Peter Straub, Sans portes ni fenêtres

Olivier Orban, 1992. Pocket.

 

La tonalité de ce recueil 1, le livre fermé, est sombre, et d'une certaine manière le reflet du titre. Straub nous présente un monde clos, où les parents sont défaillants, les enfants mauvais, souvent sans le vouloir, l'enfance meurtrie, voire souillée par les adultes, désemparée, sans autre issue que la mort. Le métier d'écrivain n'est qu'un moyen de se libérer d'images de jeunesse intolérable. Dès la première nouvelle, on pénètre ainsi dans une famille sordide, les Beevers : le père ivrogne; la mère passant son temps à regretter une jeunesse que son imagination se représente comme dorée et brillante, et dont il ne lui reste que ses robes et quelques meubles; cinq garçons, qui ne pensent qu'à fuir de la maison quand ils ont l'âge, et qui ne s'entendent pas entre eux. Bref, le climat tout à fait propice pour que, d'une manière singulière, un aîné tue son cadet.

Blue Rose2,

nouvelle écrite avant 1985, date de sa première publication, a une importance particulière dans l'oeuvre de Straub parce qu'elle deviendra le titre d'une trilogie portant ce nom, et que Blue Rose reviendra comme le leitmotiv musical qui courra au fil de plusieurs milliers de pages. Ces mots sont utilisés par Harry au cours d'une séance d'hypnose improvisée. Harry, 10 ans, passe son temps à tourmenter son jeune frère de 8 ans, Eddie, frêle et fragile, dont il prend les jouets, le menace de mille maux. Il en fait un être terrorisé par son ombre, dont la grande peur est la rentrée scolaire qu'il va faire avec une nouvelle institutrice que son frère lui a présenté comme tuant les enfants qui ne lui plaisent pas. Il accepte avec joie de suivre les leçons d'hypnose que son frère improvise avec un livre sur le sujet, L'Hypnose facile, trouvé par hasard et qui utilise précisément comme signal hypnotique d'endormissement les mots, Blue Rose.
L'hypnose permet à Harry de résoudre des questions qu'il se pose: comment s'assurer une emprise totale sur quelqu'un, prendre le contrôle de son esprit pour lui imposer sa volonté? Il éprouve en effet des tendances sadiques : "
Harry voyait s'ouvrir sous ses yeux des perspectives passionnantes. Parce qu'enfin, imaginez quelqu'un que son travail amène à voyager aux quatre coins du pays, un représentant, par exemple: un jour ici, un jour ailleurs, c'est bien connu. Dans ces conditions, un représentant pouvait très bien commettre un meurtre dans chacune des villes où il faisait étape. Il suffisait de procéder avec ordre et méthode. Les corps n'étant découverts que bien après son départ, qui irait suspecter un honnête représentant?" (41)
Son frère tombant facilement dans le sommeil hypnotique, Harry en profite pour satisfaire ses penchants : il enfonce ses ongles dans sa chair, le gifle, le pique avec une épingle. Puis s'enhardissant, il la lui enfonce dans le corps dans le bras, manipule l'aiguille : "
L'esprit agréablement vide de toute pensée, seules des sensations se présentaient à lui. Il n'aurait su dire d'où venait le bourdonnement qui faisait tourner la tête; une pellicule brumeuse semblait s'être déposée sur ses yeux. Il respirait avec difficulté. La longue épingle embrochée dans le bras du petit Eddie avait quelque chose de repoussant, certes, mais aussi de merveilleusement attirant. De la chair, du sang, du métal." (45)
De plus en plus entreprenant, Harry enfonce la longue épingle dans le ventre de son frère : "D'un geste vif, Harry retira l'épingle et la leva au-dessus de sa tête; gainée d'une gangue pourpre, la longue tige métallique semblait elle aussi briller de mille feux. Harry posa l'épingle sur sa langue, referma les lèvres sur le métal chaud et ferma les yeux, l'esprit envahi par une image." (51)

Finalement, son frère ayant causé des dégâts dans le grenier, Harry lui ordonne de se rouler par terre et d'avaler sa langue. Ce que fait le petit, qui en meurt.
Harry ne dit rien . Diagnostic médical : crise d'épilepsie. Voilà, à onze ans, Harry meurtrier, en utilisant des moyens détournés.
Car comme Harry, qui lit beaucoup - et avec quelle efficacité - est appelé l'intellectuel, son frère aîné célibataire lui offre des études supérieures s'il va plus tard en fac. Ce qui lui permettra, devenu Lieutenant au Vietnam, de poursuivre ultérieurement ses exploits... Toujours sans états d'âme.

Le genévrier.

Ce gamin sans prénom de 7 ans, aux parents indifférents, va clandestinement au cinéma au lieu d'aller à la garderie (Orpheum Oriental) et rencontre un pédophile qui le corrompt : cette expérience aux conséquences inévitables est reprise dans plusieurs oeuvres de Straub. Elle débouche sur deux conduites très différentes l'une de l'autre par leurs conséquences, mais semblables dans leur causalité. Certains deviendront des serial-killers, d'autres, comme dans cette nouvelle, des écrivains.

Habitué au cinéma qu'il fréquente toute la journée, l'enfant connaît par coeur le lieu qui est devenu son univers. Il raconte, en les mélangeant, les films qu'il voit et sa vie personnelle. Devenu prisonnier du cinéma comme un "lion de sa cage" (91), il le devient aussi de son corrupteur qui change plusieurs fois de prénom, pour tromper les pistes. Seul Jimmy, l'équivalent phallique de John Thomas, le sexe de l'Amant de Lady Chatterley, est repéré par un nom par l'inconnu, qui se livre sur l'enfant aux manoeuvres sexuelles que permettent son âge et l'endroit. Complètement déboussolé, l'enfant perd ses repères, et dans sa tête réalité et cinéma se mélangent. Il en tombe malade, ne va plus au cinéma et ne rencontre plus l'autre. Plus tard, adolescent, il a des crises de somnambulisme. Il compensera par l'écriture : il a des notes excellentes à l'école, va à l'université, écrit un roman, voit son livre accepté. Mais il se sent différent des autres, "divisé en deux et recollé" (107), comme dans l'histoire qui donne son titre au roman, d'un monde particulier d'enfants coupés en morceaux, enterrés sous buissons genévriers, et qui pouvaient ressusciter. Lui aussi a été, d'une certaine façon mort, et enterré sous les genévriers pour revivre par l'écriture qui l'a sauvé.

Le Petit Guide à l'usage des touristes

est un exercice de style à la Borges sur la réalité qui n'est pas ce qu'elle est, puisque quelque chose que l'on l'attend se trouve derrière les apparences. Ici, celle d'une localité qui n'est pas nommée, mais qui apparaît dans d'autres romans de Straub, notamment La Gorge : Millhaven.

Dans cette ville du Middle West, avec ses quartiers différents nettement marqués par leur population d'origine, un serial-killer sévit, toujours près du viaduc. Les habitants sont casaniers, plutôt soumis et enclins à se replier sur eux-mêmes plutôt qu'à s'ouvrir à l'extérieur. La ville vit de rumeurs, avec une nette propension au sensationnel, et même à l'affabulation. Chaque quartier a sa physionomie, et chacun est persuadé que le tueur n'est pas de leur clan. Dans les quartiers populaires, la violence s'exerce en famille, pas à l'extérieur. Cette violence est en filigrane dans toute la nouvelle : "Personne ne sort faire ses courses sans son parabellum, et la fréquentation religieuse est très supérieure à la moyenne nationale." (115) Les enfants ont ritualisé leur violence sous là forme de tatouages, d'incursions et de raids «spontanés» sur le territoire des bandes rivales. Mais au cours de ces affrontements, les protagonistes ne s'infligent que des blessures superficielles; et l'on ne pense pas que le tueur du viaduc puisse être l'un d'eux.

Et pourtant, dans cette ville typiquement américaine, la violence, bien que ce ne soit jamais dit, est un mode d'expression, une manière d'affirmer son existence. "Renversées comme des-statues au pied des premiers piliers, les victimes du tueur du viaduc, cet inconnu qui choque tous nos concitoyens, qui glace les femmes d'épouvante contraint la police à patrouiller le long du fleuve", sont toutes des femmes fauchées dans la fleur de l'âge. Chaque matin, de plus en plus de monde vient sur le viaduc. Qu'il pleuve ou qu'il vente, il y a toujours une foule d'hommes (surtout des hommes), leur déjeuner dans un sac en papier, sur le couloir pour piétons : "Presque sans en avoir conscience, sans se concerter, chacun s'arrête,se penche par-dessus le parapet, regarde en bas, balaie l'horizon des yeux, va s'établir trois pas plus loin, puis, accoudé à la rambarde comme un pêcheur, s'attarde quelques minutes avant d'aller travailler." De la ville, d'en bas, on peut les voir : "la tête et les épaules des flâneurs alignés sur le parapet, simples coups de pinceau tracés dans l'air gris du matin. Il est clair, même vu d'aussi loin, que tous semblent attendre quelque chose." (124)


Et pourtant, on trouve aussi des anges dans cette ville du Middle West violente. Des enfants ont trouvé un jour un homme ailé, blotti dans une grande caisse, un vieillard presque mort de faim "
qui parlait une langue bizarre qu'aucun des enfants ne connaissait. En voyant ses ailes sales et rognées, ses plumes aussi ternes et dépenaillées que celles d'un vieux pigeon, ses pieds gonflés et tout crottés, les enfants se sont moqués de lui." (115) Ils lui ont jeté des pierres et des boules de neige. À Millhaven, qu'on ne s'y trompe, la place n'est pas aux anges.

Le chasseur de bisons.

Un être fragile, qui a un père inexorablement réaliste et sans ouverture d'esprit, ni vie imaginative, fuyant le contact, vit dans le virtuel de son travail de bureau, comme dans sa vie : c'est le lecteur-type qui se met littéralement dans la peau des personnages. Il éprouver une sorte d'expérience mystique et de régression infantile, perd son contrôle mental avec perte de personnalité. Pour lui, il n'y a pas grande différence entre ce qui est purement imaginaire et ce qui ressort du réel. Réel ou inventé, un fait était un toujours fait. Straub veut-il suggérer que la littérature est ascèse et extase, sortie de soi dans un autre monde, une attitude de sacrifice dans un monde quotidien sordide, sorte de mort à l'existence devenue privée de sens alors que seul l'imaginaire peut le faire vivre?

Bob Bunting, un névrotique inquiet, est fatigué de ses parents, et cherche à les voir le moins possible. Être médiocre, il végète longtemps à New-York dans une chambre avant de décrocher un emploi solide. Lui qui n'a pratiquement pas connu les femmes, invente pour son entourage une vie de rêve avec Veronica, tout en retournant au monde de la petite enfance. Le déclenchement de ce changement s'est produit à partir de la découverte de son biberon de bébé, avec lequel maintenant il boit sa vodka tout en lisant. Il s'offre des tétines pour son anniversaire et, peu à peu, achète toujours davantage de biberons : "Pourquoi ne pas destiner chaque biberon à un usage bien spécifique? N'auraient-ils pas fière allure, alignés sur le comptoir de la cuisine, à côté de l'évier? Un pour le café, un pour le thé, un pour la vodka frappée, un autre pour le lait chaud, des biberons spéciaux pour les boissons sans alcool et d'autres pour la bière, un pour l'eau.minérale, enfin bref, tout un bar de biberons Des biberons pour le matin, d'autres pour le soir, et puis d'autres, encore pour plus tard." (145)
Il est obligé de feindre avec ses proches, qui voudraient absolument la connaître, sa rupture avec Veronika. Acteur de son propre drame, il doit s'imposer un nouveau rôle, pour lequel il n'est pas préparé. Un collègue lui impose un rendez-vous, qui rate, et le déboussole. Il quitte son emploi. De plus en plus égaré dans ses lectures, il se voit quelque temps héros de western chassant le bisons : "
Deux biberons étaient passés, tétine en bas, dans les étuis fixés à sa ceinture, et une carabine était glissée dans le fourreau qui pendait à l'arçon de sa selle." (161) Il fuit la rue où, visages blêmes, hagards, les gens sont des créatures d'une autre espèce, animale, instinctive, trop brutale "des créatures qui passaient sans le voir, bougeaient les lèvres et montraient les dents." (169) Des ennemis. Il devient incapable de vivre dans ce monde.

Sa vie se réduit à ses lectures et à ses biberons. Il change de personnage toujours avec la même intensité, au point d'éprouver des visions. Ainsi quand il est détective, il imagine des scènes, voit du sang dans la douche : "Du sang avait giclé partout sur les carreaux, les murs comme le sol; de la peinture rouge semblait avoir été vaporisée sur le rideau de la douche. (...) Pataugeant dans le sang, il s'avança jusqu'à la douche et tira le rideau.
Personne. Pas de cadavre, mais une épaisse couche de sang s'écoulait lentement par le trou de la bonde."
(182)
Il finit par trouver le Christ et s'y identifier : "
Ce monde terne et anémié était tout ce qui restait du Royaume de Son Père quand il avait précipitamment regagné Son tombeau et roulé la pierre pour en sceller l'entrée." (207) Il mange de moins en moins, se fait une couche de biberons collés, tétines en haut, lit et dort dessus, en pensant que "la peur et la souffrance étaient choses sacrées." (225). Il finit par mourir dans son lit qui a mystérieusement explosé, tous les biberons sur les murs et partout éclatés (228) retrouvé aplati contre le mur, comme le raconte le concierge : "C'était ça, le plus étrange, l'expression de son visage. Personne ne saura jamais sans doute ce qui s'est passé, mais il avait l'air heureux, comme si, juste au moment de mourir, il avait vu quelque chose de merveilleux." (229)
Le chasseur de bisons est ainsi un symbole de l'Homme, qui doit vivre dans une maison où toutes les ouvertures ont été bouchées, et qui n'a d'échappatoire que la littérature. Pas facile de vivre dans ce monde-là, où, à long terme, il est pratiquement impossible de distinguer ce qui est "
authentique" de "ce qui n'avait jamais existé ou n'avait jamais eu lieu." (156)

Où l'on voit la mort, et aussi des flammes.

Le taxi magique de Bobo comporte son mystère. Dans son spectacle de music-hall, Bobo arrive sur scène dans son taxi, ne fait pratiquement rien, s'en va, en remportant un grand succès. Numéro sur lequel pour lui-même, il n'y a rien à dire et qui n'est jamais renouvelé. Pourquoi? Mystère. Rien dans les mécanismes du taxi ne permet d'expliquer ce qui se passe.
La magie de son taxi est de pouvoir faire passer les spectateurs par trois stades psychologiques successifs, qui sont, d'une certaine manière, le résumé de la mythologie chrétienne. D'abord une phase de "Ténèbres", ténèbres sur scène, mais aussi dans les âmes. Pendant cette partie, très courte, le spectateur a l'impression de traverser une espèce de brouillard, dans lequel tout devient indistinct, sauf le Taxi et son chauffeur. Il baigne dans une atmosphère crépusculaire, séparé des autres, plongé dans ses propres pensées, se rappelant ses péchés, ses bassesses et ses lâchetés. Certains pleurent. Invariablement, Bobo éclate en sanglots, ses larmes coulent à flots sur son maquillage blanc. Torturé de souffrance, son masque de clown se change alors en un masque si lunaire que chacun se sent brusquement délivré de ses propres hantises, débarrassé du poids du remords,en un mot arraché à son triste sort par une vague d'amour irrésistible. Bobo le bienheureux a pris sur lui tous nos péchés, le deuxième acte peut commencer.

A cause des sensations physiques induites, on appelle cette partie la Chute. Des trois actes le plus onirique, il est conçu pour faire assister le spectateur au déroulement d'un drame qui s'imprimerait directement sur son cerveau. Ce drame diffère selon les personnes, mais il semble qu'y figure toujours le père ou la mère, tels qu'ils étaient avant la naissance de chacun. Il y est question de la mort; de la mort et des flammes. Auréolé de lumière, chacun est soudain transporté ailleurs, retourne au pays de ses arrière-arrière-arrière-grands-parents, et se sent enfin chez lui. Le spectateur a enfin atteint le pays qu'il cherchait confusément, où l'on peut s'acheter une nouvelle conduite pour refaire son existence.
Dans la dernière partie du spectacle, tout disparaît. Chacun a d'abord l'impression de sombrer dans le sommeil, puis les "Strates" apparaissent. Certains voient des bandes multicolores; pour d'autres, ce sont des couches de terre, de cailloux, de grés rouge. Un archéologue m'a confié un jour que dans cette partie du spectacle, il voyait défiler des civilisations entières. Pour sa part, il semble au narrateur qu'il retrouve des scènes de sa propre vie, en train de jouer sous les arbres, de faire des boules de neige, de réviser ses leçons, d'acheter un livre : "
Je crie de plaisir en me voyant, si petit, me-satisfaire de plaisirs aussi dérisoires. Comme tout cela semble futile! Puis la réalité quotidienne reprend ses droits; Bobo agite la main avant de disparaître derrière le rideau, et tout est fini." (240)

Cette courte nouvelle est un des tout premiers récits de Straub. Qu'est au juste Bobo, sur lequel des universitaires ont écrit des propos savants et contradictoires? Sans doute un homme comme tout le monde. Avec son taxi, il revit sa tragédie, qui est la tragédie humaine : la perte du paradis de l'enfance pour tomber dans les flammes et la mort, enfermé dans un monde sans issue. Comme le dit Straub dans sa note en fin de recueil : "Profond mystère. Angoissant. Mais aussi envoûtant." (380)

Mme Dieu.

Standish, un professeur, va faire un séjour littéraire à Esswood, propriété anglaise des Sénéchal, pour préparer sa thèse sur Isabel, 1ère femme de son grand-père. D'un caractère compliqué, il est hanté par l'image de sa femme, qui l'a déjà trompé, qui est enceinte, et qu'il a laissée aux USA cependant sans regret. Vaste demeure, qui surprend d'emblée, avec son décor palladien, son atmosphère gothique de couloirs labyrinthiques, d'ombres évanescentes, de rires de femme invisibles et lampes allumées derrière les fenêtres. Comme Shorelands dans le Club d'Enfer, Esswood a servi jadis de lieu de rencontre à des écrivains venus s'y ressourcer, et sa bibliothèque est peuplée d'ombres célèbres. mais la résidence a aussi son lot de fantômes et ses traces d'enfants...

Standish découvre de nombreuses similitudes de situations (et le lecteur d'autres) entre ce qu'il vit personnellement (adultère, enfant), sa rencontre avec un vagabond poète, trois tombes d'enfants, etc . Pour ajouter à ce climat angoissant, de nombreuses anomalies apparaissent, liées à Esswood. Dès le premier jour, le propriétaire s'absente. Il semblerait, d'après le pasteur du village, que plus personne ne réside à Esswood depuis longtemps. Du personnel est engagé pour le ménage, ce qui pourrait expliquer que tout est servi à table, ainsi que les choses désirées, par un personnel curieusement invisible. C'est toujours le même menu préféré d'Isabel qui est servi aux repas avec un cérémonial inchangé. On ne sert que d'excellents vins des bonnes années, des grands crus, ce qui donne à Straub l'occasion d'établir ses connaissances oenologiques des vins français.

Au village, Standish a appris qu'un Américain serait mort à Esswood l'an passé. L'aubergiste du village a tué son épouse enceinte qui le trompait. Isabel, morte en couches, qui avait trompé son mari au château, est morte en accouchant. Standish, qui a horreur de son enfant à naître, qu'il ne souhaite pas, et dont il ne croit pas être le père, fait des rêves différents, mais avec une constante : un bébé dans chacun. Il boit énormément, a des hallucinations, voit à divers endroits une femme à la robe verte habillée comme du temps d'Isabel, une femme dans sa chambre avec enfant sur les bras. Il se masturbe en principe dans sa salle de bains, mais s'imagine près de la fontaine, avec une femme, à côté du bassin. Il croit avoir fantasmé, mais trouve des traces de pieds boueux dans sa chambre et de la saleté sous ses pieds (341) Peu à peu, comme Jack Torrance dans Shining, il devient fou : "Standish quitta la chambre aussi silencieusement qu'il y était entré, laissant la porte ouverte, et tomba nez à nez avec, reflet dans la fenêtre de la galerie, une créature à demi humaine, les épaules voûtées, le corps couvert de sang et une hache à la main. Un monstre contrefait, constata-t-il avec une sorte de rire intérieur, qui n'était autre que lui-même. Le vrai Standish, celui de l'intérieur. Vingt-quatre heures plus tôt, il avait brièvement aperçu ce Standish-là dans la glace de la salle de bains, mais la bête ne connaissait- maintenant plus aucun frein. Il avait l'impression d'avoir attendu cet instant toute sa vie." (572)

Il tue, ressemblant davantage encore avec l'utilisation de la hache comme arme au personnage d'écrivain devenant fou de Shining : "Standish avait l'impression de se réveiller d'une longue transe; il était enfin lui-même. Il avait suffi de quelques jours passés à Esswood pour lui révéler sa nature profonde. Il n'était qu'un monstre cherchant qui pourfendre; pour la première fois peut-être depuis son enfance, il s'acceptait tel qu'il était." (573) Plus surprenant : "Tous ces gestes lui semblaient les fantômes d'autres gestes, semblables, mais effectués dans une autre vie." (575)

Sans portes ni fenêtres possède, comme, 8 ans plus tard, son second recueil Magie de la terreur, (2000), un registre étendu, qui témoigne de l'évolution de Straub du fantastique au suspense et au thriller, puis à un mélange des genres, où l'étrange a sa place insidieuse. Ces textes brillants, déroutants, certains aux relations autobiographiques soupçonnables, écrits avec un souci du style affirmé, ne laisseront pas indifférents, et sont une excellente introduction pour ceux qui souhaiteraiant disposer d'un échantillonnage de la palette de Straub avant d'en entreprendre une lecture plus méthodique. S'il fallait tirer de l'ensemble de ce livre la synthèse de son contenu, on le trouverait dans cette citations du Chasseur de Bisons. Le monde des livres n'est pas pour lui "un décor factice, mais le monde sous son vrai jour, un monde dans lequel il était vivant, en pleine possession de ses moyens et tout aussi réel que ce qui l'entourait." (190) Si, comme Bobo, nous vivons dans un monde où toutes les issues ont été fermées, il ne reste alors qu'une seule issue : la création littéraire.

La quatrième de couverture :
Avant, il se contentait de casser les jouets de son petit frère... Maintenant, il a compris que le petit frère lui-même peut aussi être un jouet. Harry Beevers est un sale gamin, une brute, mais le voisin l'a surnommé l'intello", l'ayant surpris un jour plongé dans un livre. "La lecture mène à tout, avait-il ajouté. - Ca ne peut pas lui faire de mal!" avait renchéri sa mère. Mais le livre qu'Harry a trouvé dans le grenier n'est pas n'importe quel livre. C'est L'Hypnose facile, guide pratique. Et tout ce qu'il raconte paraît tellement incroyable... Harry a vraiment hâte d'essayer, d'autant qu'il a trouvé le sujet idéal : son petit frère.

1 (Houses Without Doors), 1990. Comprend : Blue Rose (id) - Le genévrier (The Juniper Tree) - Petit Guide à l'usage des touristes (A short guide to the city) - Le chasseur de bisons (The buffalo hunter) - Où l'on voit la mort, et aussi des flammes. (Something about a death, something about a fire) - Mme Dieu (Mrs. God). Entre les nouvelles, un bref interlude.
Les notes sont de l'édition Pocket, # 9106.

2 US : San Francisco, CA, Columbia, PA, Underwood-Miller, septembre 1985.

 

en 1990

l'auteur : Peter Straub est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2 mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3 garçons. Son père était commerçant, sa mère infirmière. Le père voulait qu'il devienne un athlète, la mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui voulait était lire et apprendre, et il leur fit espérer un métier de professeur. Études à l'université de Wisconsin, Colombia University, et au University College de Dublin. A résidé pendant trois ans en Irlande, à Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut, où sa femme Susan était née. Il habite aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et de la poésie. Nombreuses récompenses littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus littéraire des romanciers de terreur attire à la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels du polar . Le nouveau Talisman 2, écrit en collaboration avec Stephen King, Black House, est sorti en Octobre 2001. infos

Peter Straub

 

 Roland Ernould © 2001

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