Philip Pullman, À la croisée des mondes, tome 3

Le Miroir d'Ambre

traduction de Jean Esch, Gallimard Folio SF, septembre 2003.

Philip Pullman a mis sept ans à écrire sa trilogie, qu'il a composée au fur et à mesure sur une trame qu'il avait établie avant de commencer son premier roman. Il travaille en bon ouvrier, ne revendique pas un statut particulier : "J'aime associer la science et les arts, le rationnel et l'irrationnel. C'est comme cela aussi que je travaille, je suis très rigoureux dans la pratique, chaque jour j'écris trois pages. (...) En revanche, je laisse la plus extravagante liberté à mon imaginaire. Mais je n'aime pas la notion de travail inspiré. Imaginez que vous vous cassiez une jambe et que le chirurgien vous dise, désolé aujourd'hui je ne suis pas inspiré." Il a utilisé ses thèmes favoris : le bien, le mal, la fraternité, la solidarité, et l'amour impossible, la tolérance envers l'autre, l'ouverture au différent qui n'est pas apparemment le même que soi, mais qui a autant de coeur : thèmes qui sont ceux de la vie humaine. Il a stigmatisé le goût du pouvoir, la haine, la guerre entre les hommes. S'il fallait lui trouver des filiations, celles qui s'imposent sont pour la spiritualité celles de Cordwainer Smith (Les seigneurs de l'Instrumentalité) et de C. S. Lewis, très connu en Angleterre et apprécié dans sa description, dans ses romans pour l'enfance (la série des Narnia), où il donne l'image d'un monde dominé par la lutte entre le bien et le mal. Pour les constructions complexes de la fantasy et des multivers, les noms qui viennent à l'esprit sont ceux de Michael Moorcock, fasciné par les univers parallèles (La saga d'Elric le Nécromancien), de J. R. R. Tolkien évidemment, et de l'Imajica de Clive Barker. Mais avec ce dernier roman de la trilogie, Pullman s'impose comme le créateur d'une longue parabole sur le sens de la vie et la difficulté de l'aborder de manière humaniste. Il faut laisser de côté la série des Harry Potter, que beaucoup de commentateurs ont rappelé, sans qu'il y ait d'autre rapport entre les oeuvres que celui de leurs dates de parution.

Dans un univers au bord du chaos, les forces du bien tentent de s'opposer aux noirs desseins de l'Église. Lyra, munie de l'aléthiomètre lui permettant d'agir toujours selon la vérité, et Will, porteur du "poignard subtil", l'outil qui pourrait détruire l'ensemble des mondes, cherchent à le remettre à Lord Asriel, seul capable de sauver le cosmos. Mais Lyra a été capturée et plongée par sa mère dans un profond sommeil, au fond d'une caverne. Grâce à l'aide des deux anges, Balthamos et Baruk et de l'ours-en-armure, Will va réussir à la délivrer. Mais l'aliéthomètre de Lyra lui annonce qu'ils doivent descendre dans le royaume des Morts, afin de rencontrer une dernière fois son ami d'enfance Roger et le père de Will. Ils sont soutenus par des alliés : Mary Mallone, une physicienne spiritualiste; Lee Scoresby, aéronaute intrépide; Iorek Byrnisson, devenu roi des Ours en armure, qui cherche pour son peuple une autre Terre car le monde se met à trop changer pour son espèce; la terrible mais bienveillante Sérafina Pekkala, qui cherche toujours à sauver Lyra à l'aide de ses Sorcières. En y ajoutant de nouveaux personnages comme les Gallivespiens, de minuscules créatures, qui voyagent sur des libellules; ou des créatures sans colonne vertébrale qui se déplacent sur des roues, des harpies, et des morts rêvant de couleurs, Pullman reprend les ingrédients qui ont si bien fonctionné dans les autres tomes. Et, horreur, on descendra dans le royaume des Morts, tandis que le monde est agité de tremblements de terre, que la glace du pôle se liquéfie et que de menaçants nuages se rassemblent dans le ciel. La fin des mondes est proche... Et d'un voyage au royaume des Morts, personne n'est jamais revenu.

Une idée originale y trouve place, celle du péché originel. Les sorcières ont prophétisé que Lyra sera soumise à une tentation aussi lourde de conséquences que l'avait été celle d'Eve sous l'Arbre paradisiaque du Bien et du Mal. De son choix dépendra le sort du monde. On comprend enfin pourquoi les autorités religieuses ont déployé toutes leurs forces pour neutraliser Lyra avant qu'elle soit soumise à ce choix. Pullman s'est expliqué sur cette alternative : "Toutes les religions (catholique, protestante, juive...) ont parlé du péché originel (lorsque Eve a croqué la pomme au paradis et a acquis la connaissance) en le considérant comme une chose terrible, une grande chute. Or je pense, au contraire, que ce péché était une bonne chose. C'était le premier pas vers la sagesse, vers la connaissance. Car l'innocence ne peut être sage et la sagesse ne peut être innocente. Il faut perdre son innocence pour devenir complètement adulte, complètement humain. Et c'est là que les Églises ont tort. Si le péché originel n'avait pas eu lieu, nous serions certes restés dans le paradis terrestre mais avec la conscience d'un petit animal. Il était nécessaire de perdre cette innocence."Christelle Loigerot pour Libération (18/03/2001)

Beaucoup de jeunes lecteurs ont regretté que Lyra et Will doivent se séparer. Mais cette fin est cohérente avec la pensée de Pullman : l'âge adulte marque la fin du champ des possibles à l'âge de l'enfance. De tous les possibles rêves, seuls peuvent avoir de la valeur pour les adultes que ceux qui lui permettent de vivre en harmonie avec la collectivité, et si possible en l'enrichissant non pas matériellement, mais en compréhension et en élévation morale.

Ce troisième volume, plus pessimiste que les précédents, offre aussi des perspectives intéressantes sur la mort et l'immortalité. Descendus au Royaume des morts, Lyra obtient des Harpies, qu'à l'avenir les morts pourront quitté le lieu s'ils ont une histoire intéressante à raconter : "
S'ils vivent dans le monde, ils sont obligés de voir, de toucher, d'entendre, d'aimer et d'apprendre. (...) S'ils arrivent ici sans rien apporter, nous ne les conduirons pas vers la sortie." Parabole qui veut signifier que ceux qui n'ont rien apporté aux autres durant leur vie ne survivront pas,mais que par contre les créateurs continueront à vivre, d'une autre vie. Car après la mort, pour Pullman, il n'y a que le néant : "Quand nous étions vivants, ils nous disaient que, une fois morts, on irait au ciel. Ils disaient que le ciel était un lieu de bonheur et de gloire. (...) Voilà ce qu'ils disaient. Et c'est ce qui a conduit certains d'entre nous à donner nos vies, et d'autres à passer leur vie dans l'isolement et la prière, pensant que toutes les joies de l'existence nous tendaient les bras sans que nous le sachions. Mais le pays des morts n'est pas un lieu de récompense, ni lieu de châtiments. c'est un lieu de néant. Les bons et les mauvais viennent tous ici, indifféremment." (368) C'est donc dans ce monde-ci que les hommes doivent se réaliser en se rendant meilleurs, et meilleur aussi le monde qui les entoure.

Le rythme est toujours présent, comme le même plaisir, le même émerveillement dans une passionnante aventure humaine, une surprenante fresque des émotions et des sentiments humains. Pullman a une conception élevée de la fonction de l'écrivain : "
Milton a dit que la vertu ne consiste pas à se retirer du monde et à prier, mais à rester sur la place du marché. J'aime m'imaginer justement sur une très ancienne place de marché, en train de raconter une histoire pendant que les gens font leurs courses, et d'autres encore de la musique ou jonglent. Je me vois mal planter un panneau, «interdit aux plus de 18 ans», ou «aux femmes». Les gens peuvent venir écouter un bout d'histoire et repartir." (interview de Corinne Julve, 22/03/2001) Une histoire, une morale, à prendre ou à laisser. Ce qu'ont toujours fait les conteurs depuis les temps les plus lointains, au plus grand bénéfice de l'humanité dont ils ont été la mémoire et parfois les guides.
À La Croisée des Mondes est une oeuvre importante, autant sur le plan technique que littéraire, et elle offre des pistes d'analyses nombreuses, auxquelles je regrette de n'avoir pas le temps de me consacrer.
Selon Pullman, l'histoire de Will et Lyra n'aura pas de suite, mais il envisage de reprendre le personnage de Iorek Byrnison, l'ours en armure - ("
Lorsque je l'ai vu dans ce bouge, déprimé, en train de boire au comptoir, j'ai entendu sa voix" dit Pullman). Il pense reprendre aussi celui de la sorcière Serafina Pekkala, qui, à 300 ans, doit avoir certainement beaucoup de choses à raconter.

Quatrième de couverture :
Lyra, l'héroïne des Royaumes du Nord et de la Tour des Anges, est retenue prisonnière par sa mère, l'ambitieuse et cruelle Mme Coulter qui, pour mieux s'assurer de sa docilité, l'a plongée dans un sommeil artificiel. Will, le compagnon de Lyra, armé du poignard subtil, s'est lancé à sa recherche, escorté de deux anges, Balthamos et Baruch. Avec leur aide, il parviendra à délivrer son amie. Mais, à son réveil, Lyra lui annonce qu'une mission encore plus périlleuse, presque désespérée, les attend : ils doivent descendre dans le monde des morts...

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Roland Ernould © 2003

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