La magie dans Le diable en sabots

suite de l'étude

LA MAGIE DU FONDS DES ÂGES.

Les Malédictions I

de Claude
Seignolle.

 

Ce court roman 44 ne peut se comprendre que dans la cadre d'un pandéterminisme, où le mal existe comme le bien, comme le jour et la nuit, dans une dualité très ancienne, celle d'Ormudz et d'Ahriman dans le Moyen-Orient antique. Si le diable est partout présent dans l'oeuvre de Seignolle sous des aspects variés (et parfois simulé comme dans Marie la Louve), le forgeron de ce roman est particulier. Seignolle nous donne une image très contrastée de la personnalité de ce diable, qui sert de révélateur aux mauvaises âmes du village. La particularité de Roc, le diable forgeron, est de précisément renverser les perspectives classiques, de révéler le mal qui est dans les hommes et de les punir. Ils finiront leur jour en prison, dans un dessein qui paraît évidemment diaboliquement conçu. Roc va en effet forger les grilles devant servir à la prison d'Orléans, où seront enfermés les villageois criminels. Alors que la communauté villageoise est persuadée que l'enfer, c'est l'autre, Seignolle rejoint Stephen King :"Le monstre, c'est nous-mêmes" 45.

Diable, Roc l'est assurément. Pour assurer son dessein, il faut que la forge du village soit disponible. Le métier de forgeron le place en dehors de la communauté ordinaire des hommes. La forge présente des aspects particuliers, rattachables à la création et à l'enfer, dont l'activité s'apparente à la magie démiurgique et à la sorcellerie. Dans la plupart des religions existe un dieu forgeron primitif, assistant du créateur, qui forge par exemple le monde dans les Véda et constitue l'être à partir du non-être. Le forgeron apparaît ainsi comme le symbole du démiurge, doué d'un pouvoir surhumain qu'il est parfois tenté d'utiliser contre la divinité et les hommes, ce qui le rend ambivalent, bénéfique ou maléfique, et explique la crainte qu'il inspire partout. Il est parfois rejeté à la périphérie des villages, les lueurs rouges de la forge et les étincelles suggérant de façon trop oppressive les feux de l'enfer.

L'oncle de Christophe, le forgeron actuel, avait une mauvaise réputation que n'a pas le neveu. Christophe n'est certes pas heureux : une femme sans affection, pas d'enfants, pas d'avenir. Mais son existence n'est pas pire que celle des autres. Une impulsion irrésistible le pousse brusquement à en finir avec la vie :"Une pensée aiguë s'est fichée dans sa tête. Maintenant, il la subit avec tant de force que, se retournant vivement, il ne peut se retenir de regarder autour de lui, car il a senti la présence d'un être invisible et mauvais conseilleur. Puis un choc intérieur l'ébranle : une irrésistible puissance semble manier sa volonté de la façon dont il manie lui-même sa masse." (420) Envoûté, Christophe se pend, sans regrets, au moment même où un grand diable noir entre dans le village46, qui achète la forge vacante.

Roc reste quelque temps à la forge sans travailler, regardant son feu rougeoyer. Un couple riche, informé on ne sait par qui ("Nous savons, Monsieur..." (457)) vient le voir pour guérir leur enfant des convulsions, ce qu'il fait sans peine, non contre argent, mais en échange d'une signature sur un contrat de parrainage. Un froid inaccoutumé, celui qui accompagne le diable, règne sur le village et pas aux alentours, tant que la forge flamboie sans que Roc travaille. La maladie ardente tue trois enfants : les médecins sont aussi impuissants à le guérir que"leurs pendants de la campagne, gens de peu n'ayant ni leur instruction, ni leurs moyens : coupeurs de maux, soulageurs, barreurs et autres traîne-secrets." (465) 47 Le diable présent, les éléments surnaturels sont si puissants que les ressources humaines pourtant éprouvées ont perdu toute valeur.

Durant ce temps, une seconde voiture est venue au village, des officiels, le sous-préfet, visite insolite et inexpliquée :"
Alors, c'est vous le fameux Roc? (...) Tous les trois tendent la main à tour de rôle pour serrer celle de Roc, avec une spontanéité et une considération pour le moins surprenantes à l'adresse d'un forgeron aux mains sales." 48 (463) Roc se met à travailler et le froid cesse. Un mois de travail jour et nuit s'écoule et des fardiers viennent chercher le travail de Roc : des piles de portes et de grilles renforcées, aux verrous épais, aux serrures compliquées, un travail monstrueux réalisé par un homme vu par l'aubergiste comme ayant des doigts"longs et minces","les ongles fins et soignés (...) épointés, tout comme s'il ne s'était jamais servi de ses mains pour une occupation d'homme." (424). Le village est mal à l'aise, rongé d'inquiétude pour avoir constaté que Roc avait forgé"seul une montagne de portes et de grilles en fer massif, sans que l'on ait vu entrer chez lui un seul chargement de métal brut!" (467)

Mais ce diable n'est pas que celui des pactes, des sorcelleries et des maléfices. Dans la forge vit, discrète, une frêle adolescente simple d'esprit, La Benette, presque animale, qui sait à peine parler et et pour laquelle il paraît séduisant :"Toi... fort... murmure La Benette en appuyant ses lèvres brûlantes là où elle entend battre le coeur de Roc." (461) Roc ne fait pas davantage preuve d'insensibilité :"Pendant que ces malheurs bouleversent les Brandes, Roc dirige inlassablement son vacarme. Et personne ne verra jamais que, lorsqu'il regarde la Benette, fascinée par les gerbes étincelantes de son labeur, une noire flamme de tristesse met quelques cendres sur son visage empourpré." (405) Ses grilles terminées, Roc, bien que disposant des ressources du diable, est épuisé et s'endort. Réveillé par un bruit d'eau de la Benette qu'il surprend à sa toilette se dénudant, il s'émeut :"Qui a corps et bras d'homme vigoureux ne saurait se résigner devant un tel mets... Il faut y goûter, c'est nourriture des sens... Roc ressent depuis si longtemps appétit pour cette fille que lui vient subitement besoin d'y goûter." (469) La Benette en retrouve raison et parole. Et ce diable décidément fort humain perd sa froideur de maître des enfers pour apprécier la chaleur des relations humaines, à son grand désarroi :"Et Roc ressent pour la première fois grande joie et amertume." (471) Dans un renversement des données habituelles de la tradition satanique, cet amour romantique, au-delà du surnaturel et du temps, contraste avec la sensualité primitive des autres amours de ce recueil. Ce diable surprend, dans sa quête d'un amour humain n'ayant pu se réaliser que par une simple d'esprit qui a levé et ôté son masque diabolique dans des conditions romantiques. Il n'est pas ordinaire de voir Satan pleurer un amour perdu et impossible, puisque pour lui un tel amour est une souillure.

Mais que La Benette parle, ait retrouvé la raison, pour le village, c'est en trop. Monté par l'aubergiste la Graubois, qui a perdu son mari mort d'une congestion prise en allant espionner Roc, le complot prend de l'extension, on s'arme de fusils, on tire. Inexplicablement sur La Benette, qui sortait justement de la forge. Les paysans avaient visé en l'air, croyant faire peur à Roc :"Par un réflexe inexplicable le canon de leur fusil est subitement revenu de lui-même lancer le plomb là où maintenant il s'attiédit, après avoir fait germer la mort." (482) Roc, qui vient de tuer indirectement son amoureuse ("réflexe inexplicable") a retrouvé son équilibre, disparaît. Son travail de justice, curieux pour un diable, est terminé : les criminels qui en ont pris pour vingt ans les passeront en prison derrière les solides barreaux et grilles de Roc...

 

Dans Le Diable en sabots, le mal n'a rien à voir avec la malédiction d'un Dia ou d'une Juine. Le mal est omniprésent parce qu'il est dans l'homme, et transparaît dans ses actions. Parce que les hommes sont mauvais, les médecins ont été incapables de guérir les enfants, le rebouteux échoue à mettre sur pied l'aubergiste, d'autres faibles sont morts. Le poids des désirs et des convoitises, la méfiance et le rejet de l'autre, la force d'une affectivité dominée par l'âpreté au gain et la peur, les insuffisances de la raison humaine font des villageois des monstres et leurs égarements les a conduits à se damner eux-mêmes. Le diable n'a été que l'instrument d'une justice transcendante49 qui les a acculés à l'enfer terrestre, en attendant l'autre. On peut cependant s'interroger sur les raisons qui ont poussé Seignolle à cette transgression des règles habituelles du motif satanique, alors que dans ses autres oeuvres le diable correspond mieux à sa fonction traditionnelle. L'idée d'un diable amoureux faisant tuer son amour surprend50.

Il faut encore noter dans ce roman la place accordée à évoquer ce qui ne se dit pas. Le savoir magique ne se transmet que dans le secret. Dans le domaine de la magie, l'utilisation des mots tire toujours à conséquence. Ce savoir est réservé aux initiés, aux sorciers ou aux prêtres. Il y a des choses dont il ne faut pas parler et le mieux est parfois de se taire51. L'imprudent qui cherche à en savoir trop déclenche le mal ou meurt, car la puissance de la parole agit sur la réalité. Seignolle consacre ainsi plusieurs pages aux pensées de ceux qui passent une mauvaise nuit après la mort du forgeron, non pour cette mort elle-même, qu'ils ne comprennent cependant pas, mais pour ce qu'elle suggère d'un ancien vivant jugé maléfique. L'hypothèse à laquelle ils pensent sans oser ouvertement l'évoquer, c'est que le pouvoir de Christophe n'a pas une origine naturelle, il serait à rattacher à son grand-oncle Jean-Patte-de-Loup52, un sorcier aux"pupilles d'un jaune soufre lumineux","fendues en hauteur d'un trait noir", des yeux de fauve. On imagine jadis"Jean-Patte-de-Loup emporter bébé-Christophe dans les bois de la Vieille Morte, afin de l'offrir aux puissants de ce monde, qui, de toujours, tiennent là sabbat. (...) La force du forgeron ne pouvait qu'être un don rapporté des bois maudits et acquis par l'entremise de l'oncle marqué." (441) Mais si la plupart passent une nuit sans dormir, chacun feint à l'autre de se réveiller quand il l'interroge ou de ne penser à rien, tout en mourant de peur en entendant les bruits de la nuit.

Notes :

44 Première version : 1955-1958 (récit imaginé en 1948, ébauché en 1953). Terrain Vague éd. 1959.

45 La monstruosité est à rechercher dans l'être humain :"Comme Peter Straub le fait remarquer dans Ghost Story, le monstre, c'est nous-mêmes." (Anatomie de l'horreur, 59)

46 Qui a droit à une longue description qui comporte des points particuliers. Il a une quarantaine d'années, une face de loup :"Son visage osseux évoque un masque ocré fendu de deux ovales allongés vers les tempes, dans lesquels ses yeux verts ont une fixité animale. Sa tête, toute en hauteur, trop étroite, dépare un aussi grand corps. (...) Le nez fort, pilier d'un front court barré par une chevelure noire, luisante, tranche ce masque et l'aide à pourfendre toutes les volontés qui tenteraient de s'opposer à la sienne. Il ne saurait en être autrement avec un tel soc d'autorité." (426) Caractéristique peu commune, ce visage est mouvant,"des détails effaçant les précédents, à croire qu'il est façonné de dizaines d'angles mouvants dont la mobilité finit à la longue par dérouter, tellement elle fascine." Bien sûr, il a la bourse pleine de louis d'or.

47 L'aubergiste, qui a épié Roc, s'est couché pris de froid. Il est mort au premier coup sur l'enclume du forgeron, à"l'incommensurable stupeur du barreur de"pneumonie" venu en hâte couper le mal à l'aide de son secret, dans lequel il a une confiance aveugle puisqu'il le tient de son père et qu'il s'est livré lui-même, jusque dans ses plus petits détails, au rituel de transmission, notamment en étouffant une taupe mâle au premier rayon du soleil levant d'un mois de mai... ce qui est tout dire." (464)

48 Pour bien comprendre cette situation très insolite, il faut se rappeler qu'à l'époque c'est au villageois à se déplacer chez le châtelain. Une autorité adoptait un comportement identique, pour étaler son pouvoir. Seignolle suggérerait-il des bourgeois sataniques?

49 La conception que semble se faire Seignolle d'un dieu transcendant est floue. Il ne peut s'empêcher de rattacher aux divinités en général "la réelle existence d'un Dieu-Grand, mais fabriqué avec tous les petits dieux païens, toujours là, momentanément cachés et exigeants, coriaces comme des teignes en attendant leur retour victorieux, bien que régnant toujours par la superstition." Une enfance sorcière, op. cit., 54. Dans La Vierge maudite, le narrateur se pose la question :"Qui s'est vengé? Dieu ou le Diable? Les deux, qui sont peut-être bien le Même." Comment, dans certains cas, les différencier l'un de l'autre?

50 Seignolle s'est amusé à feindre de flirter avec le satanisme : il le répète, c'est un menteur, qui adore faire parler de lui. Mais il a bien trop de santé mentale pour tomber dans ces errements, et cette déclaration sans équivoque à Marie-Charlotte Delmas paraît sincère : "Je me fous du diable. Dans le jeu de mes curiosités, le diable, le bon dieu, les sorciers, les guérisseurs sont des éléments forts qui font bander mon esprit. L'angélisme ne m'intéresse pas, je laisse ça aux contes de fées et à la collection Arlequin. Le diable, je le mets de mon côté. je préfère que l'on pense que je suis un diable plutôt qu'un enfant de choeur. Je suis un diable, le copain des sorciers, le copain des monstres. Mais je suis le copain des monstres pour qu'ils ne me fassent pas de mal. J'ai fait en sorte de leur servir le casse-croûte afin qu'ils ne me mangent pas. Je ne les combats pas, je les glorifie. Sans eux, que seraient mes histoires?" Rapporté par Marie-Charlotte Delmas, Seignolle, le bateleur de chimères, éd. Hesse, 1998, 117.

51 La persistance de cette mentalité magique est durable. Après avoir analysé quelques ouvrages de ses collègues dans Anatomie de l'horreur, une conclusion s'impose d'elle-même à King :"Tous ces livres (Le Tour d'écrou y compris) ont certaines choses en commun, et tous s'intéressent au fondement même de l'histoire d'horreur : des secrets qu'il vaut mieux taire et des choses qu'il vaut mieux ne pas dire." (63) Il ne faut pas s'y tromper : la mentalité de nos contemporains a gardé ce comportement ancestral. À notre époque de rationalité apparente, les peurs ne peuvent s'exprimer, se communiquer. Combien y a-t-il de conjoints, à l'heure où l'on évoque encore avec réticence le cancer et le sida, qui envisagent avec sérénité dans leurs conversations le décès de l'autre?

52 La légende de Jean de l'Ours, forgeron d'une force prodigieuse, a été à l'origine du roman. Seignolle a a transformé Jean de l'Ours en Jean-Patte-de-Loup, une créature hybride mi-humaine, mi-animale un marqué de l'enfer, aux pouvoirs supposés maléfiques, que personne n'ose évoquer :"Ce Jean-Patte-de-Loup, ce damné qui va vous faire avoir des suées, tout comme si vous visitiez les enfers." (439)

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Roland Ernould
© 2001

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