LE FANTASME
ET LE COUCOU
par Claire Panier-Alix
(une histoire où il ne
se passe rien...)
"Où qu'ils
soient, les hommes se croient toujours au centre du monde. Ce n'est
pas un bien gros pêché, c'est une habitude. Un
rêve debout. L'équilibre qui préserve l'ordre
universel, comme cet idéogramme qui représente la Chine
figure un carré coupé d'un trait vertical: l'Empire du
Milieu. Les fameux principes complémentaires, le Yin et le
Yang, qui font l'harmonie du monde, l'ordre humain et l'ordre naturel
en sont pétris. Rompre cet équilibre, ce serait la
rupture d'un rythme, comme cesser de croire que la Terre était
le nombril de l'Univers fut la fin d'une ère de foi et de
dieux et l'avènement d'une nouvelle foi, et d'une nouvelle
divinité, la Science.
Le Royaume d'Irah n'était qu' harmonie et nature. Sur les pics
de granit, les pins cente-naires se confrontaient à la roche
et en sortaient victorieux. On disait que leurs racines
sécrétaient une substance qui transformait la pierre en
une sorte d'humus, et que cette matière était une
promesse de longévité sinon
d'éternité.
Irah, c'était un monde immuable en apparence, mais sa
réalité était en perpétuelle mutation. Le
roc et la brume s'entrechoquaient, s' enlaçaient, s'unissaient
sans cesse autour d' eaux couleur de jade en paysages aussi
irréels que les lavis des vieux maîtres chinois.
C'était un lieu que la nature avait rendu surnaturel, avec ses
rochers hérissés de forêts aériennes, ses
pins de sucre posés sur des eaux miroitantes. Un
itinéraire feutré et spirituel traversait ce petit
univers clos sur son his-toire et ses codes, jusqu'à la vision
sublime du château des Sires d'Irah: rêve
éblouissant surgi des eaux du lac.
Irah, c'était aussi ce lac qui empruntait sa lumière au
ciel, pour en faire des fluorescences allant du
méthylène au turquoise, du jade au lagon, de
l'émeraude au malachite... Irah, c'était la
fo-rêt, profonde et vivante, des colonies d'arbres sur le
rebord de cascades évoquant des voiles de mariées; des
bois moirés où les bouleaux se mêlaient aux pins
et aux cyprès, aux chênes et aux ormes plusieurs fois
centenaires. Des passerelles en rondins permettaient d'approcher les
rapides qui surgissaient au beau milieu de la forêt pour
disparaître sous un talus et ressortir en rugissant entre deux
racines.
Irah, et son blason arborant un aigle d'or dans un cercle, sur fond
rouge..."
Lorsque je me
réveille, je sens mon visage se plisser sous la caresse humide
de l'herbe. Une forte odeur de mousse et de champignon m'enveloppe.
Mes mains cherchent le contact familier des oreillers, mais de la
terre se glisse sous mes ongles. J'ouvre les yeux,
dérangée, et la stupeur fait place à une sourde
angoisse. Je me trouve dans cette vaste forêt que j'ai
quittée voici deux ans déjà, c'est certain. Sans
y être jamais allée, je la reconnais. Son sol est
épais, moelleux tapis de vé-gétaux qui
molletonne les pieds des grands arbres. Cela pourrait être
n'importe quelle forêt du monde, même l'une de ces
fausses sylves des orées des villes modernes. Pourtant, son
atmosphère particulière me persuade, me rassure.
L'angoisse qui me serre vient du pourquoi entêtant, du
"pourquoi
seulement maintenant?".
La dernière chose dont je me souvienne est la brûlure de
mes paupières, le clignotement ob-sédant du curseur, le
cliquetis familier du clavier sous mes doigts en transe. Je ne me
rappelle pas du moment béni où je perdis enfin
conscience. Et je me réveille ici, chez moi dont j'avais perdu
la clef.
Etendue sur le dos, les membres en croix, je hume, ravie de mon
rêve. Mais quelque chose ne va pas. Un bruit, un
frôlement d'air. Un pressentiment. Je tourne la tête et
rencontre ma peur. Elle est laide de ce vide que révèle
la cime des arbres qui se penchent sur moi de très haut.
Je suis seule ici et je suis moi.
Parfaite création, ce monde que j'ai bâti avec mes sens
et mes humeurs, ce monde devrait être peuplé de ces
âmes nées de moi que je regarderais vivre leur existence
comme un dieu sa créa-ture. Mais je suis seule, et je suis
moi. J'ai conscience de mon corps, physiquement conscience de mon
incursion dans mes univers illusoires. Mais ils sont vides de toute
illusion et je n'en suis pas spectatrice. Je me lève, et je me
demande ce qui arriverait si je rencontrais l'une de mes choses. Bien
sûr, tout cela n'est qu'un rêve, mais d'ordinaire,
lorsque je rêve, je ne vis pas en tant qu'être: Je me
vois vivre, je deviens parfois ce que je crée, mais jamais
encore je n'ai été actrice de l'une de mes
créations.
Ces considérations sont vaines, et je me décide
à me lever. Les premiers pas sont difficiles, comme si
j'étais anormalement lourde pour cette atmosphère. Je
peine un peu, mais cela s'arrange au fur et à mesure.
L'écorce des troncs est rugueuse sous mes doigts, et les
herbes caressent mes chevilles. Je réalise que ces sensations
sont trop réelles pour appartenir à un rêve. Une
bouffée d'enthousiasme me serre la gorge et je me prends
à courir comme une démente.
Le choc est rude et je laisse s'échapper un cri. Deux bras se
sont refermés sur moi pour stopper ma course, et je me
retrouve plaquée contre la poitrine d'une créature
humainement trop grande, serrée dans des vêtements
barbares. Je me démene un moment pour desserrer cette
étreinte inattendue, mais elle tient bon. Je lève les
yeux et rencontre ceux de mon agresseur qui murmure quelque chose en
me plaquant plus étroitement encore contre lui.
- Claire...
Je reprends mon calme, étonnée et étonnée
de l'être.
Un battement de paupières et je peux dévisager le
colosse aux yeux d'eau qui me libère et laisse glisser ses
bras le long de mon corps. Je fouille ce visage, ces traits un peu
rudes que cachent une épaisse chevelure noire et une barbe
grisonnante. Et je sais que je les connais. Ce n'est pas une
reconnaissance physique, comme on reconnait quelqu'un que l'on a
déjà vu, mais plutôt comme l'on retrouve une
sensation déjà vécue, un moment similaire
déjà partagé.
- Claire... murmure encore ce héros que j'avais
créé mais qui m'avait abandonnée avec ma feuille
blanche et mes quêtes solitaires. Je t'ai cherchée
longtemps, je t'ai appelée. Je t'ai invoquée.
- C'est donc à toi que je dois... J'ai cru que c'était
encore un rêve. Tu as brisé les liens qui nous
reliaient, et je ne trouvais plus le chemin...
- Pardonne-moi. Je croyais avoir gagné ma liberté, je
ne voulais plus dépendre de ta fatale imagination. Mais c'est
alors que je l'ai perdue. Ici, tout a cessé avec ton exil.
- Je n'ai pas été exilée. Je me suis perdue. Je
n'étais jamais venue...
- Tu étais cet endroit , ces lieux sont
pénétrés de toi... Viens.
Je sais que tout ceci est absurde. Je sais que cela ne signifie rien
d'être écrit. Rien, sauf un code d'accès, un
mémo pour y pénétrer de nouveau.
Je marche près de cet être que j'ai créé
un jour, et je l'observe furtivement. Il est plus grand que je ne
l'imaginais. Plus âgé aussi, sans doute, mais ce qui
m'étonne le plus est de le découvrir si réel,
avec un corps fini, des traits nets et une voix à lui. Je l'ai
créé, je l'ai aimé, j'ai fait sa vie et je l'ai
vécue à travers lui, mais à présent je
marche à ses côtés et je sens l'odeur de cuir et
de paille humide qu'il dégage. Je ne comprends pas très
bien, je me sens décalée. Mais ne le suis-je pas
toujours?
Il me dit des choses, il me parle, il me raconte sa vie. Sa vie
depuis que je ne la sais plus. J'apprends aussi des
événements survenus dans ce monde que je connaissais si
bien, et je m'étonne de l'entendre en parler comme si elles
allaient de soi pour moi . Ces institutions, ces hiérarchies,
ces noms et ces codes dont il parle, je les connais pour les avoir
inventés. Mais elles ne sont pas réelles pour moi. Il
me dit que son roi est mort. Il me dit que l'héritier a
disparu. Je sais cela, mais la fin je ne l'ai pas écrite et je
devine son désarroi lorsqu'il a compris que le
dénouement ne dépen-drait pas de moi mais du hasard.
Laissée en suspens, l'histoire de l'Ile-Continent capote.
Nous arrivons près de ruines envahies par la
végétation. Il me regarde, dans l'expectative. Je vois
bien qu'il attend quelque chose de moi. Mais quoi ?
- Je connais cet endroit.
Il me semble que ma voix résonne.
J'ai murmuré ces mots, et ils prennent vie en moi pour me
rendre triste. Ces lieux portent en mon coeur une cicatrice que je ne
savais pas y être. En ces lieux, mon héros est mort.
C'est ici que je l'ai abattu. Sous ces pierres oubliées
devrait reposer sa dépouille fictive. Je le regarde, mais il a
les yeux tournés vers le visage de pierre qui repose sur sa
tombe.
- Pourquoi es-tu là ? lui demandè-je en m'approchant de
lui si près qu'il ne résiste pas et m'enlace d'un bras,
dans un geste presque machinal qui m'étonne encore.
- C'est ton appel incessant qui m'empêche de mourir. Tu m'as
voulu mort pour ton repos, mais tu m'invoques sans fin... Tu nous
abandonnes comme nous t'avions abandonnée, mais tu ne cesses
de nous appeler. Tu implores mon nom mais tu ne sais plus
l'écrire. Des forces néfastes guident les effluves qui
s'échappent de ton esprit, Créatrice, et les emportent
loin de la Porte. Elles se perdent dans ton monde qui ne sait qu'en
faire. J'ai chanté la Grande Incantation pour te faire venir
ici. Ce monde est le tien. Tu l'as fait vivre et il se meurt en toi.
L'autre monde t'efface de ta propre mémoire... Aide-nous, et
je t'aiderai.
- Je n'ai pas besoin d'aide. Ma vie est là-bas même si
je tire ma joie de mes envols jusqu'ici. Je ne suis pas mon propre
personnage.
- Ce n'était pas ce que je voulais dire.
Il caresse mes joues, et je me demande pourquoi personne ne l'a fait
avant. Je lui souris, soucieuse. Je n'ai plus aucun pouvoir
créatif, et il attend tellement de moi...
Et tout à coup, il me repousse, et, pour en faire naître
le chant, il tire lentement Tarrestorn du fourreau. Elle non plus, je
ne la voyais pas comme ça. La lame en est large comme la main,
d'un acier épais et terne, piqué du noir de
l'âge. La garde en est simple et dénudée, mais je
reconnais le pommeau avec sa boule d'argent polie par sa main
gantée de mailles, de ce geste familier que je ne l'ai jamais
vu faire.
- Tu as entendu ?
- Quoi donc ?
Je tends l'oreille mais la forêt se tait. Un bruit mat, comme
un claquement de fouet, retentit, régulier comme un battement
à deux temps.
- Les hommes-oiseaux, souffle-t-il, attentif à ce que nous ne
pouvions encore voir. Ils re-viennent. Viens...
Il me saisit par l'avant-bras et m'entraîne derrière
lui. Je trottine, maladroite:
- Mais... Il n'y a jamais eu de créatures ailées sur
l'île...
- Si. A présent il y en a. C'est pour cela que je t'ai voulue
ici. Ils ne devraient pas y être, n'est-ce pas ?
- Non. Je suppose que non. Si j'ai bien créé ce monde,
non. Je n'ai jamais créé de telles
créatures.
- C'est ce que je pensais, décrète-t-il à voix
basse en m'entraînant dans les ruines.
L'air a des relents de cadavres oubliés-là voici
longtemps. Je sens la poussière de leurs os sous mes pieds.
Elle embrasse mes chevilles à chaque foulée qui la
soulève. Ma respiration remplit le caveau tout entier,
malmenée par ces murs anciens qui la brisent et la morcellent.
Le héros me prend la main et la serre. Ne crains rien, me dit
son geste. Mais je sens qu'il se force pour me rassurer quand tout
ses espoirs il les plaçait en moi. A présent, il n'a
plus qu'une petite chose mala-droite et désemparée
qu'il lui faut protéger et guider. Son désarroi passe
en moi et me calme. A mon tour je presse sa main, et je
réalise que je respire mieux. Mes yeux cherchent dans
l'obscurité.
-La crypte d'Irah, murmurè-je.
Non. Ce n'est pas elle. Irah est tombée. Je l'ai
détruite déjà.. Non, c'est autre chose. Autre
part. C'est Oriz. Oriz et ses cryptes profondes, ses souterrains et
ses soubassements d'un autre âge. Oriz, terre inconnue entre
deux mondes, qui avait vu s'achever la dynastie de Nicée et
celle d'Orkaz dans leur union funeste. Et tout cela, je l'avais
permis.
-Oriz ?
-Oui. C'est ici que la chose s'est manifestée. Venue des
profondeurs abyssales du temple. La dalle de l'autel s'est
soulevée, et la première créature est sortie du
socle. Ailée, membraneuse, enduite de cette substance
nauséabonde qui achève leur hideuse apparence. Depuis,
il en vient de partout. On dit qu'ils ont une cité dans les
rochers de Mosquir. On dit aussi qu'ils n'ont pas d'âme. A
chacun de leurs raids, une partie du monde s'affaisse, englouti par
l'ombre que jette sur la terre leur vol contre nature. Ici, nous ne
risquons rien. Mais dehors, ils emmènent les humains
vigou-reux, et de leur sort, ceux qui restent ne savent rien. Je ne
sais pas ce qu'ils bâtissent, ce qu'ils cherchent, mais leur
quête est si vive que bientôt ils auront tout envahi.
- Que faire, alors ?
- Oui, que faire, si toi tu ne peux rien ?
- Je n'ai pas écrit cela, Duncan. Je ne l'ai même pas
pensé. Chez moi les ailés sont des dragons couleur de
nacre, et jamais le mal ne prend cette forme. Le mal vient du sol,
des abysses, pas des cieux.
- Si je te menais là où ils se rassemblent, pourrais-tu
les effacer, les renvoyer dans leur monde, hors de ta création
? tu es la seule divinité ici. Il ne peut en y avoir une
autre, n'est-ce pas ?
- Je l'ignore. Je ne comprends pas ce qui arrive. Mais sans doute
peut-on essayer. Emmène-moi.
Je prononce ces mots et ma peur se mêle d'exaltation. Je suis
moi, et ne le suis plus réellement. Ici, il a raison, je suis
la déesse que j'ai décidé d'être le jour
où j'ai pris la plume pour la première fois, et j'ai
enfin l'opportunité d'en assumer le rôle sans penser au
ridicule de la situation.
Au rythme lent de l'esquif défile mon univers, immobile.
Au fil du fleuve que nous remontons à la voile, les montagnes
se découpent en contre-jour sur la lune. Il n'y a pas
d'étoile. Les mamelons s'emboîtent les uns dans les
autres, effilochés par des griffes de brouillard. La pluie,
drue et glacée, a cessé de tomber. Le décors est
là, millénaire, sa présence est tangible tout
comme l'angoisse. Par moment, les pitons recouverts de
végétation ca-chent l'astre noctambule et le ciel
disparaît. Mon compagnon resserre alors une vigilance que je
comprends mal. Tout est si calme. Notre barque se faufile sur l'eau,
une lampe à huile éclairant la proue. Un silence
éternel émane des coupoles de pierre plantées
comme des sentinelles le long du fleuve, stèles
funéraires de héros dont étrangement je ne sais
plus rien: Sail, Akhéris, Zoryal, Mosq, Christophel, Martial,
Scythir, Manioskos, Sigismund, Erialc, Modar'Lach, Tzvetan,
Razavel... Le paysage s'ouvre à nous comme sur un rouleau de
parchemin que l'on déroule lentement, et ma mémoire s'y
inscrit en lettres gothiques.
Derrière nous, le lac est comme un jardin de glace sous la
lune. Le rempart des montagnes cloisonne Irah comme une cité
interdite. Nous nous en échappons cependant, le coeur gros
d'angoisse et d'incertitudes, attentifs aux moindres mouvements venus
du ciel, trempés jusqu'aux os.
A l'aube, une main vigoureuse me secoue l'épaule.
Arrachée à un sommeil épais peuplé de
signes étranges, hagarde, je dévisage mon compagnon. En
silence, il me montre que nous avons accosté, et qu'un sentier
mal défini nous ouvre la porte d'un monde qui n'appartient
cette fois plus du tout à ma création.
De longs rochers pointus caressent le ciel blafard de leurs doigts
verts, arrachant aux nuages une symphonie minérale dont les
dédales semblent devoir ouvrir les portes de l'infinie
sagesse. Pourtant, il n'en est rien, et un brouillard opaque descend
lentement sur nous, glacial et malsain.
Nous entreprenons une lente ascension du mont vers l'inconnu. Bien
des heures plus tard, le sentier nous arrache à la
végétation, et un horizon à 180 ° jaillit
sur nous, bleu et blanc. Eblouissant. Depuis l'arète où
nous nous tenons, une langue de neige coule jusqu'à une
vallée suspendue. Pas une trace, pas une tâche. J'ai le
sentiment que cet univers auquel nous faisons face est vierge de tout
attouchement humain, et cette perspective me fait frissonner
d'excitation, effaçant toute trace d'épuisement. Notre
périple est harassant et magnifique, exaltant.
Pourtant, là-bas se trouve le danger, l'inconnu, l'intrus.
Nous commençons à descendre vers la citadelle
glacée plantée dans cette vallée perdue. La
neige est poudreuse et vole autour de nous comme les plumes d'un ange
abattu. Bientôt, des épineux vaporisent autour de nous
une tenace odeur d'eucalyptus, entêtante, enivrante, presque
euphorisante, et nous devons nous faire violence pour nous en
arracher, et parvenir enfin à ce qui me semble être le
"Saint des Saints" de ce que nous cherchons.
Entre ciel et terre, des gradins , séparés d'une
arène par un muret d'albâtre. Au fond, un mur de
scène richement paré de colonnes de marbre
veinées de rouge et de bleu, abrite ce qui paraît
être des niches, mais nous ne pouvons en voir davantage.
Devant, presque dans l'arène, un géant ailé de
marbre blanc aux veines palpitantes toise superbement d'invisibles
acteurs. Son visage impavide me fixe avec une intensité
dérangeante. Je le reconnais sans parvenir à mettre un
nom sur ces traits familiers.
Le lieu éblouit de l'éclat de son marbre, enivre de ses
parfums de pierre chaude - ce en dépit de la
température hivernale - de mythe et de neige, chavire par les
perspectives profondes de ses portiques, des jaillissements solaires
de ses piliers blanchis par l'haleine de la montagne.
Sur ce site soufflent les magies d'un empire aérien
parallèle au mien, mariage des cieux, des rochers et de la
main d'un créateur aux fantaisies différentes des
miennes.
Mon compagnon a dégainé son épée, et je
lis sa tension intérieure dans la crispation spasmodique de
son poing sur la garde.
- Ecoute... Intime-t-il en me plaquant derrière lui de son
bras libre.
Une pulsation dont je ne parviens pas à déterminer la
base sonore vient vers nous, peu à peu assourdissante.
Malgré moi, je sens mes palpitations cardiaques
s'accélérer, et ma sensation d'oppression
s'accentue.
Duncan ne semble pas incommodé, seulement concentré,
prêt. Il me maintient en retrait derrière lui, et je le
vois faire sauter imperceptiblement son épée dans son
poing, pour s'assurer de sa bonne prise en main. Ça me
tranquillise, et je reporte mon attention sur le visage de marbre qui
semble à présent sourire.
Soudain, le ciel s'emplit d'une nuée d'êtres
tout-à-fait extraordinaires dont la beauté me fait
négliger l'étrangeté: De grands corps
humanoïdes nus couleur de bronze, luisants comme s'ils
étaient recouverts d'huile, d'une musculature longiligne et
fine, des crânes chauves allongés sur l'arrière,
de minuscules orifices en guise d'oreilles et des globes
proéminents multifacettes pour yeux. Pas de bouche ni de nez,
mais une fine arète qui partage le visage en deux , ne lui
donnant du relief que pour le seul souci d' esthétisme.
Reliée aux poignets, une paire d'ailes membraneuse jaillit des
omoplates et des reins. Certains portent des bijoux baroques pour
seuls vêtements, torques d'argent, chaînes d'or ou de
vermeil, énormes bagues et lourds bracelets, mais la plupart
sont totalement nus, et tous sont asexués.
Ils se posent dans un brouhaha désordonné dans les
gradins et sur les colonnes, accroupis, leurs grandes ailes
drapées autour de leurs genoux comme une cape. Nous nous
trouvons au milieu de l'arène, encerclés par
ceux-là qui justifient notre présence par leur
existence. Malgré moi, je me rapproche de mon chevalier
servant. Il sursaute, tendu à l'extrême.
- Regarde-les, ces créatures du démon. Qui a pu
apporter ici de telles abominations?
- Un esprit nourri de bien belles lectures, je suppose... Cette
fantasmagorie, je l'ai souvent rencontrée, sous cette forme ou
sous une autre. Mais je ne peux pas te dire ce qu'elle fait ici. La
chevalerie, la mienne du moins, n'a rien à faire avec ce genre
de fantaisies.
- Bon, tu ne m'apprends pas grand chose. Que fait-on, maintenant ?
Tarrestorn est à ton service, tu le sais, mais tu es la force
qui dirige mes gestes, en temps normal. Je ne vois pas ce que je
pourrais faire seul contre tous ceux-là !
Je souris. Il a raison, la situation a beau être critique, elle
n'en reste pas moins cocasse. Déplacée. Parler de
fantasmagorie alors que tous ces regards globuleux sont
tournés vers nous, par centaines, vibrant d'une attente dont
nous ne maîtrisons rien. Il est clair qu'il ne faudrait pas
grand chose pour que nous soyons réduits en pièces
!
Je ferme les yeux et tente de m'imaginer chez moi, devant mon
clavier, dans la présente si-tuation mais dans la position de
créatrice cette fois. L'excitation familière m'isole de
la scène, alors que mon acolyte tourne autour de moi en
tachant de surveiller l'ensemble de notre étrange public.
" Delete
delete delete del..." psalmodiè-je à voix basse. Mes mains
s'agitent devant moi, dans le vide, et je semble sans doute faire de
mystérieuses imprécations aux yeux des autres parce que
je sens la foule s'agiter. Je me force pour me concentrer. Je
visualise mon moniteur, mais tout est flou sur l'écran. Je
pianote encore sur mon clavier imaginaire. La fenêtre s'ouvre.
Nouveau
document.
" Le seigneur
d'Irah surveillait l'ennemi, certain que le moindre mouvement trop
vif déclencherait aussitôt une attaque dont il craignait
l'issue fatale pour lui et sa compagne. L'extravagance de la
situation dans laquelle il avait entraîné son
créateur ne le gênait pas. Pour lui, tout était
naturel, puisqu'il existait. Noblesse, vaillance, hardiesse,
héroïsme, dévouement et fraternité
étaient la pâte qui l'avait façonné, et il
croyait que son dieu était un modèle de
toute-puis-sance, de miséricorde, de sublimité et
d'élévation spirituelle. Il l'avait toujours cru, mais
lorsqu'il l'avait découverte dans sa simple humanité,
lorsqu'il l'avait touchée, cette divinité n'avait plus
été à ses yeux que l'éternel être
abandonné qui avait besoin de lui, et l'inversion de la
situation ne l'avait pas plus dérangé que cela. A
présent, Tarrestorn ne faisant plus qu'un avec son bras, il
attendait la suite.
Moins de
blablas. Vas au but. Tu es trop longue, l'action ne peut
attendre...
" Il
s'écoula encore une poignée de minutes, et les
créatures ailées se frappèrent d'un même
geste sur la poitrine, sept fois de suite. Ce martèlement,
rythmé comme une pulsation cardiaque à peine
décalée, fut suivi d'une clameur mentale qui
déstabilisa un instant le chevalier. Il porta
brièvement une main à son front, le sourcil
froncé, comme si la souffrance l'agaçait plus qu'elle
ne le tourmentait.
" La statue de marbre commença alors à irradier de
l'intérieur, jusqu'à parvenir à une
intensité insoutenable. Les créatures levèrent
leurs longs bras ailés vers le ciel en les agitant
convulsivement, puis elles les abaissèrent d'un même
mouvement en direction de la statue qui vola en éclats,
libérant comme d'un moule le géant en chair et en os
qu'elle représentait. Ce dernier éclata de rire, les
mains sur les reins, avant de pointer son index sur ses deux
visiteurs.
- Alors, petits rampants, quelle hardiesse que d'être
montés jusqu'à moi ! bienvenue dans mon univers !
bienvenue dans le monde du ciel !
- Qui es-tu, toi qui envahis un monde et le ruine pour en
façonner un autre ?
- Petit guerrier, mon nom ne te dira rien. Je suis ton nouveau dieu,
tout puissant, maître des airs donc maître de tout !
regarde mes sujets, regarde mon armée, regarde mes
créations pétries à partir de tes frères!
Et regarde-toi ! que comptes-tu faire avec ton cure dent et ta
compagne, pour li-bérer une terre sans audace d'une puissance
créatrice telle que la mienne? L'Ile-Continent m'appartient,
comme sont à moi bien d'autres mondes vaquants !
- Moi, je sais qui tu es, dit la créatrice, revigorée
par les paroles du géant ailé, et se sentant grandir
elle aussi au fur et à mesure qu'elle comprenait enfin ce
qu'il en était. Duncan la regardait, fasciné,
bouleversé, faire face, de nouveau déesse, à
l'intrus mis à jour. Oui, je sais qui tu es, je sais ce que tu
es. Tu crois être un créateur, peut-être
même un artiste. Mais tu n'es qu'un coucou, un usurpateur
voleur de rêves, un plagiaire. Tu n'es pas tout puissant. Tu ne
maîtrises rien de ce monde que tu n'as pas créé.
Ces choses sans âme qui t'acclament en silence n'existent pas
vraiment, elles sont en toi mais ne tirent aucune substance de ces
lieux. Elles sont ton hallucination. Ici, je suis la seule à
avoir du pouvoir, et grâce à toi je viens de m'en
souvenir. Cette montagne, ces colonnes, ce temple antique à
demi en ruine et qui seul provient de toi, sans doute parce que tu en
vu l'image quelque part, ce ne sont que des illusions. Les illusions
d'un homme qui se voudrait créateur mais qui n'en a pas
l'étoffe. Le style n'a pas d'importance, la forme n'a pas
d'importance. Le pouvoir créateur ne vient que du fond, et il
ne suffit pas de se dire dieu pour en être un dans la
création d'un autre !
" Le géant ailé n'en était plus un. Il
rapetissait au fur et à mesure que la créatrice
grandissait. Tous deux palpitaient d'une luminosité qui
n'avait rien à voir avec le ciel. Duncan contemplait ce
spectacle étrange et fascinant, un peu dépité
peut-être de ne pas avoir eu à combattre pour celle pour
et par qui il existait. Les êtres-ailés se
gommèrent, et les colonnes de marbre s'effritèrent. Le
faux dieu retourna à sa feuille blanche, au manuscrit
usurpé. Bientôt, la montagne retrouva sa figure
originelle, feuillue et calme, fondue dans le décors
d'Irah.
"Le chevalier rengaina Tarrestorn. Il leva les yeux vers les cieux et
scruta les nuages. Il était seul, le sentier qui le
ramènerait en son royaume l'attendait, il soupira."
De retour
dans ma chambre, je cherche mon souffle en examinant le plafond,
étendue sur le dos dans mon lit. Mes vêtements sont
encore mouillés par la pluie qui nous a trempés, dans
la barque. J'ai froid, à présent que cette
réalité se rappelle à moi. Je n'ai pas eu le
temps de lui dire au revoir, et je me demande quel beau, quel
fabuleux souvenir cela aurait été s'il m'avait
embrassée. Sans doute le plus profond des fantasmes...
Je me lève et allume la lumière. Artificielle et crue.
Mon Mac est encore en marche, et je lis les dernières lignes
de mon aventure. Il est seul, le sentier qui le ramènera en son
royaume l'attend, il soupire. Je souris. Moi aussi je suis triste. Mais je suis
toute puissante dans mon univers si je ne suis rien dans celui des
autres, n'est-ce pas ce que je devais comprendre?
Je caresse les touches de la paume. Quel engin merveilleux, quel
complice. Ma seule con-cession à la science.
"Il soupira et
se remit en marche. Un bruit le fit se retourner et il surprit
l'envol d'un grand oiseau d'or qui effectua au-dessus de lui une
série de vastes cercles avant de disparaître. Duncan
sourit et remercia intérieurement d'une prière
rassurée."
FIN
Claire Panier-Alix ©
Biographie et
bibliographie de l'auteur
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
# 21 : automne 2003
.. général