François Darnaudet

Dans les jardins vénéneux de l'Ombre...

La Mort a désormais le visage d'une femme qui repose dans les pages jaunies d'un livre d'Henri Vernes... je le sais... je l'ai vu !
Comme les adolescents francophones de ma génération, j'ai lu tous les Bob Morane.
Sauf un:
Les jardins de l'Ombre Jaune.
Je ne l'ai tenu entre mes mains qu'une seule fois, en 1969, mais je me souviens parfaitement de sa couverture. Parfois, je feuillette un livre d'études sur Henri Vernes, le Valéry, le Dieu, le Phénix ou un numéro de la revue Reflets. Il m'arrive d'entrevoir une reproduction de l'illustration des "Jardins".
Je ferme vivement le bouquin.
Si je suis en public, je m'efforce de garder mon calme.
En réalité, je voudrais hurler.
C'est le visage de la Mort, de cette femme.
Je repose le livre d'études sur une table.
Et je fuis, l'air de rien.
Cela se passait à Bayonne, en 1969. Je vivais chez la soeur de ma mère depuis quinze jours, en pleine année scolaire, attendant je ne sais quoi... enfin, j'ai très vite su ce qui m'attendait...
Au début, je m'étais occupé en faisant du vélo ou des "patins à roulettes" - à l'époque cela s'appelait comme ça - j'avais joué aux soldats dans le grand jardin de mon oncle et de ma tante, de temps à autre un Mille Bornes avec ma cousine Sylvie puis j'avais commencé à tourner en rond.
Il y avait ce sentiment d'attente de je n'sais quoi qui montait, montait.
Ma tante avait dit: "Descends donc à la cave, il y a des vieux jouets de Sylvie et des livres !".
C'était une cave moderne, bien éclairée, rien à voir avec une cave de film d'horreur.
Il flottait bien une petite odeur de gaz de ville à cause de la chaudière... mais c'était "normal".
J'avais déballé les jeux et jouets qui dormaient dans de gros cartons entassés en pyramide. Je me souviens d'un "L'Homme du XXème siècle", la version "jeu de société" du premier jeu télévisuel français, qui m'avait hypnotisé pendant de longues heures.


Tous les jours de ce morne mois de février, je pris l'habitude de descendre à la cave dès que j'étais habillé. Ma tante m'appelait pour le déjeuner puis je replongeais jusqu'au dîner. J'adorais cette cave. Je fus très étonné que ma tante me laissât mener cette vie de cloporte. Quand je lui annonçais que je descendais à la cave, elle me souriait tristement.
Un mur entier était tapissé de livres: les Série Noire cartonnées noires et jaunes de mon oncle, les romans de ma tante et les Bob Morane de Sylvie.
Je tentai de lire un Série Noire mais, à neuf ans et demi, la magie du roman noir ne marche pas...
Un à un, j'avais examiné les Bob Morane. Les couvertures puissantes et colorées de Joubert m'intriguaient, me fascinaient. Parce que l'illustration de
Les sosies de l'Ombre jaune était terrifiante - un Mongol souriait cruellement devant le corps d'un homme jeune pendu par les mains -
j'en débutai sa lecture. Cela me prit tout l'après-midi. Ce fut mon premier Bob Morane !
Le lendemain, sitôt habillé, je fonçai à la cave.
Je n'avais pas remarqué au petit déjeuner le visage ravagé de ma tante. J'étais pris dans les griffes de l'Ombre jaune.
Une fois de plus, ce fut la couverture de Joubert ou Lievens qui décida de mon choix:
Les jardins de l'Ombre jaune.
Je m'en souviens parfaitement. Le héros hésite à s'enfoncer dans une allée végétale bordée de géants de pierre mongoloïdes armés de sabres. Inutile de lire le livre pour savoir que les géants de pierre s'animeront au passage de l'intrépide humain.
La lecture débuta vers dix heures du matin.
A midi, l'heure habituelle à laquelle ma tante m'appelait pour le déjeuner, un pas claqua dans les escaliers.
Je venais juste d'atteindre le passage concernant la description des géants aux sabres.
Intrigué par cette intrusion inhabituelle dans mon univers de la cave, je fixai nerveusement le bas des escaliers.
Un homme en noir apparut !


C'était mon père vêtu en costume et cravate noirs.
Je ne l'avais pas revu depuis une quinzaine de jours. Il était resté à Bordeaux auprès de ma mère convalescente qui se remettait lentement d'une hospitalisation de cinq mois qui lui avait enlevé plein de ses beaux cheveux blonds mais maman m'avait assuré que ses cheveux repousseraient... la présence de papa à Bayonne était inexplicable ! Il aurait dû être à Bordeaux, avec ma mère et mon jeune frère...
Il souriait et pleurait en même temps:
"François, il va falloir nous aimer beaucoup... maman est morte !"
J'ai refermé d'un claquement
Les jardins de l'Ombre jaune.

Les amoureux de Bob Morane ne le savent pas, Henri Vernes l'ignore lui aussi.
Dans les pages de
Les jardins de l'Ombre jaune, il y a la Mort. Elle a le beau visage de ma mère.
Certes, elle a perdu ses cheveux à cause de la chimie mais elle est restée très belle.
Vous qui pouvez lire ce livre, vous la trouverez peut-être.
Moi, je ne peux plus l'ouvrir, j'ai trop peur que la Mort en sorte à nouveau...
J'espère que vous me comprenez.

François Darnaudet ©

La nouvelle que je t'ai envoyée est inédite, c'est un hommage (même triste) à Henri Vernes et à Bob Morane. Il s'agissait du troisième volet concernant des nouvelles fantastiques sur ma mère (premier texte paru dans l'anthologie Dorémieux Territoires de l'Inquiétude n°6 et deuxième texte dans un Ténèbres, ce troisième texte était accepté dans une anthologie de Conrad jamais parue)

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ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 23 - printemps 2004.

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