Vampires, Dracula et les siens, Omnibus, 1997.
Textes choisis et
présentés par Roger Bozzetto et Jean
Marigny.
Le roman vampirique est de
création récente. Jusqu'au début du XIXè,
les ancêtres littéraires des vampires n'étaient
apparus que dans quelques oeuvres poétiques. Le Vampire de John W. Polidori
rencontra un vif succès en 1819. Son récit en inspira
bien d'autres. Mais les traits du vampire demeurent mal
définis jusqu'au Dracula de Bram
Stoker (1897), qui en établit des
caractéristiques demeurées pratiquement
inchangées pendant plus d'un demi-siècle
Le grand intérêt de la
préface de cette anthologie (qui rassemble plusieurs ouvrages
classiques dont on trouvera la liste en fin de note) est de tracer un
excellent itinéraire du motif du vampire depuis son apparition
littéraire. La partie consacrée au vampire
traditionnel, Dracula et ses prédécesseurs, est bien
connue et ne constitue pas l'intérêt essentiel de cette
préface. Plus passionnante est celle qui expose les formes
multiples d'un motif rigide pendant un demi-siècle,
soudainement devenu protéiforme en cette fin de siècle.
Le vampire est une figure mythique qui nous interpelle sur le sens de
la vie, de l'amour et de la mort. Les réponses et les
interprétations possibles se modifient au gré du temps,
et le sujet paraît loin d'être épuisé.
Le vampire est un non-mort sortant de
son cercueil la nuit, cherchant, dans les ténèbres, le
sang humain dont il a besoin afin de conserver son corps intact
à travers les siècles. Il se sert de sa fascination
sexuelle pour semer autour de lui ses effluves de mort. Ces
légendes terrifiantes de morts qui boivent le sang des vivants
se retrouvent dans le monde entier (les lamies et les striges
antiques, les goules arabes, et bien d'autres). La figure du vampire
renvoie sans doute aux peurs des premières communautés
humaines à propos de la mort, de l'au-delà, de la
persécution des vivants par les esprits des morts. Il touche
au désir fou d'éternité, au refus de ce qui est
pour l'être humain le scandale suprême : la mort. La
figure mythique du mort-vivant s'est transmise par la tradition
paysanne, à l'écart de la culture des
«élites» et des religions établies. Mais
c'est la période romantique, puis victorienne, qui lui ont
permis d'en développer des potentialités oniriques par
le biais des références absolues en la matière,
Carmilla et
Dracula.
Byron et
Polidori ont
créé au XIXe une figure du vampire aristocratique. Le
vampire s'insère alors dans la tradition des romans
«gothiques» où le rôle du méchant
était dévolu à un noble, habitant un
château mystérieux et jouissant d'un pouvoir tyrannique
comme dans Le Château
d'Otrante d'Horace
Walpole, le modèle du genre. Les vampires sont
pratiquement tous alors de naissance noble. Le début du XXe s.
verra apparaître des personnages de vampires roturiers, en
particulier dans les magazines populaires américains de
l'entre-deux-guerres. Ces vampires des pulps correspondent à
des types sociaux qui nous sont familiers. La distance entre le
personnage du mort-vivant et le lecteur moderne, s'abolit et rend
l'angoisse plus présente. Le vampire n'est plus un
aristocrate, c'est votre voisin de palier. La littérature
contemporaine met en scène des vampires appartenant à
toutes les classes sociales et exerçant des activités
ordinaires. Les vampires modernes, jeunes ou vieux, utilisent la
violence plutôt que la suggestion pour parvenir à leurs
fins. Leurs victimes sont des deux sexes et de tous âges. Le
sang n'est plus leur seule nourriture, et on voit apparaître
des vampires carnivores ou psychiques. Les vampires sont de plus en
plus jeunes, mais toujours aussi effrayants. Ils deviennent porteurs
d'une nouvelle image de la peur qui rôde : celle des jeunes des
banlieues, prêts à fondre sur le coeur des villes
angoissées.
Un autre changement important
s'effectue, qui concerne la sexualité. On a cru longtemps,
à la suite de Dracula ou de
Carmilla, que
l'utilisation du vampire était un moyen détourné
de parler de la sexualité, sujet tabou. La
compréhension de la figure du vampire se serait alors
résumée à décoder les traces du sexuel
dans des formes renvoyant à la monstruosité. Cette
approche était valable jadis. Mais nous vivons aujourd'hui
dans une société qui est loin d'être victorienne.
La sexualité n'est plus refoulée et étale ses
signes et ses formes diverses partout. Le vampire n'était
qu'une façon détournée de parler de l'indicible,
du sexuel, il aurait dû disparaître : or il est là
et bien là.
Le comportement sexuel des vampires
modernes est devenu multiple. Certains vampires, hommes ou femmes,
sont homosexuels, d'autres bisexuels. Dans les romans de
Rice, Lestat et son compagnon Louis sont des homosexuels qui
ne dédaignent pas les femmes et ont un penchant pour la
pédophilie en entretenant des relations érotiques avec
une fillette de six ans. Lestat va même avoir des relations
incestueuses avec sa mère.... Mais les vampires actuels ne
sont pas nécessairement des séducteurs ou des femmes
fatales. On en trouve de tous âges âges, par exemple des
femmes d'âge mûr ou de vieilles dames qui, ne pouvant
plus séduire, parviennent à leurs fins en inspirant
confiance à leurs victimes.
Depuis le milieu du XXè siècle, les histoires de
vampires affranchissent de cette convention du buveur de sang, du
saigneur, qu'avait léguée Bram Stoker. Les
auteurs contemporains, s'ils reprennent certaines
caractéristiques traditionnelles, les situent dans le contexte
de leur temps. Le vampire ne saigne plus avec ses canines, mais
s'alimente par transfusion ou par l'utilisation de seringues. Les
situations se compliquent. Par exemple, un vampire devient toxicomane
en buvant le sang d'une droguée, et l'héroïne
devient plus importante pour lui que le sang. Outre la toxicomanie,
cette présence du sang nous renvoie au sida qui, en cette fin
du XXè siècle, joue dans l'imaginaire collectif un
rôle analogue à celui de la peste au Moyen
Âge.
Il faut noter aussi que dans des oeuvres parues ces dernières
années, des vampires sont présentés comme de
simples humains victimes d'une maladie incurable et contagieuse, qui
fait d'eux des exclus. Un personnage souffre par exemple d'une
anomalie chromosomique qui l'a rendu ainsi. La fatalité change
de sens. Les vampires ne sont plus des ennemis de l'humanité,
mais des humains ordinaires, victimes de l'incompréhension de
leurs semblables. Les vampires sont mis sur le même plan que
les malades du sida et reprochent à la médecine
d'ignorer leur maladie afin de ne pas alarmer l'opinion publique. Des
transfusions régulières de plasma sanguin permettraient
aux «vampires» de mener une existence clandestine. Ainsi,
porteur d'une maladie génétique, le vampire n'est plus
l'agresseur, mais une victime. À une époque où
la victime suscite un intérêt plus grand que le
malfaisant, les vampires deviennent recommandables et cherchent
à attirer notre sympathie. Les personnages imaginés par
Anne Rice, par exemple, sont loin d'être des
monstres. Ils ont, comme tout être humain, leurs
qualités et leurs défauts. Le vampire était
jadis «l'autre», le surnaturel, l'Antéchrist. Il
représente la perversion sexuelle et le péché,
symbolisant la rupture avec l'ordre établi. Il se manifeste
maintenant comme un être rationnel et sensible qui tente de
nous expliquer comment il est devenu ce qu'il est, et qui nous fait
partager ses peurs, ses joies et ses émotions. Le vampire
apparaît comme un être proche de nous, que nous pouvons
comprendre et auquel nous pouvons nous identifier. Bon ou
méchant, le vampire apparaît de moins en moins comme un
être surnaturel, mais plutôt comme une métaphore
de nos craintes et de nos préjugés.
Il faut citer dans leur
intégralité les derniers paragraphes de cette
préface1 (à lire impérativement), tant ils
résument bien les liaisons entre les motifs surnaturels ou
fantastiques et l'évolution de notre société :
"Dans les
années soixante-dix, le vampire, devenu plus séduisant
et plus proche de l'homme de la rue, renvoie-t-il à la
volonté de rejeter les structures de la société
de consommation? au désir de se libérer des anciens
tabous sexuels (quitte à en cultiver de autrui? Les vampires
décrits par Anne Rice revendiquent certes une totale
liberté de moeurs et s'insurgent contre les modèles
sociaux préétablis, mais au bénéfice de
quoi? de qui?
À la fin du siècle, la récession
économique, l'effondrement du système
soviétique, la mondialisation, le sida, les ghettos urbains,
la violence et le rejet d'autrui laissent une place pour le vampire,
qui n'a plus nécessairement une image négative et se
rapproche insensiblement de «l'homme quelconque». Il finit
par lui ressembler, par la fascination qu'exerce sur lui le sang, et
par ce que l'on sait de sa corruption par les diverses formes de
pollutions et de contaminations dont il est le support et le
véhicule. Le vampire incarne alors les espoirs
déçus et les angoisses devant un avenir
problématique. Il interroge aussi les mystères du
désir et des formes qu'il prend.
Contrairement à son modèle du XIXe siècle qui
était univoque et représentait la peur de l'inconnu, du
péché et du désordre, le vampire contemporain
fait montre d'une remarquable plasticité au plan des formes et
des images, et il représente un faisceau beaucoup plus
diversifié de questions et de significations.
Débarrassé de ses mystères grand-guignolesques
et de son exotisme superficiel, le vampire est devenu une sorte de
miroir du monde où nous vivons. Il incarne les craintes et les
aspirations diffuses de l'homme d'aujourd'hui à l'aube d'un
nouveau millénaire.
Désormais aux antipodes de l'univers «gothique» dont
il est issu, le vampire n'en finit pas de nous étonner. Cela
amène à s'interroger à la fois sur la permanence
de cette figure, sur sa plasticité selon les époques et
les tons, sur les questionnements qu'elle permet, qui en fait
l'équivalent des deux grands mythes modernes que sont Faust et
Don Juan."
Les romans
suivants figurent dans cette anthologie (en version intégrale) :
John William Polidori,
Le
Vampire
G.T.A.
Hoffmann, La Vampire
Sheridan Le
Fanu, Carmilla
Bram Stoker, Dracula, L'Invité de Dracula
Alexis Tolstoï,
Oupires
Claude Seignolle,
Pauvre Sonia, Le
Chupador
Norman Spinrad, Le Mal des vampires
S.P. Somtow, Vampire Junction
Anne Rice, Le Maître de Rampling Gate
Catherine L. Moore,
Shambleau.
ainsi que des nouvelles de :
David
Scoll-Moncrieff, Schloss Wappenburg
Peter Schuyler Miller,
Au-dessus de la
rivière
Jean Ray, Le Gardien du cimetière
Mary E. Wilkins-Freeman,
Luella
Miller
Gustav Meyrink, La visite de J.H. Obereir chez les sangsues du
temps
F. Benson, Mrs. Amworth,
Et nul oiseau ne
chante
Edith Wharton, L'Ensorcelé
D.A. Johnstone, Monsieur Alucard
Richard Matheson,
Derrière
l'écran.
Les auteurs.
Jean Marigny a été professeur à
l'université de Grenoble. Il a écrit plusieurs livres
et articles dans le domaine du fantastique, dont Le vampire dans la
littérature anglo-saxonne,
2 vol., Didier éd., 1985, Sang pour sang, le réveil des
vampires, Gallimard,1993, et
Vampire, portrait
d'une ombre, Oxymore, 1999.
Roger Bozzetto est professeur à l'Université
de Provence et l'auteur de L'obscur objet d'un savoir, Université de Provence, 1992, et Territoires des fantastiques,
des romans gothiques aux récits d'horreur moderne, Université de Provence, 1998.
Tous deux ont écrit de nombreux articles sur le genre.
Roland Ernould © 2000.
1 Dans la copieuse préface, les idées
reprises dans cette note sont associées aux romans auxquels
ils correspondent, qui peuvent constituer un intéressant
itinéraire pour le lecteur qui en serait resté à
Dracula.
voir aussi la
note de
lecture : Roger Bozzetto, Le fantastique dans tous ses
états.
Roger Bozetto est l'animateur
du site de bibliographie de l'Université Aix-Marseille
consacré à la science-fiction, à l'utopie, aux
merveilleux et aux fantastiques : CARULI (http://www.up.univ-mrs.fr/~wcaruli)
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.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. du site Stephen King
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