Luc Ferry, Jean-Didier
Vincent, Qu'est-ce que
l'homme?
Sur les
fondamentaux de la biologie et de la philosophie
Odile Jacob Poches n°63, 2001, 282
pages.
Cet essai inhabituel réunit un
philosophe, Luc Ferry, (devenu entre temps ministre de
l'Éducation), et un biologiste que mes lecteurs connaissent
par un essai La
Chair et le Diable (note de
lecture). Il est devenu impossible aux penseurs contemporains de ne
pas tenir compte des avancées de la génétique
contemporaine, qui obligent à revoir la plupart des notions
traditionnelles, dont celles de la liberté et de la
responsabilité de l'homme. Les raisons de croire au surnaturel
dont l'homme, naguère considéré comme une
créature d'origine divine, serait issu, s'évanouissent,
avec la disparition de ce que les déistes appellent la
transcendance par rapport au monde matériel. Avec ces nouvelle
données d'un homme en continuité avec le règne
animal et inséré dans le monde du vivant, les
biologistes apportent des notions capables de bouleverser toutes les
conceptions religieuses de l'homme, abritant une âme
éternelle et sacrée. La biologie poursuit la
laïcisation de la pensée que les philosophes du
XVIIIème siècle avait entreprise.
Pour autant, tous les problèmes nouveaux que pose cette
évolution des données du problème n'ont pas
résolu les oppositions, voire les contradictions, entre les
différentes familles de chercheurs. Notamment dans le cas
présent de l'humanisme, l'essence de l'homme, les divergences
existant entre biologistes et philosophes, souvent mal instruits des
connaissances nouvelles. Cet essai passionnant vient donc à
son heure.
Point d'aboutissement actuel d'un débat sur la nature humaine
qui se poursuit depuis l'Antiquité, ce livre original sur la
condition humaine, co-publié par un philosophe et un
biologiste, prend la forme d'un cours d'initiation que se donnent
mutuellement deux professeurs d'université de
spécialités différentes, l'un spécialiste
des sciences de la vie, l'autre de philosophie. Les auteurs font,
chacun dans son domaine, le point sur les récentes
découvertes de la biologie et leurs conséquences sur la
conception qu'on se fait de l'être humain au sein de la nature.
Leurs propos remettent en question la supériorité de
l'être humain par rapport aux autres espèces vivantes et
entraînent des considérations d'ordre éthique. Il
ne s'agit pas, pour les auteurs, de chercher une définition
générale de l'homme, mais plus
précisément de poser la question de sa
liberté : les progrès de la biologie
confortent-ils la représentation d'une humanité
déterminée par les lois de sa nature ou bien
laissent-ils encore une place à la liberté humaine,
autrement dit à la capacité de sa volonté
à se déterminer elle-même?
Dans la première partie du livre Luc Ferry examine les
rapports entre biologie et matérialisme, définit de
façon pédagogique le matérialisme et le
déterminisme et rappelle comment ceux-ci ont infiltré
la science moderne. Après un détour pour expliquer
l'évolution contemporaine de la notion d'éthique par
son histoire, il cherche l'articulation probable entre le le
rationalisme déterministe et la liberté humaine. Il
ouvre la possibilité d'un espace inconnaissable mais rationnel
où peut se jouer la liberté dans la démarche du
scientifique. Le matérialisme propose une continuité
parfaite entre l'animal et l'humain. Les différences entre ces
deux espèces sont purement descriptives et ne font pas
intervenir l'éthique. Il serait possible de chicaner sur la
conception que se fait Ferry du déterminisme. Il en est
resté au déterminisme mécanique de Laplace,
alors que la nature de celui-ci a profondément changé
des dernières décennies, depuis les découvertes
de la mécanique quantique.
Pour les spiritualistes par contre, il y a une différence
spécifique entre l'humain et l'animal. Notre nature n'est pas
notre norme alors que pour l'animal, elle est un impératif.
Ferry propose un texte de Rousseau mettant en évidence cette
différence, où la liberté humaine entre en jeu,
à partir de quelques exemples. Un pigeon, granivore, se
laissera mourir de faim à côté d'un morceau de
viande, un chat à côté d'un tas de blé.
Seul l'homme, peut sortir de la règle que prescrit la nature.
Ferry cite un passage de Les Animaux Dénaturés de Vercors qui a repris récemment ce
problème et qui résume la position de Rousseau :
"Pour interroger, il faut
être deux : celui qui interroge, celui qu'on interroge.
Confondu avec la nature, l'animal ne peut interroger.
(...) L'animal fait un avec la nature. L'homme fait
deux." (p. 31) (Voir
Vercors)
L'historicité de l'espèce humaine est la
conséquence de cette liberté. Cette historicité
se nomme l'éducation, pratiquement absente chez les animaux
qui savent déjà tout dès la naissance. Chez
l'homme, l'historicité n'est pas totalement guidée par
sa nature biologique, comme en témoignent les changements
considérables des cultures et des institutions politiques au
cours de l'histoire, alors que les animaux, les ruches ou les
termitières par exemple n'ont subi aucune évolution
depuis plusieurs milliers d'années. Cette marge
d'indétermination par rapport à la nature que les
hommes possèdent a permis leur historicité et peut
être défini comme une liberté.
Dans le domaine des sentiments, la marge d'indétermination est
la même, comme Ferry le montre par des exemples concernant la
haine et la méchanceté. Prendre le mal comme projet n'a
pas de sens dans le monde animal, qui ignore cette notion
éthique et suit son instinct. Seul l'humain est
démoniaque, séparé de la nature, en situation
d'excès par rapport à elle. L'amour ou l'amitié
(se réjouir de l'existence de quelqu'un d'autre), l'amour
désintéressé ne se pratiquent que par l'humain,
aussi bien que la haine, son contraire. L'être humain n'est
donc pas restreint par son infrastructure biologique : son essence,
au sens philosophique, est de ne pas avoir d'essence. Ferry a ainsi
développé le thème de la liberté comme
caractéristique de l'homme, avec comme conséquence de
lui reconnaître une dignité morale que n'ont pas les
autres êtres vivants.
Après avoir résumé les découvertes de la
science moderne sur la genèse de l'homme, Jean-Didier Vincent
examine l'être humain au travers de ses émotions.
L'homme partage avec l'animal la biologie des émotions, mais
pratique en plus les passions, qu'ignore l'animal, un premier lieu de
liberté selon son cadre de réflexion. Résultat
des mécanismes de l'évolution qui permettent au vivant
d'adopter des moyens toujours plus élaborés pour
être indépendant de son environnement, la vie devient un
chemin de liberté. Dans cette perspective, l'homme est un
animal qui n'est pas supérieur aux autres animaux, bien que
doté de facultés exceptionnelles, comme le langage
abstrait ou certaines formes d'intelligence, une conception
particulière du temps. Ces particularités humaines sont
le résultat d'un processus d'adaptation, et ne se distinguent
pas des processus d'adaptation différents que les autres
êtres vivants ont mis en place et qui tiennent compte de leur
spécificité. L'animal possède une certaine
fluidité en regard de son environnement tout comme l'humain,
ressent plaisir et émotions, communique avec les autres par un
langage approprié. En définitive, ce qui
différencie l'homme du singe par exemple est sa conscience
d'appartenir à une communauté, d'éprouver de
l'amour ou de la haine et d'avoir la possibilité de pouvoir
les exprimer. L'homme n'utilise pas le langage seulement pour
communiquer des désirs, mais aussi pour échanger avec
l'autre. C'est ainsi que l'homme est devenu homme. La nature humaine
n'existe donc pas en tant que telle. Nous ne sommes pas
prédéterminés par un déterminisme
biologique (nos chromosomes) et nous pouvons choisir ce que nous
voulons être.
Attelé à une nouvelle rédaction des programmes
de philosophie, objets de litiges passionnés entre les
enseignants philosophes, Ferry précise dans ce livre ses
raisons de centrer la culture philosophique sur les
éléments les plus fondamentaux de chaque discipline, en
repensant les contenus des enseignements de façon à
orienter l'éducation vers la formation d'un citoyen capable de
se repérer dans le monde actuel. D'où la
nécessité de faire coexister les disciplines et de les
amener à travailler de façon cohérente et
harmonieuse plutôt que de les juxtaposer. Le contenu de cet
essai correspond à ces intentions, et il est
intéressant de voir comment un biologiste et un philosophe
essaient, au cours de leurs confrontations, de se reformuler leurs
idées, de se les réexposer de façon à se
faire comprendre de l'autre, de l'amener à intégrer ses
propres notions dans le discours de l'autre. D'où ce cours
d'initiation indispensable à tout «honnête
homme» d'aujourd'hui, qui n'utilise pas les artifices du jargon
du spécialiste ou une technicité
incompréhensible. Car la question à résoudre est
cruciale pour la détermination de notre avenir : quelle est la
place du statut humain dans une nature sans surnature, où
l'animal humain a à se construire pour inventer une histoire
enfin pleinement humaine.
Succès de librairie d'auteurs qui "ont eu une relation de
complicité" et en ont
tiré avantage, cet ouvrage a le mérite de poser
clairement des questions fondamentales, qui ouvrent de nombreuses
voies de réflexion. Il est souhaitable que la discussion
puisse maintenant être élargie à d'autres
représentants des sciences humaines et
expérimentales.
La
quatrième de couverture :
"Les
découvertes accomplies par les sciences de la vie depuis
quelques années ne peuvent laisser indifférent. Aucun
philosophe ne saurait désormais s'enfermer dans une tour
d'ivoire et ignorer les résultats des sciences; aucun
biologiste ne peut se désintéresser des enjeux
philosophiques que soulève presque chaque jour son travail.
D'où le pari de cet ouvrage, nous initier l'un à
l'autre, et par là même le lecteur, aux
éléments fondamentaux de nos deux disciplines et
approcher l'une des questions les plus cruciales de la pensée
moderne, celle du statut de l'humain au sein du règne de la
nature." L. F et J.-D. V.
|
Universitaire, titulaire de deux
agrégations (philosophie et sciences politiques),. Au
Collège de philosophie, il pratique la lecture et
l'interprétation des grands textes en public.Il y a
en partie forgé son style de penser et cherche
à exporter la philosophie hors les murs de
l'université. Depuis La Pensée 68. Essai sur
l'anti-humanisme contemporain (en
collaboration avec Alain Renaut, Gallimard, 1985),
demeuré un jalon important de l'histoire des
idées en France, Ferry n'a cessé de poursuivre
un travail de "refondation de l'humanisme" : défense
du sujet autonome et responsable (contrairement à
l'individu narcissique et solitaire), sens de la morale, de
la démocratie et de l'humanisme responsable, une
sagesse laïque, contre tous les radicalismes
intellectuels. Président du Conseil national des
programmes, Luc Ferry est notamment l'auteur du Nouvel Ordre
écologique, de L'Homme-Dieu ou le sens de la
vie et de La Sagesse des
modernes, avec André
Comte-Sponville. Actuellement ministre de l'Édcation
Nationale.
|
Jean-Didier Vincent est professeur à
l'Institut universitaire de France et directeur de l'Institut
Alfred-Fessard du CNRS. Il est notamment l'auteur de Biologie des passions et de La
Chair et le Diable (note de lecture)
Table des
matières :
Avant-propos (Luc Ferry et Jean-Didier Vincent) : Sur la forme de ce
livre.
INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE :
La nature est-elle notre code? La question du matérialisme
biologique
De la nature du matérialisme
Du « biologisme » comme nouvelle figure du
matérialisme
Des rapports de l'inné et de l'acquis: le renouveau du
matérialisme
De la liberté comme propre de l'humain
La naissance de l'humanisme moderne: une nouvelle anthropologie
«Situation» et «détermination»
INITIATION À LA PHILOSOPHIE
I. Une brève histoire de l'éthique. L'ancien, le
moderne et le contemporain (Luc Ferry)
Les éthiques aristocratiques ou la valorisation de
l'excellence naturelle
La naissance de l'éthique méritocratique ou les
révolutions de l'humanisme moderne II.
II. Déterminisme et liberté dans la philosophie
contemporaine. L'éthique évolutionniste et ses
critiques (Luc Ferry)
III. Science et «non-science»: la question du
critère de démarcation. Le rationalisme critique de
Kant et Popper (Luc Ferry)
Popper : science et fausses sciences. Le critère de la
«falsifiabilité»
Kant : de la connaissance scientifique aux illusions
métaphysiques
INITIATION À LA BIOLOGIE
I. Fabrique de l'homme (Jean-Didier Vincent)
La question de l'humanisme - Des traces de pas - L'énigme du
Sphinx - Un top-modèle - Le buisson ardent - Le couteau
à cran d'arrêt - Un cerveau de poids - L'outil -
Cultures et sociétés - Le désir de l'autre -
L'amour et la mort - Le feu - Le fait omnivore - Le cerveau et la
pensée - La bête qui parle - Les mots, des outils
à manipuler les autres - Le propre de l'homme - Et les
gènes? - Suite et fin de l'histoire ou L'avènement de
l'homme - unique.
II - L'homme interprète passionné du monde (Jean-Didier
Vincent)
L'art et le cerveau - La conscience réfléchie - Les
émotions ordinaires - Les émotions primordiales -
Allegro vivace
III - Un vivant parmi les morts (Jean-Didier Vincent)
Au commencement - À l'étal du monde - L'histoire en
question - Les moteurs de l'histoire - Les acteurs de l'histoire - La
règle du jeu - Synopsis pour une histoire de la vie - Le sexe
et la mort i
CONCLUSION EN FORME DE QUESTIONS (Luc Ferry et Jean-Didier
Vincent)
Quelques interrogations de Luc Ferry à Jean-Didier Vincent
Réponses de Jean-Didier Vincent à Luc Ferry
Questions de Jean-Didier Vincent à Luc Ferry
Dernières remarques de Luc Ferry
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Imaginaire : liste des
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