En 1904, un journal allemand publie
un article qui fait sensation : un cheval saurait compter, c'est
prouvé ! Son propriétaire lui aurait appris à
additionner, à réduire une fraction en
décimales, à extraire des racines. Ses talents ne se
limitent pas aux mathématiques : il peut épeler les
lettres d'un mot (il frappe avec son sabot les nombres, en utilisant
en correspondance leur place dans l'alphabet), il sait
reconnaître des notes de musique, et même désigner
une personne de l'auditoire d'après sa photographie. Une
douzaine de scientifiques viennent de toute l'Europe voir le cheval,
appelé Clever Hans, Hans le malin. Ils ne tombent pas d'accord
entre eux. Supercherie ? Don extraordinaire, qui prouverait que des
animaux peuvent avoir une intelligence proche de celle de l'homme ?
Apparemment, il n'y a pas duperie : deux jours d'observations ne
permettent pas de mettre en évidence fraude, trucage ou «
truc » de dressage connu. Le directeur de l'Institut de
psychologie de Berlin, Carl Stumpf étudie le cheval pendant
trois mois, et ses conclusions sont formelles : il n'est doté
d'aucune intelligence abstraite, il ne sait ni lire ni compter. Comme
la psychologie allemande de l'époque, l'Institut de
psychologie de Berlin ne croyait qu'aux techniques rigoureuses, aux
méthodologies codifiées. La psychologie se
dégageait alors de l'analyse intérieure et de
l'introspection. En Allemagne, depuis quelques dizaines
d'années, on cherchait, comme les physiciens, à
établir les lois de la «causalité psychique».
Comme l'avaient fait la physique ou la chimie, la psychologie
essayait de partir de l'expérimentation des faits connus par
l'observation pour les vérifier et si possible en
établir les lois. Les faits psychiques, croit-on, sont
susceptibles comme les autres de se soumettre à la recherche
expérimentale qui permet de dégager les lois
générales auxquelles tout individu est soumis. En
France, à la fin du XIXe, des psychologues comme Ribot
appelaient aussi de leurs voeux l'évolution de la psychologie
française, pour l'aligner sur une psychologie à
l'allemande ou à l'américaine, considérée
comme une science naturelle, débarrassée de toute
métaphysique, et s'appuyant sur les sciences de la vie. Il va
de soi que les phénomènes «paranormaux»
étaient vus avec la plus grande méfiance, la
psychologie expérimentale naissante voulant à tout prix
se démarquer de ce qui était croyances et
superstitions.
Pris par d'autres travaux, Stumpf confie la poursuite de
l'étude à un collaborateur, Oskar Pfungst. Pfungst a
bien dû bien constater que les réponses du cheval aux
questions qu'on lui posaient étaient correctes. Si pour lui,
l'idée d'un "cheval doté du génie
mathématique "n'était pas facilement acceptable, une
explication comme la télépathie, comme on
l'avançait, ne l'était pas davantage. Pendant des
semaines, il a étudié le cheval, bien au-delà
des réponses apparentes : le cheval, qui n'a pas
l'intelligence des mathématiques et n'est pas davantage
télépathe, intéresse les méthodes
d'études des êtres vivants en général par
d'autres aspects. En fait, Pfungst a entrevu un aspect essentiel de
ce que sont les dispositifs expérimentaux : ce sont des
dispositifs de transformation. Ils ne peuvent jamais revendiquer
avoir révélé ce qui préexistait à
l'épreuve du dispositif. Un dispositif transforme le cheval,
parce qu'il lui pose un autre problème. Les processus de cette
transformation sont lisibles dans ses rapports. En essayant de
comprendre comment l'animal agissait, il a mécanisé le
cheval. Le détail de cette sorte de manipulation inconsciente
est rendue passionnante par l'habileté de l'auteur de
l'étude.
On ne peut bien comprendre le processus qu'en examinant ses
recherches. Ethno-psychologue, Despret s'intéresse aux
modifications de notre conception de la nature et des animaux en
fonction de l'évolution des idées et institutions
humaines, sociales, religieuses et politiques. Elle explique qu'au
XIXe siècle par exemple, Darwin a trouvé la
compétition, la concurrence entre les espèces dans le
monde animal, à l'image de la société anglaise
industrielle. Plus tard, avec l'évolution de nos conventions
sexuelles, on a vu surtout les rapports de dominance entre les sexes.
Avec l'évolution des idées sociales et le socialisme,
on releva des preuves de l'existence d'une solidarité et non
plus seulement une lutte pour l'existence. Bref les explications
apparemment scientifiques données dans ces domaines
relèvent en partie de nos croyances.
Vinciane Despret pense que les recherches sur les animaux conduisent
à transformer le regard des chercheurs, et donc leurs
recherches, ce qui vient perturber leur compréhension de la
nature animale. Les animaux ont changé au cours de
l'évolution, mais les hommes n'ont pas vu cette modification
et ne pensent pas qu'elle existe, puisque les animaux n'ont connu que
des modifications lentes tout au long de l'histoire, pendant des
millénaires. Mais depuis cinquante ans, les chercheurs
s'aperçoivent que les animaux ont une histoire semblable
à la leur. Les animaux renfermeraient, à des
degrés différents selon les espèces, des
potentialités inexploitées à l'état de
nature qui peuvent se révéler dans certaines conditions
d'existence et modifier ainsi leurs rapports à l'homme. Ce qui
se serait produit avec Hans, cheval exceptionnel par le
développement de son intuition. Mais pour pouvoir prendre
cette idée en compte, il faudrait que les humains fassent leur
histoire avec eux. Vinciane Despret a illustré sa thèse
dans d'autres ouvrages par un certain nombre d'exemples qui
méritent examen.
Au-delà de la nature des animaux et de nos relations avec eux,
de l'expérimentation animale, la thèse de l'auteur
porte des interrogations importantes sur les sciences
expérimentales et sur notre conception de la nature : quelle
est la validité de l'idée que nous nous faisons de la
nature ? Comment la culture influence-t-elle les mécanismes de
l'apprentissage ? Quelle est notre place dans le monde animal ?
Sommes-nous les seuls à avoir des sentiments à partir
desquels on peut parler d'« humanité » ? ... Bref,
ce livre suscite des réflexions qui méritent
examen.
Alerte et construit comme un roman à suspense, cet essai nous
entraîne sur les traces d'une discipline naissante il y a un
siècle, la psychologie expérimentale et en fait revivre
un épisode remarquablement.
Roland Ernould
©
2004
La quatrième de couverture :
En septembre 1904 à Berlin, un cheval, dénommé Hans, suscite une des controverses les plus vives qui aient agité l'Allemagne à cette époque. Selon son maître, Hans peut résoudre des problèmes arithmétiques, reconnaître des couleurs ou des cartes à jouer, épeler les lettres d'un mot, donner la date du jour ou désigner une personne d'après sa photo. S'agit-il d'une fraude ? d'une « révolution » quant à l'intelligence des animaux ? ou Hans est-il télépathe ? Une commission est mandatée pour évaluer les compétences du fameux cheval. Surprise : Hans répond aux questions qui lui sont posées, même en l'absence de son maître. Aurait-il appris à lire des signaux que les humains lui enverraient inconsciemment ? Ou, les humains, toujours inconsciemment, l'auraient-ils influencé ? Une aventure passionnante, qui nous fait revivre les premiers moments de la psychologie expérimentale, ses enjeux, ses questions, l'originalité et l'inventivité de ses acteurs, le talent de ses sujets et l'engagement de ses scientifiques.
Présentation de l'éditeur
Nos émotions, comme la peur ou la colère, sont-elles
naturelles, authentiques et universelles ? C'est ce qu'ont cru les
expérimentateurs dans les laboratoires de physiologie et de
psychologie, inventant des dispositifs scientifiques pour les
étudier, les contrôler, les mesurer. Mais la tâche
s'est révélée difficile : les émotions
n'existent pas en soi, mais uniquement dans la relation à
autrui, au monde. Les émotions sont des productions humaines,
un savoir-vivre. On n'a plus alors à s'étonner que les
émotions rencontrées dans d'autres traditions soient
différentes, que la colère n'existe pas chez les Uktus,
que les Ifaluks doivent enseigner la peur à leurs enfants. Nos
émotions sont finalement autant de versions du monde et de
manières de l'habiter. C'est ce qu'explorent les
ethnopsychologues.
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Bibliographie:
Naissance d'une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, les Empêcheurs de Penser en rond, 1996.
Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité, Les Empêcheurs de Penser en rond, 1999 (2ème ed. 2001).
Quand le loup habitera avec l'agneau, les Empêcheurs de Penser en rond, 2002.
En collaboration :
Avec P.P. Gossiaux, C. Pugeault et V. Yzerbyt ,L'Homme en société, PUF, 1995.
Avec A. Chauvenet et J.M. Lemaire Clinique de la reconstruction. Une expérience avec des réfugiés en ex-Yougoslavie, L'Harmattan, 1996.
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