LE FANTASME ET LE COUCOU

par Claire Panier-Alix

(une histoire où il ne se passe rien...)

"Où qu'ils soient, les hommes se croient toujours au centre du monde. Ce n'est pas un bien gros pêché, c'est une habitude. Un rêve debout. L'équilibre qui préserve l'ordre universel, comme cet idéogramme qui représente la Chine figure un carré coupé d'un trait vertical: l'Empire du Milieu. Les fameux principes complémentaires, le Yin et le Yang, qui font l'harmonie du monde, l'ordre humain et l'ordre naturel en sont pétris. Rompre cet équilibre, ce serait la rupture d'un rythme, comme cesser de croire que la Terre était le nombril de l'Univers fut la fin d'une ère de foi et de dieux et l'avènement d'une nouvelle foi, et d'une nouvelle divinité, la Science.
Le Royaume d'Irah n'était qu' harmonie et nature. Sur les pics de granit, les pins cente-naires se confrontaient à la roche et en sortaient victorieux. On disait que leurs racines sécrétaient une substance qui transformait la pierre en une sorte d'humus, et que cette matière était une promesse de longévité sinon d'éternité.
Irah, c'était un monde immuable en apparence, mais sa réalité était en perpétuelle mutation. Le roc et la brume s'entrechoquaient, s' enlaçaient, s'unissaient sans cesse autour d' eaux couleur de jade en paysages aussi irréels que les lavis des vieux maîtres chinois. C'était un lieu que la nature avait rendu surnaturel, avec ses rochers hérissés de forêts aériennes, ses pins de sucre posés sur des eaux miroitantes. Un itinéraire feutré et spirituel traversait ce petit univers clos sur son his-toire et ses codes, jusqu'à la vision sublime du château des Sires d'Irah: rêve éblouissant surgi des eaux du lac.
Irah, c'était aussi ce lac qui empruntait sa lumière au ciel, pour en faire des fluorescences allant du méthylène au turquoise, du jade au lagon, de l'émeraude au malachite... Irah, c'était la fo-rêt, profonde et vivante, des colonies d'arbres sur le rebord de cascades évoquant des voiles de mariées; des bois moirés où les bouleaux se mêlaient aux pins et aux cyprès, aux chênes et aux ormes plusieurs fois centenaires. Des passerelles en rondins permettaient d'approcher les rapides qui surgissaient au beau milieu de la forêt pour disparaître sous un talus et ressortir en rugissant entre deux racines.
Irah, et son blason arborant un aigle d'or dans un cercle, sur fond rouge..."
Lorsque je me réveille, je sens mon visage se plisser sous la caresse humide de l'herbe. Une forte odeur de mousse et de champignon m'enveloppe. Mes mains cherchent le contact familier des oreillers, mais de la terre se glisse sous mes ongles. J'ouvre les yeux, dérangée, et la stupeur fait place à une sourde angoisse. Je me trouve dans cette vaste forêt que j'ai quittée voici deux ans déjà, c'est certain. Sans y être jamais allée, je la reconnais. Son sol est épais, moelleux tapis de vé-gétaux qui molletonne les pieds des grands arbres. Cela pourrait être n'importe quelle forêt du monde, même l'une de ces fausses sylves des orées des villes modernes. Pourtant, son atmosphère particulière me persuade, me rassure. L'angoisse qui me serre vient du pourquoi entêtant, du "pourquoi seulement maintenant?".
La dernière chose dont je me souvienne est la brûlure de mes paupières, le clignotement ob-sédant du curseur, le cliquetis familier du clavier sous mes doigts en transe. Je ne me rappelle pas du moment béni où je perdis enfin conscience. Et je me réveille ici, chez moi dont j'avais perdu la clef.
Etendue sur le dos, les membres en croix, je hume, ravie de mon rêve. Mais quelque chose ne va pas. Un bruit, un frôlement d'air. Un pressentiment. Je tourne la tête et rencontre ma peur. Elle est laide de ce vide que révèle la cime des arbres qui se penchent sur moi de très haut.
Je suis seule ici et je suis moi.
Parfaite création, ce monde que j'ai bâti avec mes sens et mes humeurs, ce monde devrait être peuplé de ces âmes nées de moi que je regarderais vivre leur existence comme un dieu sa créa-ture. Mais je suis seule, et je suis moi. J'ai conscience de mon corps, physiquement conscience de mon incursion dans mes univers illusoires. Mais ils sont vides de toute illusion et je n'en suis pas spectatrice. Je me lève, et je me demande ce qui arriverait si je rencontrais l'une de mes choses. Bien sûr, tout cela n'est qu'un rêve, mais d'ordinaire, lorsque je rêve, je ne vis pas en tant qu'être: Je me vois vivre, je deviens parfois ce que je crée, mais jamais encore je n'ai été actrice de l'une de mes créations.
Ces considérations sont vaines, et je me décide à me lever. Les premiers pas sont difficiles, comme si j'étais anormalement lourde pour cette atmosphère. Je peine un peu, mais cela s'arrange au fur et à mesure. L'écorce des troncs est rugueuse sous mes doigts, et les herbes caressent mes chevilles. Je réalise que ces sensations sont trop réelles pour appartenir à un rêve. Une bouffée d'enthousiasme me serre la gorge et je me prends à courir comme une démente.
Le choc est rude et je laisse s'échapper un cri. Deux bras se sont refermés sur moi pour stopper ma course, et je me retrouve plaquée contre la poitrine d'une créature humainement trop grande, serrée dans des vêtements barbares. Je me démene un moment pour desserrer cette étreinte inattendue, mais elle tient bon. Je lève les yeux et rencontre ceux de mon agresseur qui murmure quelque chose en me plaquant plus étroitement encore contre lui.
- Claire...
Je reprends mon calme, étonnée et étonnée de l'être.
Un battement de paupières et je peux dévisager le colosse aux yeux d'eau qui me libère et laisse glisser ses bras le long de mon corps. Je fouille ce visage, ces traits un peu rudes que cachent une épaisse chevelure noire et une barbe grisonnante. Et je sais que je les connais. Ce n'est pas une reconnaissance physique, comme on reconnait quelqu'un que l'on a déjà vu, mais plutôt comme l'on retrouve une sensation déjà vécue, un moment similaire déjà partagé.
- Claire... murmure encore ce héros que j'avais créé mais qui m'avait abandonnée avec ma feuille blanche et mes quêtes solitaires. Je t'ai cherchée longtemps, je t'ai appelée. Je t'ai invoquée.
- C'est donc à toi que je dois... J'ai cru que c'était encore un rêve. Tu as brisé les liens qui nous reliaient, et je ne trouvais plus le chemin...
- Pardonne-moi. Je croyais avoir gagné ma liberté, je ne voulais plus dépendre de ta fatale imagination. Mais c'est alors que je l'ai perdue. Ici, tout a cessé avec ton exil.
- Je n'ai pas été exilée. Je me suis perdue. Je n'étais jamais venue...
- Tu étais cet endroit , ces lieux sont pénétrés de toi... Viens.
Je sais que tout ceci est absurde. Je sais que cela ne signifie rien d'être écrit. Rien, sauf un code d'accès, un mémo pour y pénétrer de nouveau.
Je marche près de cet être que j'ai créé un jour, et je l'observe furtivement. Il est plus grand que je ne l'imaginais. Plus âgé aussi, sans doute, mais ce qui m'étonne le plus est de le découvrir si réel, avec un corps fini, des traits nets et une voix à lui. Je l'ai créé, je l'ai aimé, j'ai fait sa vie et je l'ai vécue à travers lui, mais à présent je marche à ses côtés et je sens l'odeur de cuir et de paille humide qu'il dégage. Je ne comprends pas très bien, je me sens décalée. Mais ne le suis-je pas toujours?
Il me dit des choses, il me parle, il me raconte sa vie. Sa vie depuis que je ne la sais plus. J'apprends aussi des événements survenus dans ce monde que je connaissais si bien, et je m'étonne de l'entendre en parler comme si elles allaient de soi pour moi . Ces institutions, ces hiérarchies, ces noms et ces codes dont il parle, je les connais pour les avoir inventés. Mais elles ne sont pas réelles pour moi. Il me dit que son roi est mort. Il me dit que l'héritier a disparu. Je sais cela, mais la fin je ne l'ai pas écrite et je devine son désarroi lorsqu'il a compris que le dénouement ne dépen-drait pas de moi mais du hasard. Laissée en suspens, l'histoire de l'Ile-Continent capote.
Nous arrivons près de ruines envahies par la végétation. Il me regarde, dans l'expectative. Je vois bien qu'il attend quelque chose de moi. Mais quoi ?
- Je connais cet endroit.
Il me semble que ma voix résonne.
J'ai murmuré ces mots, et ils prennent vie en moi pour me rendre triste. Ces lieux portent en mon coeur une cicatrice que je ne savais pas y être. En ces lieux, mon héros est mort. C'est ici que je l'ai abattu. Sous ces pierres oubliées devrait reposer sa dépouille fictive. Je le regarde, mais il a les yeux tournés vers le visage de pierre qui repose sur sa tombe.
- Pourquoi es-tu là ? lui demandè-je en m'approchant de lui si près qu'il ne résiste pas et m'enlace d'un bras, dans un geste presque machinal qui m'étonne encore.
- C'est ton appel incessant qui m'empêche de mourir. Tu m'as voulu mort pour ton repos, mais tu m'invoques sans fin... Tu nous abandonnes comme nous t'avions abandonnée, mais tu ne cesses de nous appeler. Tu implores mon nom mais tu ne sais plus l'écrire. Des forces néfastes guident les effluves qui s'échappent de ton esprit, Créatrice, et les emportent loin de la Porte. Elles se perdent dans ton monde qui ne sait qu'en faire. J'ai chanté la Grande Incantation pour te faire venir ici. Ce monde est le tien. Tu l'as fait vivre et il se meurt en toi. L'autre monde t'efface de ta propre mémoire... Aide-nous, et je t'aiderai.
- Je n'ai pas besoin d'aide. Ma vie est là-bas même si je tire ma joie de mes envols jusqu'ici. Je ne suis pas mon propre personnage.
- Ce n'était pas ce que je voulais dire.
Il caresse mes joues, et je me demande pourquoi personne ne l'a fait avant. Je lui souris, soucieuse. Je n'ai plus aucun pouvoir créatif, et il attend tellement de moi...
Et tout à coup, il me repousse, et, pour en faire naître le chant, il tire lentement Tarrestorn du fourreau. Elle non plus, je ne la voyais pas comme ça. La lame en est large comme la main, d'un acier épais et terne, piqué du noir de l'âge. La garde en est simple et dénudée, mais je reconnais le pommeau avec sa boule d'argent polie par sa main gantée de mailles, de ce geste familier que je ne l'ai jamais vu faire.
- Tu as entendu ?
- Quoi donc ?
Je tends l'oreille mais la forêt se tait. Un bruit mat, comme un claquement de fouet, retentit, régulier comme un battement à deux temps.
- Les hommes-oiseaux, souffle-t-il, attentif à ce que nous ne pouvions encore voir. Ils re-viennent. Viens...
Il me saisit par l'avant-bras et m'entraîne derrière lui. Je trottine, maladroite:
- Mais... Il n'y a jamais eu de créatures ailées sur l'île...
- Si. A présent il y en a. C'est pour cela que je t'ai voulue ici. Ils ne devraient pas y être, n'est-ce pas ?
- Non. Je suppose que non. Si j'ai bien créé ce monde, non. Je n'ai jamais créé de telles créatures.
- C'est ce que je pensais, décrète-t-il à voix basse en m'entraînant dans les ruines.
L'air a des relents de cadavres oubliés-là voici longtemps. Je sens la poussière de leurs os sous mes pieds. Elle embrasse mes chevilles à chaque foulée qui la soulève. Ma respiration remplit le caveau tout entier, malmenée par ces murs anciens qui la brisent et la morcellent. Le héros me prend la main et la serre. Ne crains rien, me dit son geste. Mais je sens qu'il se force pour me rassurer quand tout ses espoirs il les plaçait en moi. A présent, il n'a plus qu'une petite chose mala-droite et désemparée qu'il lui faut protéger et guider. Son désarroi passe en moi et me calme. A mon tour je presse sa main, et je réalise que je respire mieux. Mes yeux cherchent dans l'obscurité.
-La crypte d'Irah, murmurè-je.
Non. Ce n'est pas elle. Irah est tombée. Je l'ai détruite déjà.. Non, c'est autre chose. Autre part. C'est Oriz. Oriz et ses cryptes profondes, ses souterrains et ses soubassements d'un autre âge. Oriz, terre inconnue entre deux mondes, qui avait vu s'achever la dynastie de Nicée et celle d'Orkaz dans leur union funeste. Et tout cela, je l'avais permis.
-Oriz ?
-Oui. C'est ici que la chose s'est manifestée. Venue des profondeurs abyssales du temple. La dalle de l'autel s'est soulevée, et la première créature est sortie du socle. Ailée, membraneuse, enduite de cette substance nauséabonde qui achève leur hideuse apparence. Depuis, il en vient de partout. On dit qu'ils ont une cité dans les rochers de Mosquir. On dit aussi qu'ils n'ont pas d'âme. A chacun de leurs raids, une partie du monde s'affaisse, englouti par l'ombre que jette sur la terre leur vol contre nature. Ici, nous ne risquons rien. Mais dehors, ils emmènent les humains vigou-reux, et de leur sort, ceux qui restent ne savent rien. Je ne sais pas ce qu'ils bâtissent, ce qu'ils cherchent, mais leur quête est si vive que bientôt ils auront tout envahi.
- Que faire, alors ?
- Oui, que faire, si toi tu ne peux rien ?
- Je n'ai pas écrit cela, Duncan. Je ne l'ai même pas pensé. Chez moi les ailés sont des dragons couleur de nacre, et jamais le mal ne prend cette forme. Le mal vient du sol, des abysses, pas des cieux.
- Si je te menais là où ils se rassemblent, pourrais-tu les effacer, les renvoyer dans leur monde, hors de ta création ? tu es la seule divinité ici. Il ne peut en y avoir une autre, n'est-ce pas ?
- Je l'ignore. Je ne comprends pas ce qui arrive. Mais sans doute peut-on essayer. Emmène-moi.
Je prononce ces mots et ma peur se mêle d'exaltation. Je suis moi, et ne le suis plus réellement. Ici, il a raison, je suis la déesse que j'ai décidé d'être le jour où j'ai pris la plume pour la première fois, et j'ai enfin l'opportunité d'en assumer le rôle sans penser au ridicule de la situation.

Au rythme lent de l'esquif défile mon univers, immobile.
Au fil du fleuve que nous remontons à la voile, les montagnes se découpent en contre-jour sur la lune. Il n'y a pas d'étoile. Les mamelons s'emboîtent les uns dans les autres, effilochés par des griffes de brouillard. La pluie, drue et glacée, a cessé de tomber. Le décors est là, millénaire, sa présence est tangible tout comme l'angoisse. Par moment, les pitons recouverts de végétation ca-chent l'astre noctambule et le ciel disparaît. Mon compagnon resserre alors une vigilance que je comprends mal. Tout est si calme. Notre barque se faufile sur l'eau, une lampe à huile éclairant la proue. Un silence éternel émane des coupoles de pierre plantées comme des sentinelles le long du fleuve, stèles funéraires de héros dont étrangement je ne sais plus rien: Sail, Akhéris, Zoryal, Mosq, Christophel, Martial, Scythir, Manioskos, Sigismund, Erialc, Modar'Lach, Tzvetan, Razavel... Le paysage s'ouvre à nous comme sur un rouleau de parchemin que l'on déroule lentement, et ma mémoire s'y inscrit en lettres gothiques.
Derrière nous, le lac est comme un jardin de glace sous la lune. Le rempart des montagnes cloisonne Irah comme une cité interdite. Nous nous en échappons cependant, le coeur gros d'angoisse et d'incertitudes, attentifs aux moindres mouvements venus du ciel, trempés jusqu'aux os.
A l'aube, une main vigoureuse me secoue l'épaule. Arrachée à un sommeil épais peuplé de signes étranges, hagarde, je dévisage mon compagnon. En silence, il me montre que nous avons accosté, et qu'un sentier mal défini nous ouvre la porte d'un monde qui n'appartient cette fois plus du tout à ma création.
De longs rochers pointus caressent le ciel blafard de leurs doigts verts, arrachant aux nuages une symphonie minérale dont les dédales semblent devoir ouvrir les portes de l'infinie sagesse. Pourtant, il n'en est rien, et un brouillard opaque descend lentement sur nous, glacial et malsain.
Nous entreprenons une lente ascension du mont vers l'inconnu. Bien des heures plus tard, le sentier nous arrache à la végétation, et un horizon à 180 ° jaillit sur nous, bleu et blanc. Eblouissant. Depuis l'arète où nous nous tenons, une langue de neige coule jusqu'à une vallée suspendue. Pas une trace, pas une tâche. J'ai le sentiment que cet univers auquel nous faisons face est vierge de tout attouchement humain, et cette perspective me fait frissonner d'excitation, effaçant toute trace d'épuisement. Notre périple est harassant et magnifique, exaltant.
Pourtant, là-bas se trouve le danger, l'inconnu, l'intrus.
Nous commençons à descendre vers la citadelle glacée plantée dans cette vallée perdue. La neige est poudreuse et vole autour de nous comme les plumes d'un ange abattu. Bientôt, des épineux vaporisent autour de nous une tenace odeur d'eucalyptus, entêtante, enivrante, presque euphorisante, et nous devons nous faire violence pour nous en arracher, et parvenir enfin à ce qui me semble être le "Saint des Saints" de ce que nous cherchons.
Entre ciel et terre, des gradins , séparés d'une arène par un muret d'albâtre. Au fond, un mur de scène richement paré de colonnes de marbre veinées de rouge et de bleu, abrite ce qui paraît être des niches, mais nous ne pouvons en voir davantage. Devant, presque dans l'arène, un géant ailé de marbre blanc aux veines palpitantes toise superbement d'invisibles acteurs. Son visage impavide me fixe avec une intensité dérangeante. Je le reconnais sans parvenir à mettre un nom sur ces traits familiers.
Le lieu éblouit de l'éclat de son marbre, enivre de ses parfums de pierre chaude - ce en dépit de la température hivernale - de mythe et de neige, chavire par les perspectives profondes de ses portiques, des jaillissements solaires de ses piliers blanchis par l'haleine de la montagne.
Sur ce site soufflent les magies d'un empire aérien parallèle au mien, mariage des cieux, des rochers et de la main d'un créateur aux fantaisies différentes des miennes.
Mon compagnon a dégainé son épée, et je lis sa tension intérieure dans la crispation spasmodique de son poing sur la garde.
- Ecoute... Intime-t-il en me plaquant derrière lui de son bras libre.
Une pulsation dont je ne parviens pas à déterminer la base sonore vient vers nous, peu à peu assourdissante. Malgré moi, je sens mes palpitations cardiaques s'accélérer, et ma sensation d'oppression s'accentue.
Duncan ne semble pas incommodé, seulement concentré, prêt. Il me maintient en retrait derrière lui, et je le vois faire sauter imperceptiblement son épée dans son poing, pour s'assurer de sa bonne prise en main. Ça me tranquillise, et je reporte mon attention sur le visage de marbre qui semble à présent sourire.
Soudain, le ciel s'emplit d'une nuée d'êtres tout-à-fait extraordinaires dont la beauté me fait négliger l'étrangeté: De grands corps humanoïdes nus couleur de bronze, luisants comme s'ils étaient recouverts d'huile, d'une musculature longiligne et fine, des crânes chauves allongés sur l'arrière, de minuscules orifices en guise d'oreilles et des globes proéminents multifacettes pour yeux. Pas de bouche ni de nez, mais une fine arète qui partage le visage en deux , ne lui donnant du relief que pour le seul souci d' esthétisme. Reliée aux poignets, une paire d'ailes membraneuse jaillit des omoplates et des reins. Certains portent des bijoux baroques pour seuls vêtements, torques d'argent, chaînes d'or ou de vermeil, énormes bagues et lourds bracelets, mais la plupart sont totalement nus, et tous sont asexués.
Ils se posent dans un brouhaha désordonné dans les gradins et sur les colonnes, accroupis, leurs grandes ailes drapées autour de leurs genoux comme une cape. Nous nous trouvons au milieu de l'arène, encerclés par ceux-là qui justifient notre présence par leur existence. Malgré moi, je me rapproche de mon chevalier servant. Il sursaute, tendu à l'extrême.
- Regarde-les, ces créatures du démon. Qui a pu apporter ici de telles abominations?
- Un esprit nourri de bien belles lectures, je suppose... Cette fantasmagorie, je l'ai souvent rencontrée, sous cette forme ou sous une autre. Mais je ne peux pas te dire ce qu'elle fait ici. La chevalerie, la mienne du moins, n'a rien à faire avec ce genre de fantaisies.
- Bon, tu ne m'apprends pas grand chose. Que fait-on, maintenant ? Tarrestorn est à ton service, tu le sais, mais tu es la force qui dirige mes gestes, en temps normal. Je ne vois pas ce que je pourrais faire seul contre tous ceux-là !
Je souris. Il a raison, la situation a beau être critique, elle n'en reste pas moins cocasse. Déplacée. Parler de fantasmagorie alors que tous ces regards globuleux sont tournés vers nous, par centaines, vibrant d'une attente dont nous ne maîtrisons rien. Il est clair qu'il ne faudrait pas grand chose pour que nous soyons réduits en pièces !
Je ferme les yeux et tente de m'imaginer chez moi, devant mon clavier, dans la présente si-tuation mais dans la position de créatrice cette fois. L'excitation familière m'isole de la scène, alors que mon acolyte tourne autour de moi en tachant de surveiller l'ensemble de notre étrange public.
" Delete delete delete del..." psalmodiè-je à voix basse. Mes mains s'agitent devant moi, dans le vide, et je semble sans doute faire de mystérieuses imprécations aux yeux des autres parce que je sens la foule s'agiter. Je me force pour me concentrer. Je visualise mon moniteur, mais tout est flou sur l'écran. Je pianote encore sur mon clavier imaginaire. La fenêtre s'ouvre. Nouveau document.
" Le seigneur d'Irah surveillait l'ennemi, certain que le moindre mouvement trop vif déclencherait aussitôt une attaque dont il craignait l'issue fatale pour lui et sa compagne. L'extravagance de la situation dans laquelle il avait entraîné son créateur ne le gênait pas. Pour lui, tout était naturel, puisqu'il existait. Noblesse, vaillance, hardiesse, héroïsme, dévouement et fraternité étaient la pâte qui l'avait façonné, et il croyait que son dieu était un modèle de toute-puis-sance, de miséricorde, de sublimité et d'élévation spirituelle. Il l'avait toujours cru, mais lorsqu'il l'avait découverte dans sa simple humanité, lorsqu'il l'avait touchée, cette divinité n'avait plus été à ses yeux que l'éternel être abandonné qui avait besoin de lui, et l'inversion de la situation ne l'avait pas plus dérangé que cela. A présent, Tarrestorn ne faisant plus qu'un avec son bras, il attendait la suite.
Moins de blablas. Vas au but. Tu es trop longue, l'action ne peut attendre...
" Il s'écoula encore une poignée de minutes, et les créatures ailées se frappèrent d'un même geste sur la poitrine, sept fois de suite. Ce martèlement, rythmé comme une pulsation cardiaque à peine décalée, fut suivi d'une clameur mentale qui déstabilisa un instant le chevalier. Il porta brièvement une main à son front, le sourcil froncé, comme si la souffrance l'agaçait plus qu'elle ne le tourmentait.
" La statue de marbre commença alors à irradier de l'intérieur, jusqu'à parvenir à une intensité insoutenable. Les créatures levèrent leurs longs bras ailés vers le ciel en les agitant convulsivement, puis elles les abaissèrent d'un même mouvement en direction de la statue qui vola en éclats, libérant comme d'un moule le géant en chair et en os qu'elle représentait. Ce dernier éclata de rire, les mains sur les reins, avant de pointer son index sur ses deux visiteurs.
- Alors, petits rampants, quelle hardiesse que d'être montés jusqu'à moi ! bienvenue dans mon univers ! bienvenue dans le monde du ciel !
- Qui es-tu, toi qui envahis un monde et le ruine pour en façonner un autre ?
- Petit guerrier, mon nom ne te dira rien. Je suis ton nouveau dieu, tout puissant, maître des airs donc maître de tout ! regarde mes sujets, regarde mon armée, regarde mes créations pétries à partir de tes frères! Et regarde-toi ! que comptes-tu faire avec ton cure dent et ta compagne, pour li-bérer une terre sans audace d'une puissance créatrice telle que la mienne? L'Ile-Continent m'appartient, comme sont à moi bien d'autres mondes vaquants !
- Moi, je sais qui tu es, dit la créatrice, revigorée par les paroles du géant ailé, et se sentant grandir elle aussi au fur et à mesure qu'elle comprenait enfin ce qu'il en était. Duncan la regardait, fasciné, bouleversé, faire face, de nouveau déesse, à l'intrus mis à jour. Oui, je sais qui tu es, je sais ce que tu es. Tu crois être un créateur, peut-être même un artiste. Mais tu n'es qu'un coucou, un usurpateur voleur de rêves, un plagiaire. Tu n'es pas tout puissant. Tu ne maîtrises rien de ce monde que tu n'as pas créé. Ces choses sans âme qui t'acclament en silence n'existent pas vraiment, elles sont en toi mais ne tirent aucune substance de ces lieux. Elles sont ton hallucination. Ici, je suis la seule à avoir du pouvoir, et grâce à toi je viens de m'en souvenir. Cette montagne, ces colonnes, ce temple antique à demi en ruine et qui seul provient de toi, sans doute parce que tu en vu l'image quelque part, ce ne sont que des illusions. Les illusions d'un homme qui se voudrait créateur mais qui n'en a pas l'étoffe. Le style n'a pas d'importance, la forme n'a pas d'importance. Le pouvoir créateur ne vient que du fond, et il ne suffit pas de se dire dieu pour en être un dans la création d'un autre !
" Le géant ailé n'en était plus un. Il rapetissait au fur et à mesure que la créatrice grandissait. Tous deux palpitaient d'une luminosité qui n'avait rien à voir avec le ciel. Duncan contemplait ce spectacle étrange et fascinant, un peu dépité peut-être de ne pas avoir eu à combattre pour celle pour et par qui il existait. Les êtres-ailés se gommèrent, et les colonnes de marbre s'effritèrent. Le faux dieu retourna à sa feuille blanche, au manuscrit usurpé. Bientôt, la montagne retrouva sa figure originelle, feuillue et calme, fondue dans le décors d'Irah.
"Le chevalier rengaina Tarrestorn. Il leva les yeux vers les cieux et scruta les nuages. Il était seul, le sentier qui le ramènerait en son royaume l'attendait, il soupira."
De retour dans ma chambre, je cherche mon souffle en examinant le plafond, étendue sur le dos dans mon lit. Mes vêtements sont encore mouillés par la pluie qui nous a trempés, dans la barque. J'ai froid, à présent que cette réalité se rappelle à moi. Je n'ai pas eu le temps de lui dire au revoir, et je me demande quel beau, quel fabuleux souvenir cela aurait été s'il m'avait embrassée. Sans doute le plus profond des fantasmes...
Je me lève et allume la lumière. Artificielle et crue. Mon Mac est encore en marche, et je lis les dernières lignes de mon aventure.
Il est seul, le sentier qui le ramènera en son royaume l'attend, il soupire. Je souris. Moi aussi je suis triste. Mais je suis toute puissante dans mon univers si je ne suis rien dans celui des autres, n'est-ce pas ce que je devais comprendre?
Je caresse les touches de la paume. Quel engin merveilleux, quel complice. Ma seule con-cession à la science.
"Il soupira et se remit en marche. Un bruit le fit se retourner et il surprit l'envol d'un grand oiseau d'or qui effectua au-dessus de lui une série de vastes cercles avant de disparaître. Duncan sourit et remercia intérieurement d'une prière rassurée."

FIN

Claire Panier-Alix ©

Biographie et bibliographie de l'auteur

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

différentes saisons

 # 21  : automne 2003

 

 

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