Que ne retrouve-t-on pas dans ce
dernier roman (dernier en publication, mais peut-être aussi le
dernier roman d'une carrière, comme King l'a annoncé
(si on excepte les deux tomes de La Tour Sombre, annoncés, et
publiés d'ici la fin de l'année 2004 aux USA)? Les
motifs déjà abordés ailleurs abondent. La porte,
ou la fenêtre, au choix, ouvrant sur un autre espace est
utilisée dans une dizaine d'oeuvres précédentes
(dans Le
talisman et les romans de la
Tour
Sombre ou gravitant autour de la
saga). Les créatures mystérieuses qui surgissent et ne
parviennent pas à survivre sur terre se trouvent
déjà dans Dreamcatcher. Une
vision rapide par une «fenêtre» ouverte permet
à un personnage de trouver quelque chose qui ressemble
à ces êtres grouillants sur le sol et grimpant sur les
participants lors d'une manifestation pour l'avortement (on les avait
vus en plus gros dans Brume).
Réapparaissent aussi des personnages ressemblant à ceux
de La ligne
verte, des policiers cette fois,
sous la direction d'un chef de poste de police de Pensylvanie, un peu
à l'écart des habitations. Sandy a un comportement
humain et compréhensif, comme Paul Edgecombe. Il
réfléchit sur les hommes et le monde, a une vue globale
des événements qui lui permettent de comprendre ce que
les autres ne saisissent pas toujours. Le roman se termine
également quand il prend sa retraite. En lisant l'histoire
contée sur le mode de la narration, un long récit
étalé sur vingt ans, on se prend à penser au ton
particulièrement humain de Dolorès Claiborne. On retrouve encore le sujet du parcours initiatique
d'un jeune homme, Ned, qui, à la mort de son père
policier, veut comprendre comment les faits se sont passés.
Cette initiation aux mystères de la Buick par les
récits du chef de poste et de divers policiers le conduit
à risquer la mort en affrontant la «chose» du
véhicule qui n'en est pas un, qui s'est trouvé tout ce
temps enfermé dans un hangar à proximité du
poste de police.
Car le motif de la voiture possessive de Christine réapparaît ici, encore que la fonction de
la voiture soit bien plus complexe. Si elle ressemble à peu
près à une Buick, elle a l'air d'en être une
reconstitution sommaire. Elle n'est pas en état de rouler
(elle est pourtant parvenue par ses propres moyens jusqu'à un
poste d'essence) : le moteur n'en est pas un, la batterie est
débranchée, pas d'alternateur ni de distributeur, le
tableau de bord est factice, les matériaux ne ressemblent pas
à ce qui se trouve sur la terre. Comme Christine, elle est
capable de se reconstituer quand elle a subi un dommage. Et comme
Christine, elle est capable de prendre possession des humains.
Le coffre de la Buick est l'endroit du passage. Quand il s'ouvre,
quelque chose va en sortir, ou éventuellement des hommes sont
avalés (on ne l'a jamais vu se produire, mais on le suppose,
jusqu'au moment où l'hypothèse devient certitude : Ned
manque être avalé par la voiture pour se trouver
ailleurs, dans un monde-autre en passant par une fenêtre entre
les espaces. Et jetant un rapide coup d'oeil sur ce monde d'ailleurs,
Sandy, le chef de poste, a vu fugitivement des restes de deux hommes
disparus, étalés comme pour un tableau
d'exposition...
On a droit aussi à la reprise de motifs comme les
années d'enfance de King, où il a souffert des brimades
des autres parce qu'il était gros et maladroit ; le
mystérieux homme en noir ; l'accident en général
et le sien de 1999 en particulier ; la femme battue ; l'alcoolique
qui ne sait pas sortir de son intoxication ; le poids de la
paperasserie et l'insuffisance des autorités
hiérarchiques... Bref, beaucoup de souvenirs de lecture,
certains paraissant rabâchés, mais rien de vraiment
nouveau. Quelle saveur a le mets qui mixe ces divers
ingrédients, qui ont maintenant pris le goût des
sandwichs quotidiens ? Il faut savoir que certains chefs font des
miracles avec des produits ordinaires, qu'on trouve sur tous les
marchés. Le vieux routier saura-t-il les sublimer pour en
faire le roman qui conclurait par le haut son aventure
littéraire ? Il faut malheureusement déchanter.
Lente, lente, lente... décidément l'approche est lente.
La logorrhée a toujours été la
malédiction de King. Comme dans Le Talisman des
Territoires, écrit
avec Peter Straub, où l'introduction paraissait ne plus finir.
Une certaine lenteur se trouvait déjà dans
La ligne
verte, faite de divers
incidents et de la vie ordinaire d'une prison, mais elle ne m'avait
jamais paru pesante, et je tiens ce roman pour un des meilleurs de
King. Une véritable empathie du gradé
caractérisait Edgecombe, et un amour indiscutable pour les
hommes. On retrouve ces dispositions ici, et Sandy est l'homme dont
on ferait volontiers son ami. En suivant la vie minutieusement
décrite d'un poste de police, on s'amuse d'abord de constater
à quel point a changé l'étudiant King, familier
des manifestations musclées lors des confrontations avec les
forces de l'ordre alors qu'il luttait contre la guerre auVietnam.
King s'est minutieusement renseigné sur la vie d'un poste de
police (voir en fin de volume ses remerciements pour les
spécialistes qui l'ont aidé). L'ambiance est presque
familiale, le chef de poste paternel, mais vigilant sur
l'exécution correcte du travail, encore que sans beaucoup
d'illusions sur la société en général.
Une investigation sociologique ou presque : les
éléments sont pour une étude sur « les
comportements d'une compagnie de police rurale de l'état de
Pennsylvanie occidentale »... Il est certain que l'endroit n'a
rien à voir avec la trépidante vie des postes de police
des grandes villes américaines que la télévision
nous montre souvent. L'unité de lieu du théâtre
classique est pratiquement respectée : tout se passe dans le
poste de police ou ses environs immédiats. Les policiers vont,
viennent, partent après quelques années, sont
remplacés par d'autres. Heureusement que la vie, somme toute
monotone de ce poste, est animée (hors les heures de service)
par les diverses manifestations de la Buick dans son hangar, un
secret de famille en quelque sorte, que les hommes suivent avec
intérêt, certains avec avidité, comme le
père de Ned avant son décès. Le fils d'ailleurs
prendra sa suite, voudra comprendre et sera celui qui prendra le plus
de risques.
Pas de fantômes donc, de vampire, de loup-garou, de clown
tueur, d'aliens et d'autres ingrédients qui ont, en leur
temps, créé la surprise et classé King comme
incontestable maître de l'horreur. Il est dans l'ordre des
choses qu'un créateur qui a fait preuve d'originalité
et s'est constamment renouvelé pendant presque vingt ans,
tâtant des divers registres du fantastique et de la fantasy, se
trouve un jour manquant d'idées, mais en revanche enrichi des
ficelles du métier. On a dit de même qu'un savant
était utile pendant les vingt premières années
de sa vie, quand il découvrait quelque chose de nouveau, puis
devenait nuisible parce qu'il cherchait à tout prix à
préserver ses découvertes. On sait que c'est le cas
d'Einstein, qui après avoir révolutionné son
temps avec la découverte de la relativité, n'a plus
rien compris à la physique qui allait suivre en reprenant ses
théories. C'est le stade où semble être parvenu
King maintenant. Ce qu'il pense, il l'écrit, quitte à
se répéter, donnant l'impression pénible de
tourner en rond. Certes il exploite les moindres détails, qui
font « vrai », mais le procédé devient
à la longue lassant. Évidemment, avec ce
système, le lecteur ne peut échapper à
l'impression que la non-Buick doit avoir une présence
particulièrement obsédante. Mais perfidement on
s'interroge si la monotonie du travail de poste ne peut pas aussi
expliquer qu'elle ait pu se divertir pendant vingt ans de la
présence de cette Buick, protégeant son jouet,
parvenant à le dissimuler aux autorités jusqu'à
ce qu'il disparaisse mystérieusement, comme il est venu, sans
livrer son secret. À peine une fugitive vision du chef de
poste sur l'ailleurs signalé plus haut, qui ne fait plus
rêver puisqu'elle s'est déjà plusieurs fois
produite. Réduite à une novella d'un quart de volume,
elle aurait pu faire une oe;uvre qui se lit avec plaisir. Ici, elle
apparaît parfois comme un pensum, heureusement sauvé par
l'humanité de l'auteur, sa sympathie pour l'aventure humaine
qui serait belle si tous les gens en valaient la peine. On ne peut
pas dire que le roman est mauvais, mais qu'il comporte des
éléments intéressants dans un ensemble qui
déçoit.
Reste la présence de l'étrange, comme King le dit dans
une note en fin de volume : « une méditation sur la
qualité essentiellement indéchiffrable des
événements de la vie et l'impossibilité dans
laquelle nous nous trouvons de leur donner une signification
cohérente. »
Mais ça aussi, ce n'est pas nouveau...Il est probable que
l'accueil réservé à son roman par la critique
américaine a dû faire réfléchir King, et
sans doute contribuer à sa résolution de ne plus
écrire d'autres romans, sauf ceux pour lesquels il
était engagé auprès de ses lecteurs depuis
longtemps. Le chant du cygne s'est finalement transformé en
pépiements de volière. On quitte ce livre comme on
quitterait un musée bien ordinaire.
Roland Ernould © févier 2004
Quatrième de couverture:
Un homme étrange, manteau et chapeau noir ... s'arrête dans une station service perdue du fin fond de la Pennsylvanie. Il est au volant d'une Buick 8 Roadmaster. Pendant que l'on fait le plein, l'homme disparaît dans la nature, abandonnant le bizarre véhicule. La police locale arrive sur les lieux. La voiture n'est pas une vraie voiture : batterie débranchée, planche de bord factice, matériaux de construction d'origine inconnue. Le mystère s'installe...
La police remorque la Buick jusqu'à ses quartiers pour l'étudier. Des phénomènes de plus en plus aberrants vont se produire : séismes de lumière, projection d'êtres abominables, disparitions de policiers... Le secret est gardé pendant 20 ans. L'enquête est menée par Curtis Wilcox, un policier de la route qui va mystérieusement succomber à un accident. Son fils Ned veut savoir la vérité... La Buick 8 serait-elle une porte ouvrant sur des univers parallèles ? Les fans de Stephen King ... et les autres ... savent bien que la vie réelle est faite de Buick 8 Roadmaster, d'apparences trompeuses qui nous aveuglent.
Roland Ernould
©
2004
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