ton sang, puisque tu appartiens au Temple. Tu es le Temple et le Temple est consacré à Dieu Prends soin de notre sauvegarde, car par ce trésor l'Ordre peut renaître de ses cendres et accomplir l'oeuvre du Seigneur. Ta vie, Noident: le trésor.
Franck acquiesce à ce souvenir et traîne le coffre jusqu'au fond de la crypte, là où la lumière des torches n'arrive jamais. Dans les ténèbres, il tâtonne, et ses mains, caressées par les toiles d'araignées, trouvent le mécanisme d'ouverture; le passage s'ouvre et une puanteur ancienne envahit les lieux. D'un regard, il dit adieu aux gisants de ses ancêtres et s'engouffre, traînant lourdement le coffre derrière lui, dans le souterrain.
La foule murmurait. Le peuple de Paris se gava de ces aveux en frissonnant. Elle avait devant elle des suppôts de Satan, des fornicateurs contre-nature, vaincus par le roi et par l'Eglise. Les inquisiteurs et les évêques souriaient d'aise. Ils avaient l'impression d'avoir finalement vaincu, ou plutôt d'avoir gagné enfin totalement la bataille. L'Ordre du Temple, hier si puissant et si riche, à présent réduit à quatre malheureux qui les suppliaient d'être indulgents. Broyé, l'Ordre concurrent, brisé, L'état dans l'Etat !
Et puis leur sourire se figea.
Franck sourit à son tour, le coeur battant. Ses mains dérapent sur la poignée du coffre et il doit lâcher prise. Sa foi résonne en lui alors que son amour et sa fidélité pour le Temple lui raconte l'acte merveilleux, le prodigieux coup de théâtre, le courage difficile à imaginer pour qui ne croit pas suffisamment, de Jacques de Molay.
Ses poignets flottant dans les fers, les chaînes de métal noirci brillant soudain comme des attributs de sainteté, se levèrent devant le visage de son frère agenouillé. Geoffroy de Charney fit un pas en avant et vint se placer à ses côtés, le visage transfiguré, alors qu'il refusait de répéter ses aveux et proclamait au contraire son innocence et celle de l'Ordre.
Toujours accompagné par ses voix et par le film qui l'obsède et le guide, il descend marche par marche dans le souterrain, et chaque fois que le coffre cogne l'une d'elle le bruit se répercute à l'infini et il lui semble que son coeur éclate.
Pourtant il continue, et parvient au bas du grand escalier. Il est toujours dans les ténèbres, mais sa folie est si grande qu'il y voit au travers d'elles. Toute sa formation des débuts fut consacrée à l'exploration, à la connaissance parfaite de ce monde souterrain et secret, cette retraite idéale en cas d'imprévu. Depuis toujours l'Ordre se préparait à semblables situation. Et qu'elle plus parfaite cachette que ce dédale sous un château de troisième ordre, lui-même bâti sur un autre château, celui-là oublié de la mémoire des hommes, cimetière de l'âge du fer ?
Noident s'adosse un instant contre la paroi du tunnel pour s'éponger le front de sa manche. Les paroles de Molay, celles qui le conduisirent sur le bûcher comme une récompense alors qu'on le condamnait quelques heures plus tôt à l'humiliante incarcération à vie, tapant contre ses tempes. Au lieu de vivre enterré, il mourait grandi. Mais sa souffrance et celle de Charney faisait cloquer la peau du pauvre Noident, qu'ils avaient laissé à la vie, tout seul pour sauver ce qui restait de l'Ordre.
Hérétiques relaps, Molay et Charney étaient condamnés à périr brûlés vifs tandis que leur deux compagnons, qui avaient accepté de réitérer leurs aveux, finissaient leurs jours dans un cachot malodorant. Le droit canon l'exigeait, et la fureur du roi qui se sentait outragé l'exécuta dans les plus brefs délais, sans même attendre un arrêt en bonne et due forme de la commission pontificale. D'ailleurs, l'incident s'était passé devant la foule: il n'y avait pas de temps à perdre.
A la nuit tombante, donc, on dressa le bûcher sur une petite île de la Seine, l'Ile des Juifs, l'île du Palais. En face, dans le rougeoiement du soir, les jardins du roi s'ouvraient à l'est comme une loge de luxe. A l'heure des vêpres, on sortit de nouveau Molay et Charney de leur cachot pour les amener sur le lieu de leur supplice. Cette fois, la foule, le long du trajet, était étrangement silencieuse. Près des berges, l'excitation fut plus palpable et des mains fébriles s'accrochèrent à ce qui restait de leurs vêtements. Il y eut une bousculade et Charney trébucha. Le garde qui se tenait sur sa droite lui donna plusieurs coups de pied et Molay dut faire de son mieux, malgré ses chaînes, pour l'aider à se relever. Il foudroya ceux qui les entouraient d'un regard impérieux, et lorsque le feu fut en vue, halo magnifique jetant de la poudre écarlate sur le fleuve nauséabond, il se délesta de ses vêtements en se contorsionnant, bientôt imité par Charney.
Plusieurs fois arrêté dans sa progression par des éboulis de gravats bloquant sa route, Noident a perdu toute notion du temps et de l'espace. Il est enfermé dans un autre labyrinthe, un discours intérieur qui le fait marmonner entre ses dents en tirant le coffre, de la bave filant de ses lèvres, des toiles d'araignées centenaires figurant de longs cheveux blancs et un manteau de dentelle.
Parfois, il s'arrête, tendu à l'extrême. Le martèlement a repris dans sa tête, lointain échos de ses peurs quotidiennes. Il croit qu' ils sont là, tout près, et qu' ils le guettent. Surtout ne pas faire de bruit, ne pas se faire remarquer. Sauver l'Or.
Il continue de descendre et les ténèbres peu à peu s'estompent. Il distingue les ombres grises de ses jambes et de ses pieds, ses mains et les formes anguleuses du coffre. Un rougeoiement diffus émane du virage, au bout du boyau. Il sourit, mais c'est un rictus. Son épée le gêne, et racle le long de la parois. Il parvient au but. Il ne s'est pas trompé. Il s'essuie le front du revers de la manche. La chaleur est intense, et l'humidité qui règne dans le souterrain se transforme ici en une vapeur malodorante. Il sait qu'au-dessus, les douves du château sont noires et lisses comme les ténèbres qui entourent le royaume depuis l'exécution des derniers chevaliers du Temple. Ses mains glissent sur la poignée. Il les frotte sur ses chausses et réalise que ses paumes sont déchirées. Un grand mugissement rauque se répercute dans le tunnel. Son coeur s'arrête un instant. La bête sait qu'il est là. Elle l'attend. Dans sa tête, des voix hurlent un chant blasphématoire. Il secoue la tête pour leur échapper. Il se signe. Mais sa haine du roi, sa rancoeur, sont trop fortes. L'ordre du Temple, l'Ordre de Dieu doit être vengé. L'or du Temple doit être sauvé.. Il crache dans ses mains, et reprend la poignée qu'il tire de ses dernières forces jusqu'au coude du couloir. Il débouche sur une vaste salle en forme de cathédrale, remplie d'une lumière qui émane de la pierre même, comme si elle vivait, palpitante, chauffée à rouge. Des fumerolles vertes montent des flaques couleur de lagon qui bouillonnent entre les arcs brisés de la voûte écroulée, des piliers de marbre brisés, écrasés par les colonnes naturelles produites par l'érosion humide de la roche par infiltration des eaux. On dirait un savant mélange du monde d' hommes morts depuis longtemps - et le monde, et les hommes - et de celui de la nature, celui des dieux, vainqueurs, finalement.
Noident répète entre ses dents la malédiction prêtée comme ultimes paroles à Jacques de Molay par la légende, alors que les flammes avaient déjà commencé à dévorer la partie inférieure de son corps. Charney, à côté de lui, était déjà mort, doucement, ou du moins le paraissait, un sourire tranquille sur les lèvres.
-Clément! juge inique et cruel bourreau, je t'assigne à comparaître dans quarante jours devant le tribunal du Souverain Juge. Roi Philippe, je t'assigne pareillement à assumer tes crimes devant Dieu avant la fin de la présente année... Vous tous qui commettez de près ou de loin en votre âme et conscience cette ignominie, payerez un jour très proche le prix de vos crimes. Enguerrand de Marigny, Nogaret, Plaisians, dénonciateurs et bourreaux de tous poils, héritiers du sang malsain jusqu'à la treizième génération, je vous maudis. Je vous maudis...
Les flammes avaient noyé les dernières paroles de Molay alors qu'elles lui dévoraient la figure. Le roi et ses courtisans couvrirent leur bouche avec des pans d'étoffes blancs comme la poitrine d'un nouveau né. L'odeur était horrible, et plus horrible encore étaient ces bribes de malédiction apportées avec les relents de mort par le vent qui hurlait à présent. Philippe Le Bel reçut des cendres dans les yeux et pleura. En son for intérieur, savait-il qu'il allait mourir huit mois plus tard ? il se sentait mal-à-l'aise, et ce spectacle ne lui apportait pas la satisfaction qu'il en attendait. L'angoisse lui saisit les entrailles qui ne le quitterait plus, alors qu'il regardait le rougeoiement du bûcher devenir fade dans la nuit. C'était fini, et ce sentiment de fin était plus profond que le simple dénouement souhaité d'une affaire embarrassante.
Alors que la Cour se retirait, la foule se précipita pour s'emparer des cendres et des reliques des deux martyres. On se signait en geignant, et le ciel paraissait envahi par une rumeur verdâtre qui était celle de la mort promise aux coupables par les frères suppliciés dont la mort avait été si belle, si héroïque, si admirable.
Si atroce.
Pour Noident, qui sue à présent dans les souterrains sinueux de Morgnelais, le regard vitreux d'un dément obsédé par son but mais qui en a presque oublié le sens, rempli par la vision du supplice qui lui a échappé et dont il se sent floué, il n'y a qu'une certitude: le Roi a trahi Dieu; le Pape lui-même a trahi le Seigneur, et seul leur avarice envieux les a poussés à anéantir l'Ordre pour s'emparer de ses biens. Noident ricane: ils ont cru gagner, et le peu qu'ils ont pris n'est rien par rapport à ce qu'il traîne comme un boulet, comme un membre surnuméraire.
Il sait que partout en Europe des frères se cachent. Il sait pourquoi on lui a confié cette tâche ingrate: l'Ordre va se relever, un jour, il n'est pas mort puisqu'il dort dans ce coffre, et qu'il doit veiller à ce que personne, jamais, ne puisse s'en emparer.
Il s'arc-boute, et parvient a hisser son fardeau sur ses épaules avant de descendre jusqu'au centre de l'étrange salle souterraine. Il
l' entend rugir de nouveau. Cette fois il en sourit. Au milieu de la paroi nord, opposée à celle par laquelle il vient d'entrer, s'ouvre la gueule béante d'une autre salle. La chaleur qui en émane est presque insupportable. Il sent ses sourcils grésiller, ses cils disparaître. Il pose le coffre et recule de quelques pas.
Les voix se taisent soudain. Il n'a plus de visions.
Un grand silence empli de résonances malsaines lui tombe sur les épaules, et il s'agenouille. Son front s'écrase dans les gravats et il se prosterne. Il sent qu'il ne doit pas regarder. Il sait qu'il ne doit pas céder à la tentation. Il sent le souffle infernal s'échapper de la bouche de la caverne. Il reçoit le silence dans son âme, et ne se sent pas libéré. L'oppression est terrible, et il regrette à présent les voix de ses frères. La présence rugit encore une fois, et un mouvement de l'air lui confirme qu'
elle a bougé. Peut-être même sort-elle de son antre. Peut-être même le considère-t-elle en ce moment de son regard sans pupille. Il s'aplatit davantage encore contre le sol. le coffre repose devant lui, à quelques pas. Il déglutit péniblement lorsqu'il entend le raclement du bois contre la roche. Le trésor du Temple est tiré, doucement, par à-coups, vers une destination inconnue des hommes. Tiré, tracté par une créature mystérieuse à l'haleine soufrée. Tracté comme la tête du chevalier qui ne peut résister davantage et qui se relève. Ses yeux s'agrandissent d'horreur devant le spectacle qui s'ouvre à lui. La chose, énorme, n'a pas de forme qui puisse se décrire. Son oeil unique et proéminent tourne sur lui-même tout en jetant de ses multiples facettes polygonales des reflets laiteux incongrus par rapport à la texture métallique gélifiée de son corps faussement ovoïde. On dirait une sorte de grosse boule sans consistance, munie de cet oeil grotesque qui tétanise de terreur le malheureux Noident. Parfois, de cette masse couleur de bronze irisé, comme une goutte qui tombe d'un pot, jaillit avec une lenteur répugnante une sorte de tentacule sans origine définie, qui vient se coller comme la langue d'un lézard sur l'une des faces du coffre pour le rapprocher un peu plus d' elle.
Noident sait confusément qu'il n'aurait pas dû la regarder. Mais à présent, le coeur au bord des lèvres le silence dans la tête et l'âme prise dans une chape de glace, il ne parvient pas à échapper à cette vision. L'oeil de la créature se pose brièvement sur lui, et une sorte de clappement de langue se fait entende. Elle lâche le coffre qui s'abat brutalement sur le sol et s'ouvre, répandant par terre une partie des richesses du Temple. Franck sent la masse gélatineuse s'entourer autour de ses épaules, de sa gorge et de ses jambes. Il voudrait hurler sa terreur, il voudrait hurler pour se persuader qu'il vit encore, mais un tentacule s'enfonce profondément dans sa gorge alors qu'il est soulevé du sol de ce mouvement lent mais irrésistible qui lui donne mal au coeur et l'endort à moitié.
Un gouffre s'ouvre en lui. De furtifs échos de sa vie chantent dans son âme, mais il est déjà trop éloigné pour les reconnaître. La créature l'examine longuement sous toutes les coutures, émet de nouveau son désagréable clappement de langue, bien qu'elle ne semble pas être dotée d'un quelconque orifice buccal, et se dirige mollement vers son antre, non sans qu'une série de tentacules ne surgissent de sa masse mi-solide mi gazeuse pour rassembler le trésor renversé et le coffre, et les ramener avec elle dans sa caverne.
Lorsqu'elle s'y engouffre avec ses prises, la roche suinte abondamment de la parois qui en abrite l'entrée. Après quelques minutes, il ne subsiste rien de la bouche de la caverne, rien de la chose mystérieuse qui y vit, dans un brasier infernal; Rien du dernier Templier ni du trésor si convoité de l'Ordre du Temple.
Il ne reste que la grande salle minérale et ses vestiges d'un passé oublié.
Il ne reste que les ténèbres, alors que le rougeoiement de la roche s'amenuise.
Il n'y a plus que le silence, parfois entrecoupé du chant du goutte-à-goutte de l'infiltration des eaux.
Et, au-dessus, les chambres vides du château de Morgnelais.

Claire Panier-Alix ©

Biographie et bibliographie de l'auteur

 

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 23 - printemps 2004

 

 

 

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