Stephen King, Roadmaster (From a Buick 8)

Albin Michel, 2004.

Que ne retrouve-t-on pas dans ce dernier roman (dernier en publication, mais peut-être aussi le dernier roman d'une carrière, comme King l'a annoncé (si on excepte les deux tomes de La Tour Sombre, annoncés, et publiés d'ici la fin de l'année 2004 aux USA)? Les motifs déjà abordés ailleurs abondent. La porte, ou la fenêtre, au choix, ouvrant sur un autre espace est utilisée dans une dizaine d'oeuvres précédentes (dans Le talisman et les romans de la Tour Sombre ou gravitant autour de la saga). Les créatures mystérieuses qui surgissent et ne parviennent pas à survivre sur terre se trouvent déjà dans Dreamcatcher. Une vision rapide par une «fenêtre» ouverte permet à un personnage de trouver quelque chose qui ressemble à ces êtres grouillants sur le sol et grimpant sur les participants lors d'une manifestation pour l'avortement (on les avait vus en plus gros dans Brume).

Réapparaissent aussi des personnages ressemblant à ceux de
La ligne verte, des policiers cette fois, sous la direction d'un chef de poste de police de Pensylvanie, un peu à l'écart des habitations. Sandy a un comportement humain et compréhensif, comme Paul Edgecombe. Il réfléchit sur les hommes et le monde, a une vue globale des événements qui lui permettent de comprendre ce que les autres ne saisissent pas toujours. Le roman se termine également quand il prend sa retraite. En lisant l'histoire contée sur le mode de la narration, un long récit étalé sur vingt ans, on se prend à penser au ton particulièrement humain de Dolorès Claiborne. On retrouve encore le sujet du parcours initiatique d'un jeune homme, Ned, qui, à la mort de son père policier, veut comprendre comment les faits se sont passés. Cette initiation aux mystères de la Buick par les récits du chef de poste et de divers policiers le conduit à risquer la mort en affrontant la «chose» du véhicule qui n'en est pas un, qui s'est trouvé tout ce temps enfermé dans un hangar à proximité du poste de police.

Car le motif de la voiture possessive de
Christine réapparaît ici, encore que la fonction de la voiture soit bien plus complexe. Si elle ressemble à peu près à une Buick, elle a l'air d'en être une reconstitution sommaire. Elle n'est pas en état de rouler (elle est pourtant parvenue par ses propres moyens jusqu'à un poste d'essence) : le moteur n'en est pas un, la batterie est débranchée, pas d'alternateur ni de distributeur, le tableau de bord est factice, les matériaux ne ressemblent pas à ce qui se trouve sur la terre. Comme Christine, elle est capable de se reconstituer quand elle a subi un dommage. Et comme Christine, elle est capable de prendre possession des humains.

Le coffre de la Buick est l'endroit du passage. Quand il s'ouvre, quelque chose va en sortir, ou éventuellement des hommes sont avalés (on ne l'a jamais vu se produire, mais on le suppose, jusqu'au moment où l'hypothèse devient certitude : Ned manque être avalé par la voiture pour se trouver ailleurs, dans un monde-autre en passant par une fenêtre entre les espaces. Et jetant un rapide coup d'oeil sur ce monde d'ailleurs, Sandy, le chef de poste, a vu fugitivement des restes de deux hommes disparus, étalés comme pour un tableau d'exposition...

On a droit aussi à la reprise de motifs comme les années d'enfance de King, où il a souffert des brimades des autres parce qu'il était gros et maladroit ; le mystérieux homme en noir ; l'accident en général et le sien de 1999 en particulier ; la femme battue ; l'alcoolique qui ne sait pas sortir de son intoxication ; le poids de la paperasserie et l'insuffisance des autorités hiérarchiques... Bref, beaucoup de souvenirs de lecture, certains paraissant rabâchés, mais rien de vraiment nouveau. Quelle saveur a le mets qui mixe ces divers ingrédients, qui ont maintenant pris le goût des sandwichs quotidiens ? Il faut savoir que certains chefs font des miracles avec des produits ordinaires, qu'on trouve sur tous les marchés. Le vieux routier saura-t-il les sublimer pour en faire le roman qui conclurait par le haut son aventure littéraire ? Il faut malheureusement déchanter.


Lente, lente, lente... décidément l'approche est lente. La logorrhée a toujours été la malédiction de King. Comme dans
Le Talisman des Territoires, écrit avec Peter Straub, où l'introduction paraissait ne plus finir. Une certaine lenteur se trouvait déjà dans La ligne verte, faite de divers incidents et de la vie ordinaire d'une prison, mais elle ne m'avait jamais paru pesante, et je tiens ce roman pour un des meilleurs de King. Une véritable empathie du gradé caractérisait Edgecombe, et un amour indiscutable pour les hommes. On retrouve ces dispositions ici, et Sandy est l'homme dont on ferait volontiers son ami. En suivant la vie minutieusement décrite d'un poste de police, on s'amuse d'abord de constater à quel point a changé l'étudiant King, familier des manifestations musclées lors des confrontations avec les forces de l'ordre alors qu'il luttait contre la guerre auVietnam. King s'est minutieusement renseigné sur la vie d'un poste de police (voir en fin de volume ses remerciements pour les spécialistes qui l'ont aidé). L'ambiance est presque familiale, le chef de poste paternel, mais vigilant sur l'exécution correcte du travail, encore que sans beaucoup d'illusions sur la société en général. Une investigation sociologique ou presque : les éléments sont pour une étude sur « les comportements d'une compagnie de police rurale de l'état de Pennsylvanie occidentale »... Il est certain que l'endroit n'a rien à voir avec la trépidante vie des postes de police des grandes villes américaines que la télévision nous montre souvent. L'unité de lieu du théâtre classique est pratiquement respectée : tout se passe dans le poste de police ou ses environs immédiats. Les policiers vont, viennent, partent après quelques années, sont remplacés par d'autres. Heureusement que la vie, somme toute monotone de ce poste, est animée (hors les heures de service) par les diverses manifestations de la Buick dans son hangar, un secret de famille en quelque sorte, que les hommes suivent avec intérêt, certains avec avidité, comme le père de Ned avant son décès. Le fils d'ailleurs prendra sa suite, voudra comprendre et sera celui qui prendra le plus de risques.

Pas de fantômes donc, de vampire, de loup-garou, de clown tueur, d'aliens et d'autres ingrédients qui ont, en leur temps, créé la surprise et classé King comme incontestable maître de l'horreur. Il est dans l'ordre des choses qu'un créateur qui a fait preuve d'originalité et s'est constamment renouvelé pendant presque vingt ans, tâtant des divers registres du fantastique et de la fantasy, se trouve un jour manquant d'idées, mais en revanche enrichi des ficelles du métier. On a dit de même qu'un savant était utile pendant les vingt premières années de sa vie, quand il découvrait quelque chose de nouveau, puis devenait nuisible parce qu'il cherchait à tout prix à préserver ses découvertes. On sait que c'est le cas d'Einstein, qui après avoir révolutionné son temps avec la découverte de la relativité, n'a plus rien compris à la physique qui allait suivre en reprenant ses théories. C'est le stade où semble être parvenu King maintenant. Ce qu'il pense, il l'écrit, quitte à se répéter, donnant l'impression pénible de tourner en rond. Certes il exploite les moindres détails, qui font « vrai », mais le procédé devient à la longue lassant. Évidemment, avec ce système, le lecteur ne peut échapper à l'impression que la non-Buick doit avoir une présence particulièrement obsédante. Mais perfidement on s'interroge si la monotonie du travail de poste ne peut pas aussi expliquer qu'elle ait pu se divertir pendant vingt ans de la présence de cette Buick, protégeant son jouet, parvenant à le dissimuler aux autorités jusqu'à ce qu'il disparaisse mystérieusement, comme il est venu, sans livrer son secret. À peine une fugitive vision du chef de poste sur l'ailleurs signalé plus haut, qui ne fait plus rêver puisqu'elle s'est déjà plusieurs fois produite. Réduite à une novella d'un quart de volume, elle aurait pu faire une oe;uvre qui se lit avec plaisir. Ici, elle apparaît parfois comme un pensum, heureusement sauvé par l'humanité de l'auteur, sa sympathie pour l'aventure humaine qui serait belle si tous les gens en valaient la peine. On ne peut pas dire que le roman est mauvais, mais qu'il comporte des éléments intéressants dans un ensemble qui déçoit.

Reste la présence de l'étrange, comme King le dit dans une note en fin de volume : « une méditation sur la qualité essentiellement indéchiffrable des événements de la vie et l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de leur donner une signification cohérente. »
Mais ça aussi, ce n'est pas nouveau...Il est probable que l'accueil réservé à son roman par la critique américaine a dû faire réfléchir King, et sans doute contribuer à sa résolution de ne plus écrire d'autres romans, sauf ceux pour lesquels il était engagé auprès de ses lecteurs depuis longtemps. Le chant du cygne s'est finalement transformé en pépiements de volière. On quitte ce livre comme on quitterait un musée bien ordinaire.

Roland Ernould © févier 2004

Quatrième de couverture:
Un homme étrange, manteau et chapeau noir ... s'arrête dans une station service perdue du fin fond de la Pennsylvanie. Il est au volant d'une Buick 8 Roadmaster. Pendant que l'on fait le plein, l'homme disparaît dans la nature, abandonnant le bizarre véhicule. La police locale arrive sur les lieux. La voiture n'est pas une vraie voiture : batterie débranchée, planche de bord factice, matériaux de construction d'origine inconnue. Le mystère s'installe...
La police remorque la Buick jusqu'à ses quartiers pour l'étudier. Des phénomènes de plus en plus aberrants vont se produire : séismes de lumière, projection d'êtres abominables, disparitions de policiers... Le secret est gardé pendant 20 ans. L'enquête est menée par Curtis Wilcox, un policier de la route qui va mystérieusement succomber à un accident. Son fils Ned veut savoir la vérité... La Buick 8 serait-elle une porte ouvrant sur des univers parallèles ? Les fans de Stephen King ... et les autres ... savent bien que la vie réelle est faite de Buick 8 Roadmaster, d'apparences trompeuses qui nous aveuglent.

 

Roland Ernould © 2004

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