Mélanie Fazi, Trois pépins du fruit des morts

Nestiveqnen édit. , 2003

Assisterions-nous à un retour des dieux antiques? Après le remarquable American Gods, paru l'an dernier Au Diable Vauvert, voici un autre roman qui reprend le même thème : la survie des dieux. Sous un angle différent cependant : le roman de Gaiman était une vaste fresque, dans laquelle l'auteur avait repris les grandes lignes de la vie de Baldr, le fils d'Odin, le dieu nordique, en le plaçant dans un contexte résolument moderne. Il en résultait un singulier mélange de mythologies anciennes et de mythes actuels, les idoles de la société de consommation étant les nouveaux dieux. Ombre, l'humain fils du dieu Odin qui erre toujours aux USA, doit, sans le savoir, jouer son rôle, jusqu'à mourir pour ressusciter comme il y a longtemps Baldr, afin d'arbitrer le match final entre les dieux anciens usés, et les récents fétiches des médias. Élément inscrit dans la prophétie, Ombre/Baldr, d'essence divine mais humain par sa mère, doit assumer son statut de sang-mêlé et pour prendre la place qui lui a été dévolue au coeur de l'affrontement.

Le récit, symbolique, était la transposition romanesque du conflit dans les consciences humaines contemporaines entre les anciennes croyances qui disparaissent et les mythes modernes qui les remplacent. Mélanie Fazi reprend la perpétuation du dieu antique sur un mode différent, plus intimiste, qui ne met en scène que peu de personnages. Son roman, d'ambitions plus modestes, se limite à un destin particulier, celui d'une fillette de douze ans d'ascendance grecque, mal dans sa peau. Elle ne s'intéresse qu'aux personnages mythologiques depuis son enfance. Sans le savoir, elle a été choisie pour la remplacer par la déesse Perséphone, fille des Olympiens Zeus et Déméter, la déesse de la terre cultivée. Déméter jouissait d'un grand prestige et a donné vie aux mystères d'Eleusis, les premiers mystères de l'Antiquité, qui tiennent leur place dans le roman. Dans ce mythe grec grandiose, Perséphone est la déesse partagée semestriellement entre deux mondes, les Enfers et l'Olympe, symbole du retour des saisons. Jeune vierge, selon la légende elle cueillait un narcisse quand son oncle Hadès, le dieu des Enfers, lui aussi un Olympien, l'enleva pour en faire son épouse, à son corps vraiment défendant. Elle cessait de s'alimenter, après de multiples pleurs, avant de s'habituer sensuellement à sa nouvelle situation. Mais sa mère Déméter ne l'entendait pas ainsi. Elle fit la grève des saisons et plus rien ne poussa sur la terre.Elle finit par obtenir de Zeus qu'Hadès lui rende sa fille . Hadès n'accepta qu'à une seule condition : il ne fallait pas que Perséphone eût mangé de la nourriture des morts. Mais il était parvenu à la faire avaler quelques grains de grenade. La grenade est l'aliment d'immortalité qui doit la lier aux enfers. Zeus décide alors que Perséphone passera six mois aux Enfers (l'hiver, pendant lequel la terre se meurt) et six mois avec sa mère.

Fazi fait de nombreux emprunts au mythe. Ainsi, quand Perséphone est aux enfers, elle est représentée, dans la statuaire, sombre et redoutable. Quand elle revient sur terre, à chaque printemps, elle redevient la jeune fille qu'elle était. Elle établit des correspondances : quand Annabelle, la fille choisie par Perséphone pour ses projets, fugue pour quelques semaines pour la rejoindre, sa mère cesse de cultiver sa propre serre pendant son absence. Apparaissent aussi dans le roman des personnages secondaires, comme Démophon, fils du roi Eleusis, mortel dont l'éducation fut confiée à Déméter, en vue de lui donner l'immortalité. Déméter échoua jadis dans cette entreprise. Le grand projet d'Annabelle, qui a horreur de son nom, est de devenir déesse (à la place de Perséphone, dont la vitalité manifestement s'épuise) et de réaliser alors ce que Déméter elle-même n'a pas réussi à accomplir : donner l'immortalité à un jeune garçon pour en faire un dieu.

Plus : Perséphone n'avait connu qu'Hadès, sans avoir d'enfant. Mais, subissant périodiquement le gel, de la semence d'Hadès a pu être conservée dans son corps. Les rêves d'Annabelle sont tellement puissants que Perséphone sent son corps se réveiller. Elle accouche d'une fille. Déesse et immortelle donc. Qu'Annabelle réussisse ce que Déméter a raté, d'un dieu et d'une déesse peut renaître une nouvelle génération de dieux, et un nouveau cycle. Du sang neuf pour les mythes.

Au prix de quelques entorses avec la légende (Perséphone a consommé six grains de grenade correspondant aux six mois pendant lesquels la végétation sommeille, et non trois), Mélanie Fazi a su tirer un bon parti de la légende antique. Pour la jeune Annabelle, l'enfer est sur terre, dans la monotonie et la vacuité d'une vie soumise à la routine, et sans grandes perspectives. Rien n'est plus beau pour elle que les légendes enchantées dont elle se gave depuis son enfance, et rien ne résiste à son aspiration à devenir déesse. Comment elle le deviendra, entre une mère qui ne la comprend pas, et Perséphone, qui se manifeste occasionnellement sous le nom de Kyra (Perséphone était aussi appelée Coré par les Grecs), je laisse aux lecteurs le plaisir de le découvrir. Elle devra notamment s'habituer, au cours d'une longue ascèse initiatique, à cesser de se nourrir, puis à cesser de vivre physiologiquement, tout en continuant à vivre par l'esprit sous son ancienne apparence. Il faut noter la description sans illusion que Fazi fait de la vie de famille, quand la mère est seule, travaille et ne peut guère s'occuper de sa fille qui grandit.

Les trouvailles de Fazi sont nombreuses, et les transpositions heureuses. Pour le connaisseur en mythologie, c'est l'occasion de savourer un plaisir original d'observer la renaissance originale d'un mythe antique fondamental. Tout en écrivant une oeuvre personnelle, Mélanie Fazi vit de ses traductions. L'exercice de la traduction est un bon moyen pour repérer les défauts chez d'autres auteurs, et ensuite de les éviter. La lecture de son premier roman est agréable, on y trouve du rythme et la concision que l'auteur met dans ses nouvelles. Comme sa jeune héroïne, Mélanie Fazi a été dans son enfance et adolescence passionnée par le surnaturel et ses figures mythiques aussi bien que littéraires. Elle a gardé des auteurs qu'elle a fréquentés (dont King, grand spécialiste de cette mise en scène) le goût dérapage du quotidien par petites touches, et un sens de l'ambiance et de l'image. Il faut espérer que ce roman aura le succès qu'il mérite et pourra servir de tremplin à Fazi pour qu'elle se lance dans d'antres entreprises aussi originales.
Roland Ernould
© 2003

La quatrième de couverture :

Traductrice à temps plein depuis peu, titulaire d'une maîtrise d'Anglais et d'Allemand, Mélanie Fazi est née en 1976 à Dunkerque. Elle est parisienne d'adoption depuis six ans. Elle a publié plusieurs nouvelles dans des anthologies de fantastique avant de se lancer dans son premier roman, et divers articles. Elle est passionnée de cinéma.

Nestiveqnen m'a signalé le compte-rendu de mon roman 'Trois pépins du fruit des morts"sur votre site. Je viens de lire ce compte-rendu, qui m'a fait très plaisir. Je suis ravie que le roman vous ait plu.

Concernant votre remarque sur les entorses par rapport au mythe de Perséphone : il me semble que le nombre de pépins de grenade varie selon les versions du mythe (j'ai entendu parler de versions qui mentionnaient dix pépins, ou bien un seul). Dans le livre sur les mythes grecs que je lisais quand j'étais adolescente, il était question de trois pépins. C'est donc la version que j'ai retenue, et réutilisée dans le roman.

Mélanie Fazi

Ses nouvelles :

Ghost town blues (2000), dans Ténèbres 2000, édit. Naturellement, Coll. "Fictions", 2000
Le noeud cajun (2000), dans De minuit à minuit, Fleuve Noir éditeur, Anthologies 2000
Une chambre à Tucson (2001), dansLe temps, édit. Oxalis, anthologie Les vagabonds du rêves n° 2, 2001
Matilda (2001), dans Douces ou cruelles?, Fleuve Noir édit., Les terreurs, 2001. Prix Merlin 2002.
Elégie (2001), dans Territoires de l'angoisse, édit. CyLibris/Ténébres n° 5, 2001
La cité travestie (2002), dans Venise noire, édit. de l'Oxymore, coll. Emblèmes n° 5, 2002
Silmaril (2002), dans Rêves d'Ulthar, 21 histoires de chats fantastiques, édit. l'Oeil du Sphinx, coll. Les manuscrits d'Edward Derby n° 4, 2002
Le passeur (2002), dans Noires soeurs, édit. l'Oeil du Sphinx, 2002
En forme de dragon, dans Rock Stars, Nestivequen, 2003.

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