Neil Gaiman, American Gods
traduction Michel Pagel, au Diable
Vauvert, 2002, 692 pages.
"Il est, tout simplement, un pur trésor
d'histoires
et c'est une chance pour
nous de l'avoir, de livre en livre."
Stephen King
Les dieux Vikings vivaient jadis dans
le royaume céleste d'Asgardr, relié au domaine des
hommes par un pont, le Bifrost. Leur chef était Odin, un
vieillard borgne toujours accompagné de ses deux corbeaux,
Huginn et Muninn, qui survolaient quotidiennement la terre pour
l'informer. Magicien aux pouvoirs extraordinaires, dieu de la
divination, Odin régnait sur les hommes. Il eut de nombreux
fils, dont un, Baldr, le préféré de son
épouse Freyja, rêva un jour qu'il était en danger
de mort. Il en parla à sa mère, qui fit jurer à
tous les êtres vivants qu'ils n'attenteraient pas à la
vie de son fils. Mais elle avait oublié une pousse de gui.
Informé de cet oubli, le dieux perfide et jaloux Loki tailla
un javelot dans une branche de ce gui, qui tua Baldr. Baldr se
retrouva au royaume des morts. Cette mort tragique du fils d'Odin
marquait le début des malheurs des dieux, auxquels de sombres
prophéties annonçaient depuis quelque temps que le
monde était menacé par les forces du mal et de la
destruction, et que ce monde et ses dieux disparaîtraient le
jour du Ragnarök (ou Destin des Puissances), au Chaos final.
Leur fin, le crépuscule des dieux décrit dans la
tétralogie musicale de Richard Wagner, devait
coïncider avec le succès des ennemis des dieux, les
géants. Odin s'employa à renforcer l'union et le moral
de ses troupes. Mais chacun y allait de sa prévision : le dieu
manchot Tÿr, ou Thor, le dieu du tonnerre, au marteau
merveilleux qui ne manquait jamais son coup, et bien d'autres
dressèrent des plans. Grâce à l'aide d'un
frère dévoué, Baldr échapperait aux
enfers et ferait partie des survivants au Chaos, dont les survivants,
les fils de Thor et d'Odin et lui-même, feraient renaître
le nouveau monde des dieux, sous le nom d'Idavill. Grâce
à un homme et une femme ayant survécu au
désastre, le monde des hommes renaîtrait
également. La mythologie nordique est une des rares à
envisager la mort des dieux d'une civilisation, et leur remplacement
par de nouveaux.
Dans American
Gods, Gaiman a repris les grandes
lignes de la vie du fils d'Odin, en le plaçant dans un
contexte résolument moderne, singulier mélange de
mythologies anciennes et de mythes actuels, et en remplaçant
les géants par les idoles de la société de
consommation. Avatar littéraire de Baldr, Ombre, le personnage
central, vient de sortir de prison pour apprendre que sa femme vient
de mourir dans un accident de voiture et le trompait avec son
meilleur ami. Il est contacté et embauché comme garde
du corps par un mystérieux personnage, le Voyageur, dont il
apprend plus tard qu'il en est le fils. Ce personnage haut en
couleurs, Odin, n'est autre que le dieu Viking, aussi appelé
Wotan en langue germanique, expatrié aux USA avec les
croyances des émigrants. C'est un dieu moribond, car les temps
modernes sont mauvais pour les dieux anciens, et "un orage se prépare", qui le fera participer au combat des
divinités du passé qui ne veulent pas mourir, et les
divinités, objets du culte de la société de
consommation, ceux de la télévision, des médias
et d'Internet, des supercomics et du sport, du chemin de fer, de
l'automobile et de la carte de crédit. Les aventures d'Ombre
ressembleront aux péripéties des récits
mythologiques scandinaves. Il va de soi que le récit,
symbolique, est la transposition romanesque du conflit dans les
consciences humaines contemporaines entre les anciennes croyances qui
disparaissent et les mythes modernes qui les remplacent.
Comme dans les légendes nordiques, Ombre/Baldr positif, beau,
fort, n'est pas un organisateur. Son caractère plutôt
passif lui fait accepter sans sourciller les événements
les plus étranges comme les ennuis de toutes sortes, qu'il
parvient à surmonter grâce à sa force. Odin, lui,
est possessif, fourbe, cruel, misogyne et cynique. Il est
animé de la fureur sacrée, celle qui vient du savoir
essentiel de l'ancien maître des dieux. Son charisme est
remarquable. Pourtant, il utilise les autres sans scrupules , et
emploie sans vergogne toutes les ruses, à l'inverse d'Ombre,
qui conquiert par sa compréhension raisonnable et sa
présence. Flegmatique, Ombre semble, pendant les premiers
chapitres, n'avoir d'autres atouts que ceux de savoir se battre et
d'avoir une compréhension instinctive sûre des
événements. Le flegme de l'auteur anglais est
allié au pragmatisme américain que Gaiman connaît
pour vivre maintenant aux USA.
Ces dieux sont à l'image des hommes, et même pires que
la plupart d'entre eux. Gaiman semble avoir fait sienne la formule de
Voltaire, au XVIIIe,
époque où les penseurs ont commencé à
répandre l'idée que c'étaient les hommes qui
avaient inventé leurs dieux : "Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui
avons bien rendu." À
notre époque, beaucoup pensent que les entités et les
dieux résultent d'un contexte et d'une culture et que pendant
longtemps, conçus à l'image de l'homme avec un corps
physique, des besoins et des passions, les dieux d'autrefois ne sont
pas aussi spiritualisés que l'a été
Yahvé, de dieu judéo-chrétien devenu au fil des
siècles éthéré, un pur esprit. Chaque
cité ou peuple avait ses dieux, en en cas de besoin, en
créait de nouveaux qui s'y ajoutaient ou les
remplaçaient peu à peu. Les peuples de Judée ont
mis des siècles à abandonner les dieux divers pour les
remplacer par un seul, et les premiers livres de La Bible portent par exemple de nombreux témoignages de
la lutte de Yahvé contre le dieu sémite Baal. Quand,
dans une affirmation retentissante, Nietzsche
annonçait à la fin du XIXe
siècle que les dieux étaient morts, il pensait aux
dieux antiques, et non à ceux que les sociétés
modernes matérialistes allaient à leur tour
créer, pour donner aux hommes un sens à leur vie.
Devenus l'ombre d'eux-mêmes, les dieux sont maintenant
délaissés par les hommes, mal aimés,
dépressifs, et ils mènent une existence miteuse.
Expatriés aux USA avec les émigrants au gré des
vagues d'émigration successives, ils ont perdu toute
influence. Ils ont gardé quelques pouvoirs surnaturels, mais
ils sont au chômage ou vivent de petits boulots et
d'expédients. Devenus pompistes, voleurs, tricheurs, ils
occupent, comme l'explique le Voyageur à Ombre,
"les fêlures à la
lisière de la société. Dieux anciens en ce
nouveau monde sans dieux."
Ombre fait des rencontres bizarres : Anubis, le dieu des morts
égyptiens, est devenu un entrepreneur des pompes
funèbres soucieux de la qualité de ses prestations;
Ishtar, la déesse de l'amour babylonienne, est devenue
prostituée. Bashmet, autre déesse égyptienne,
continue de se transformer en chat. On voit ainsi défiler, la
liste n'est pas exhaustive, l'Égyptien Horus, les
déesses grecques les Parques, des afrits, des géants,
des nains, un leprechaum clochard, géant et alcoolique. Le
récit est celui de la confrontation entre des êtres
folkloriques ou légendaires en perdition, et les nouvelles
idoles du temps, représentants d'une culture faite de bric et
de broc. On retiendra le remarquable morceau de bravoure de Samantha,
résumant les contradictions des différentes cultures
qui se juxtaposent dans l'univers mental d'un de nos contemporains.
Croyant en tout sans chercher à assimiler et coordonner des
convictions contradictoires, Samantha vit sa diversité de
croyances sans unité avec la même intensité, pour
ne pas perdre le goût de la vie à, défaut de
pouvoir lui donner un sens.
Car les croyances de nos contemporains sont aussi peu
réfléchies, dénuées souvent de raison,
voire superstitieuses que les précédentes,
résultat de slogans et publicités constamment
répétés qui forment les illusions de la
civilisation actuelle, dite du progrès. Nos contemporains se
sont inventé de nouveaux rêves, de la même
façon que les hommes du passé, des
représentations tout aussi peu fondées,
créées par des hommes disposant de moyens techniques
tout autres, de procédés techniques de diffusion
extraordinairement puissants. Les cultes sont maintenant ceux des
vedettes de toutes sortes, et des fantasmes de la
société de consommation, avec leur imaginaire au
rabais, dont les héros vivent masqués. Comme Superman
ou Spiderman, les icones de BD, les dieux modernes dissimulent leurs
intentions de réaliser des profits en imposant des rêves
à notre détriment ou en nous imposant les convictions
artificielles qui animent les puissants du moment. Les dieux nouveaux
qu'on nous forge, Dollar, Ciné, Télé, Foot et
quantité d'autres sont les divinités barbares de la
modernité, avec leurs mythes appropriés. Les anciens
dieux déchus déplorent de devoir eux aussi vivre
masqués, alors que, comme les nouveaux dieux, ils
étaient jadis sur le devant de la scène.
Réflexion sur la place du sacré dans nos
sociétés modernes, qui s'est complètement
dénaturé, mêlant mythes anciens et
réalités présentes, cette épopée
moderne a du souffle. Dans une interview, l'auteur déclare
avoir souhaité aborder les relations entre religions, mythes
et croyances, en mettant en scène les dieux anciens, dont il
pratique et aime les mythologies, et les dieux actuels de
l'Amérique. Plus qu'une lutte fictive à
caractère littéraire, ce sont les transformations de
l'imaginaire humain actuel qu'il met au jour, dans une sorte de
fantasy urbaine où les croyances cosmiques du passé
disparaissent, sans que nos contemporains s'en rendent compte.
Bientôt on assistera à l'ultime lutte du Christ en
perdition religieuse, remplacé par les religions des marchands
du temple. Christ dont Ombre, mourant sur son arbre pour le rachat
des vieux dieux, est le symbole. L'imagination débridée
de l'auteur, sa capacité à aller aux limites d'une
idée en surprenant jusqu'à son terme le lecteur
s'accompagne d'une grande habileté dans le dévoilement
du récit. Ce n'est que tardivement qu'il comprend ce qu'il y a
derrière le comportement d'Odin et la coordination de ses
forces. Ombre est le prisonnier consentant du machiavélisme
divin, et il sent confusément qu'il n'est qu'un des
éléments inscrits dans la prophétie. Il a un
rôle qu'il doit jouer jusqu'à mourir pour ressusciter,
arbitrant le match final entre les dieux nordiques et anglo-saxons
usés, et les récents fétiches des médias.
Ombre, l'humain fils d'un dieu alors que Baldr était d'essence
divine, assume son statut de sang-mêlé et a pris la
place qui lui a été dévolue au coeur de
l'affrontement.
Baldr ne participe pas à cette lutte en tant que combattant de
la raison contre les superstitions.
La nature des hommes ne change pas. Ils gardent les mêmes
superstitions. Ils changent simplement de croyances et de cultes
comme ils l'ont fait souvent au cours des millénaires.
témoignage, ce roman traduit le désarroi de la
société américaine, qui vit de moins en moins
sur l'héritage judéo-chrétien puritain des
pèlerins du Mayflower qu'elle juxtapose aux nouveaux credos du
temps, sans pouvoir réaliser une impossible synthèse.
La plupart ont abandonné cet exercice qui s'apparente au grand
écart. L'Europe, aux cultures plus unitaires, sur de vastes
espaces géographiques, commence à connaître
l'équivalent du melting-pot américain avec
l'émigration et subit la même évolution. Avec
quelques années de retard, ses croyances
judéo-chrétiennes, vivaces encore il y a quelques
décennies, s'estompent de plus en plus face à
l'agressivité des nouveaux dieux. Le succès de ce
roman, couronné de plusieurs prix et bien vendu aux USA,
témoigne de la dimension tragique de la disparition des
anciennes croyances qui ont formé nos ancêtres et
nous-mêmes. Sans repères, nous les abandonnons, sans
nous en rendre compte, pour des mythes nouveaux essentiellement
matérialistes et certainement moins riches en humanité,
a été bien comprise, au moins par une
minorité.
Écrit par un raconteur d'histoires hors du commun comme
Neverwhere (J'ai
Lu, 2002), ce roman peu commun mélange faits divers, fable et
polar, légendes et roman noir, fantastique et horreur,
merveilleux et nomadisme de roman de route. Sa peinture sociologique
de l'Amérique des petites villes, de ses cafetarias, motels et
station-services, sonne juste. Auteur qui affirme ne pas croire aux
règles littéraires, ce polyvalent doué passe de
la bande dessinée au roman avec le même succès et
a des ambitions littéraires affirmées. Son
écriture est remarquable, passant d'un registre à un
autre, de l'ironie à la poésie, de l'émotion au
jubilatoire, du gore à la tendresse. Les producteurs de
cinéma commencent à s'intéresser à Gaiman
: on se demande avec appréhension ce qui pourra bien
résulter de leur traduction d'un tel roman.
Roland Ernould © 2003
Quatrième de
couverture :
A peine sorti de
prison, Ombre apprend que sa femme et son meilleur ami viennent de
mourir dans un accident de voiture et qu'ils étaient amants.
Seul et désemparé, il accepte de travailler pour un
mystérieux individu qui se fait appeler Voyageur.
Entraîné dans une aventure où ceux qu'il
rencontre semblent en savoir plus sur ses origines que
lui-même, Ombre va découvrir que son rôle dans les
desseins de l'énigmatique Voyageur est bien plus dangereux
qu'il n'aurait pu l'imaginer.
Car, alors que menace un orage d'apocalypse, se prépare une
guerre sans merci entre les anciens dieux saxons des premiers
migrants, passés à la postérité sous les
traits des super-héros de comics, et les nouveaux dieux
barbares de la technologie et du consumérisme qui
prospèrent aujourd'hui en Amérique...
Best-seller aux États-Unis, un grand thriller épique
où se mêlent mythologies et réalité, une
magnifique métaphore dans laquelle Gaiman explore l'âme
et les contradictions de l'Amérique moderne.
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Né en 1960 en Angleterre, Neil Gaiman
vit aujourd'hui aux États-Unis. Auteur de la
série de comics The Sandman, romancier, nouvelliste, coauteur avec Terry
Pratchett du roman De bons présages (Au Diable Vauvert), Gaiman s'est
imposé comme l'un des auteurs cultes de la nouvelle
vague fantastique rock.
American
Gods a reçu
les Prix Bram Stoker 2002 - Prix Hugo
2002 - Prix Locus 2002
|
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Romans :
De bons
présages (Good omens, 1990), avec Terry Pratchett, J'ai Lu, Science-fiction,
1995 et Au Diable Vauvert, 2002.
Neverwhere (Neverwhere,
1997), J'ai Lu, Millénaires, 1998; J'ai Lu, Science-fiction,
2001
Stardust
(Stardust, 1999), J'ai Lu, Millénaires, 2001
American
gods (American gods,
2001,) Au Diable Vauvert, 2002
Coraline
(Coraline ?), Albin Michel, JeunesseWiz n° 3,
2003
Bandes
dessinées :
The Sandman: Preludes & Nocturnes : Graphic Novel (1993)
The Books of Magic (1993)
Death: The High Cost of Living (1994)
Murder Mysteries (2002)
The Sandman Library: Fables and Reflections (1994)
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. général