Vinciane Despret, Hans, le cheval qui savait compter

Les Empêcheurs de Penser en Rond éd. 2004, 136 pages

En 1904, un journal allemand publie un article qui fait sensation : un cheval saurait compter, c'est prouvé ! Son propriétaire lui aurait appris à additionner, à réduire une fraction en décimales, à extraire des racines. Ses talents ne se limitent pas aux mathématiques : il peut épeler les lettres d'un mot (il frappe avec son sabot les nombres, en utilisant en correspondance leur place dans l'alphabet), il sait reconnaître des notes de musique, et même désigner une personne de l'auditoire d'après sa photographie. Une douzaine de scientifiques viennent de toute l'Europe voir le cheval, appelé Clever Hans, Hans le malin. Ils ne tombent pas d'accord entre eux. Supercherie ? Don extraordinaire, qui prouverait que des animaux peuvent avoir une intelligence proche de celle de l'homme ? Apparemment, il n'y a pas duperie : deux jours d'observations ne permettent pas de mettre en évidence fraude, trucage ou « truc » de dressage connu. Le directeur de l'Institut de psychologie de Berlin, Carl Stumpf étudie le cheval pendant trois mois, et ses conclusions sont formelles : il n'est doté d'aucune intelligence abstraite, il ne sait ni lire ni compter. Comme la psychologie allemande de l'époque, l'Institut de psychologie de Berlin ne croyait qu'aux techniques rigoureuses, aux méthodologies codifiées. La psychologie se dégageait alors de l'analyse intérieure et de l'introspection. En Allemagne, depuis quelques dizaines d'années, on cherchait, comme les physiciens, à établir les lois de la «causalité psychique». Comme l'avaient fait la physique ou la chimie, la psychologie essayait de partir de l'expérimentation des faits connus par l'observation pour les vérifier et si possible en établir les lois. Les faits psychiques, croit-on, sont susceptibles comme les autres de se soumettre à la recherche expérimentale qui permet de dégager les lois générales auxquelles tout individu est soumis. En France, à la fin du XIXe, des psychologues comme Ribot appelaient aussi de leurs voeux l'évolution de la psychologie française, pour l'aligner sur une psychologie à l'allemande ou à l'américaine, considérée comme une science naturelle, débarrassée de toute métaphysique, et s'appuyant sur les sciences de la vie. Il va de soi que les phénomènes «paranormaux» étaient vus avec la plus grande méfiance, la psychologie expérimentale naissante voulant à tout prix se démarquer de ce qui était croyances et superstitions.

Pris par d'autres travaux, Stumpf confie la poursuite de l'étude à un collaborateur, Oskar Pfungst. Pfungst a bien dû bien constater que les réponses du cheval aux questions qu'on lui posaient étaient correctes. Si pour lui, l'idée d'un "cheval doté du génie mathématique "n'était pas facilement acceptable, une explication comme la télépathie, comme on l'avançait, ne l'était pas davantage. Pendant des semaines, il a étudié le cheval, bien au-delà des réponses apparentes : le cheval, qui n'a pas l'intelligence des mathématiques et n'est pas davantage télépathe, intéresse les méthodes d'études des êtres vivants en général par d'autres aspects. En fait, Pfungst a entrevu un aspect essentiel de ce que sont les dispositifs expérimentaux : ce sont des dispositifs de transformation. Ils ne peuvent jamais revendiquer avoir révélé ce qui préexistait à l'épreuve du dispositif. Un dispositif transforme le cheval, parce qu'il lui pose un autre problème. Les processus de cette transformation sont lisibles dans ses rapports. En essayant de comprendre comment l'animal agissait, il a mécanisé le cheval. Le détail de cette sorte de manipulation inconsciente est rendue passionnante par l'habileté de l'auteur de l'étude.

On ne peut bien comprendre le processus qu'en examinant ses recherches. Ethno-psychologue, Despret s'intéresse aux modifications de notre conception de la nature et des animaux en fonction de l'évolution des idées et institutions humaines, sociales, religieuses et politiques. Elle explique qu'au XIXe siècle par exemple, Darwin a trouvé la compétition, la concurrence entre les espèces dans le monde animal, à l'image de la société anglaise industrielle. Plus tard, avec l'évolution de nos conventions sexuelles, on a vu surtout les rapports de dominance entre les sexes. Avec l'évolution des idées sociales et le socialisme, on releva des preuves de l'existence d'une solidarité et non plus seulement une lutte pour l'existence. Bref les explications apparemment scientifiques données dans ces domaines relèvent en partie de nos croyances.

Vinciane Despret pense que les recherches sur les animaux conduisent à transformer le regard des chercheurs, et donc leurs recherches, ce qui vient perturber leur compréhension de la nature animale. Les animaux ont changé au cours de l'évolution, mais les hommes n'ont pas vu cette modification et ne pensent pas qu'elle existe, puisque les animaux n'ont connu que des modifications lentes tout au long de l'histoire, pendant des millénaires. Mais depuis cinquante ans, les chercheurs s'aperçoivent que les animaux ont une histoire semblable à la leur. Les animaux renfermeraient, à des degrés différents selon les espèces, des potentialités inexploitées à l'état de nature qui peuvent se révéler dans certaines conditions d'existence et modifier ainsi leurs rapports à l'homme. Ce qui se serait produit avec Hans, cheval exceptionnel par le développement de son intuition. Mais pour pouvoir prendre cette idée en compte, il faudrait que les humains fassent leur histoire avec eux. Vinciane Despret a illustré sa thèse dans d'autres ouvrages par un certain nombre d'exemples qui méritent examen.

Au-delà de la nature des animaux et de nos relations avec eux, de l'expérimentation animale, la thèse de l'auteur porte des interrogations importantes sur les sciences expérimentales et sur notre conception de la nature : quelle est la validité de l'idée que nous nous faisons de la nature ? Comment la culture influence-t-elle les mécanismes de l'apprentissage ? Quelle est notre place dans le monde animal ? Sommes-nous les seuls à avoir des sentiments à partir desquels on peut parler d'« humanité » ? ... Bref, ce livre suscite des réflexions qui méritent examen.
Alerte et construit comme un roman à suspense, cet essai nous entraîne sur les traces d'une discipline naissante il y a un siècle, la psychologie expérimentale et en fait revivre un épisode remarquablement.

Roland Ernould © 2004

La quatrième de couverture :

En septembre 1904 à Berlin, un cheval, dénommé Hans, suscite une des controverses les plus vives qui aient agité l'Allemagne à cette époque. Selon son maître, Hans peut résoudre des problèmes arithmétiques, reconnaître des couleurs ou des cartes à jouer, épeler les lettres d'un mot, donner la date du jour ou désigner une personne d'après sa photo. S'agit-il d'une fraude ? d'une « révolution » quant à l'intelligence des animaux ? ou Hans est-il télépathe ? Une commission est mandatée pour évaluer les compétences du fameux cheval. Surprise : Hans répond aux questions qui lui sont posées, même en l'absence de son maître. Aurait-il appris à lire des signaux que les humains lui enverraient inconsciemment ? Ou, les humains, toujours inconsciemment, l'auraient-ils influencé ? Une aventure passionnante, qui nous fait revivre les premiers moments de la psychologie expérimentale, ses enjeux, ses questions, l'originalité et l'inventivité de ses acteurs, le talent de ses sujets et l'engagement de ses scientifiques.


Présentation de l'éditeur
Nos émotions, comme la peur ou la colère, sont-elles naturelles, authentiques et universelles ? C'est ce qu'ont cru les expérimentateurs dans les laboratoires de physiologie et de psychologie, inventant des dispositifs scientifiques pour les étudier, les contrôler, les mesurer. Mais la tâche s'est révélée difficile : les émotions n'existent pas en soi, mais uniquement dans la relation à autrui, au monde. Les émotions sont des productions humaines, un savoir-vivre. On n'a plus alors à s'étonner que les émotions rencontrées dans d'autres traditions soient différentes, que la colère n'existe pas chez les Uktus, que les Ifaluks doivent enseigner la peur à leurs enfants. Nos émotions sont finalement autant de versions du monde et de manières de l'habiter. C'est ce qu'explorent les ethnopsychologues.

Vinciane Despret est ethnopsychologue, philosophe, professeur à l'Université de Liège et Chargée de Cours à la Faculté de Sociologie de l'Université Libre de Bruxelles.

Bibliographie:

Naissance d'une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, les Empêcheurs de Penser en rond, 1996.

Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité, Les Empêcheurs de Penser en rond, 1999 (2ème ed. 2001).

Quand le loup habitera avec l'agneau, les Empêcheurs de Penser en rond, 2002.

En collaboration :

Avec P.P. Gossiaux, C. Pugeault et V. Yzerbyt ,L'Homme en société, PUF, 1995.

Avec A. Chauvenet et J.M. Lemaire Clinique de la reconstruction. Une expérience avec des réfugiés en ex-Yougoslavie, L'Harmattan, 1996.

 

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