François Darnaudet, Les Dieux de Cluny

(précédé du Fantôme d'Orsay)

Nestiveqnen éd., coll. Fractales/Fantastique, 2003, 336 p.

C'est avec une satisfaction sans mélange que les « anciens » (les plus de 50 ans !) trouveront dans ce roman ce qui a fait le bonheur de bien des heures de leur adolescence : des histoires qui courent hardiment, sans se soucier des genres, mêlant allégrement policier, fantastique, aventure, terreur et sentiments. De plus, construites dans un style qui tient davantage des romans-feuilletons du XIXe que des canons esthétiques de notre époque, trop proche des goûts américains et ayant perdu la saveur des productions françaises. Cette littérature de « consommation » des feuilletonistes, comme la nomment dédaigneusement les puristes, a encore de beaux jours devant elle si des auteurs comme Darnaudet s'y attellent. C'est le genre de romans qui conduit à l'amour des livres, de tous les livres, avec le plaisir d'y revenir quand on le souhaite, pour l'étude ou pour l'agrément.Ce sera toujours le coeur réjoui que les amateurs de détente retrouveront les pérégrinations de leurs héros affrontant une succession interminable d'obstacles en vivant des doutes et des épreuves pénibles.

Le fantastique domine ici, ce qui explique le choix de ce recueil dans cette collection. Recueil, diptyque plutôt, puisque les deux romans d'une certaine manière se suivent.
Le Fantôme d'Orsay est la reprise d'un livre paru il y a quelques années chez l'éditeur belge Lefrancq, mais que l'auteur a complètement remanié pour cette réédition. Les Dieux de Cluny est une nouveauté. Darnaudet a bien conscience de l'enjeu et s'est lancé un défi lucide en écrivant ce roman : il s'amuse à faire dire à un de ses personnages, parlant du Musée d'Orsay : " La littérature populaire n'aurait rien à gagner en s'occupant de notre édifice " (p. 99), comme cela a été le cas pour l'opéra Garnier. Et, bravement, il concurrence le fantôme de l'opéra, ou Belphégor, en proposant le fantôme rouge du Musée d'Orsay, apparu la dernière fois lors de la Commune, quand les Tuileries et les quartiers environnants furent ravagés par l'incendie. En se plongeant dans l'histoire, il a trouvé qu'à l'emplacement de l'ancienne gare se trouvaient des bâtiments brûlés alors. La malédiction lancée par le fantôme est l'occasion de replonger avec l'auteur dans la lecture des divers guides du Paris mystérieux.

Le Musée d'Orsay est un lieu bien choisi, puisque s'y trouvent des tableaux et sculptures de Jean-Baptiste
Carpeaux et de Gustave Courbet, qui ont été en relation avec la Commune, et aussi d'Auguste Rodin. Darnaudet connaît bien l'histoire des oeuvres utilisées pour son récit, et il a inventé à leur propos des mises en scène remarquables. Par exemple, celle du gardien du musée fondu, soudé à une composition de bronze de Carpeaux. Ou encore une lèpre rouge rongeant peu à peu le sexe de la femme représentée par Courbet dans L'origine du monde. Ces crimes et exactions sont commis par un fantôme rouge qui hantait depuis longtemps les Tuileries et qui veut se venger d'une des descendantes d'un commandant communard qui y a mis le feu 130ans plus tôt. Darnaudet donne de nombreux témoignages d'une érudition historique et artistique exceptionnelle. J'ai été très intéressé par son exploitation des chefs d'oeuvres qui sont associés à l'action, surtout la Porte de l'Enfer de Rodin, et L'origine du monde de Courbet.


Gustave Courbet : L'Origine du monde, (1866), musée d'Orsay

Trois personnages tiennent la première place dans le récit, que l'on retrouvera dans le deuxième volet du diptyque. Étudiant en sémiotique artistique, traînant depuis des années sur une thèse consacrée à Delacroix, Éric Bernadi est gardien au Musée d'Orsay pour gagner sa vie. Il a l'imagination ouverte, prête à accepter des explications insolites. L'inspecteur Couput est au contraire un home rationnel et méthodique, qui, sous la pression des événements et les explications de Bernardi, va épouser peu à peu des croyances qui lui paraissaient invraisemblables. Séductrice affamée ne pensant qu'au sexe, Odile mène avec Éric une vie tumultueuse, mais finit par tenir sa partie dans le drame. Un quatrième personnage, par lequel la malédiction s'est réveillée, est la descendante campagnarde du commandant qui a exécuté l'ordre d'incendier les Tuileries du général Bergeret, montée pour la première fois à Paris. Elle participera constamment à l'action. Aussi réservée qu'Odile est impudique, elle prendra sa place auprès de l'étudiant/gardien. Les relations amoureuses occupent une place importante, trop sans doute au détriment de la dynamique du récit. Généralement un auteur multiplie ces scènes quand il craint que, par lui-même, son récit n'ait pas la puissance attractive qu'il espère. Je me demande si cela valait la peine de s'étendre ( ! ) aussi longuement sur le personnage d'Odile...

Rodin, La porte de l'enfer, 1880-1917
5m,29 x 3,96 x 1,09 , musée d'Orsay

L'utilisation de la Porte de l'Enfer, l'oeuvre maîtresse de Rodin, comme « porte » entre le monde des ténèbres du fantôme et notre réalité, m'a paru remarquable. L'idée a dû aussi intéresser Darnaudet puisqu'il en a gardé le principe en l'appliquant dans le second roman à des forces plus puissantes encore. À certains endroits du monde, Paris, Bruxelles, Rome et Florence, se trouveraient des fissures qui, si elles n'étaient pas colmatées, laisseraient passer d' anciens dieux qui se sont réfugiés dans les entrailles de la terre. Depuis des siècles, une confrérie secrète, celle des Gardiens des Fissures, veille à leur état de fermeture et à protéger ainsi le monde des vivants de ces divinités archaïques redoutables. Ce choix témoigne que la nature de son travail a changé, qu'il passe de l'occultisme historique à une vision cosmique. Eric prolonge maintenant ses études par l'approfondissement de sa connaissance de la Porte de l'Enfer. Il rencontre un des mystérieux Gardiens des Fissures. Quand il s'intéresse à un drame mystérieux qui s'est produit aux Thermes de Cluny - un homme a été retrouvé coupé en deux diagonalement comme un personnage sur une carte à jouer - , il y retrouve l'inspecteur Couput, et lui fait part de son hypothèse : un des Dieux a réussi à franchir une porte qui n'est plus protégée.

On retrouve dans ce roman de Darnaudet la même érudition que dans les précédents, aussi bien en arts plastiques qu'en légendes.
Les Dieux de Cluny se rattachent à la tradition toujours vivante du Dieu Pan d'Arthur Machen, des anciens dieux de H. P. Lovecraft qui ont laissé des images inoubliables, et du retour des anciens dieux grecs utilisé par Jean Ray dans Malpertuis. Darnaudet se place dans le courant contemporain où règne Graham Masterton, celui des dieux basques d'Irrintzina (1999) de Philippe Ward ou des dieux antiques du roman American Gods, de Neil Gaiman (2002), à ce jour le plus abouti de ces romans. Darnaudet aurait pu faire « du » Lovecraft ou « du » Graham Masterton, avec ses dieux mayas. En fait, si ces influences sont visibles, elles s'oublient au cours de la lecture grâce au tempo rapide donné à la narration. Même quand l'auteur développe des démonstrations, ou expose des détails historiques, il réussit à maintenir son lecteur sous pression. Il sait mettre en place les éléments d'horreur sournoise et de frayeur progressive, et leur faire atteindre un haut degré dans la tension, l'épaisseur et l'acuité réaliste.

Il en est de même avec les influences feuilletonesques venues de ses illustres devanciers, que Darnaudet ne copie pas, mais a assimilés et intégrés : les Gaston
Leroux, Sylvestre et Allain, Arthur Bernède. Il se souvient d'avoir vécu dix ans à Paris, ce qui explique la bonne connaissance de la vie et l'environnement parisien qu'a ce méridional du Roussillon. Jusqu'à présent, Darnaudet a été un peintre et un dessinateur frustré, un éclectique, un curieux de tout et un touche-à-tout , du roman noir à l'histoire et des arts - il a écrit des essais sur les peintres du Roussillon, de la B.D. au polar, du gore au fantastique. Dans une interview à Éric Holstein, il a annoncé qu'il travaillerait " probablement - à un troisième volume avec les mêmes personnages, quand il aura terminé le roman sur lequel il travaille actuellement, qui touche de près l'Atlantide.
Roland Ernould

La quatrième de couverture :
Alors qu'une série de crimes perpétrés dans le musée d'Orsay défraye la chronique, Éric Bernadi, étudiant en sémiotique, et l'inspecteur Couput vont faire des découvertes incroyables : Ugolin, le bronze de Carpeaux, cache la résurrection du « fantôme rouge des Tuileries », un monstre malencontreusement délivré de sa malédiction ; quant à La Porte de l'Enfer, l'oeuvre majeure de Rodin, elle se révèle être le passage de ce monde vers celui des ténèbres.
Quelques mois plus tard, le chemin d'Éric Bernadi croise à nouveau celui de l'inspecteur Couput, qui mène l'enquête sur un meurtre atroce commis dans les thermes de Cluny. En fait de meurtrier, les deux héros se retrouvent à la poursuite d'abominables dieux gaulois qu'un cataclysme a libéré des entrailles de la Terre et fait resurgir simultanément à Paris, Bruxelles, Rome et Florence. Heureusement, ils vont être aidés dans leur mission par les « gardiens des fissures », énigmatique confrérie formée à la fin du XVIIIe siècle dans le but de protéger les hommes de ces créatures venues du fond des âges.

Né en 1959 à Auch, François Darnaudet est l'auteur de huit romans et d'une quarantaine de nouvelles (dans les genres policier et fantastique). Il a publié dans de nombreuses revues dont Hara-Kiri, Fluide Glacial, Hitchcock magazine, Phénix, Ténèbres, Galaxie... Il alterne le policier et le roman noir gothique avec bonheur. Il vit aujourd'hui entre Collioure et Andernos.

Romans :
Le Taxidermiste, Corps 9, 1985
Collioure Trap, Fleuve Noir, 1990
Andernos Trap, Fleuve Noir, 1989
Daguerra (Agence Arkham n° 5), DLM, 1997
L'Appel de Collioure, éditions de l'Agly, 2000
Sud-Express, éditions de l'Agly, 2001
Boris au pays vermeil, coll. « Le Poulpe » n° 231, Baleine, 2002
L'Or du catalan, coll. « Polarchives », Le Passage, 2003

Nouvelles en recueils collectifs :
« Une baignoire en zinc, dans la pièce du fond », dans
Territoires de l'inquiétude n° 6, coll. Présence du Fantastique, Denoël, 1993.
« Ombilical II », dans
Science et Sortilège, Nestiveqnen 20

Roland Ernould © 2004

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