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Alain Delbe, Le Complexe de Médée

et autres contes fantastiques

éd. Nestiveqnen, «Fractales/Fantastique», 2004.

Un dimanche de liberté, en famille, avec un chirurgien, son épouse éprise d'art, et un garçon de dix ans, voici un roman qui commence de manière presque romantique, mais qui va bientôt se terminer en tragédie atroce. Ou, exprimé plus philosophiquement, comment un être ordinaire passe la ligne tragique qui va de l'impression de la liberté à la perte du contrôle de soi-même et à l'aliénation totale. Ou encore l'implacable réalité cachée, archaïque, de la possession diabolique s'imposant à l'apparence de la modernité rationalisée : telles sont les constatations qui naissent de la lecture du Complexe de Médée. Quelques écrivains ont écrit des textes plus sombres, plus durs, plus atroces que les derniers chapitres, mais pas de manière aussi « évidente » que Delbe. Catherine, une jeune femme aimée, aimante, qui a un fils adorable, subit innocemment une malédiction diabolique tout simplement parce qu'elle a le goût de l'architecture et des vieilles pierres, qu'elle est allée visiter avec son fils une église romane, et qu'elle y a rencontré dans le cimetière l'ombre d'un sorcier mort depuis longtemps. Dépassée, subjuguée, écrasée, elle devient porteuse de mort, à la ressemblance du démon qui l'habite qui, s'il n'est pas le diable, pourrait bien l'être... Le roman se termine par une hécatombe. Même avec le coeur bien accroché, on lit la dernière partie du roman avec consternation. Delbe nous conduit méthodiquement, impitoyablement, inexorablement vers le pire, ne nous laissant aucun espoir.

Dans les légendes grecques, Médée est surtout connue pour ses talents de magicienne, la diversité dans l'utilisation des maléfices, son pouvoir de rendre la jeunesse, et aussi ses voyages picaresques mouvementés autour du bassin méditerranéen. Son passage laisse des traces sanglantes (Médée n'hésite pas à couper en morceaux des protagonistes !), mais cette déesse n'est pas plus féroce que d'autres dieux, puisque sa création date des anciens mythes grecs qui se sont constitués à une époque où les sacrifices humains existaient encore. Plusieurs versions existent la concernant, donnant des interprétations différentes de l'assassinat des enfants qu'elle a eus de Jason. À supposer qu'elle en soit responsable, cet infanticide (attribué le plus souvent aux Corinthiens) n'a pris de l'importance qu'avec la tragédie d'Euripide, Médée. Des dizaines de dramaturges et poètes ont suivi le dramaturge grec dans sa version d'une mère barbare, sujet qui offre des possibilités tragiques plus grandes que l'évocation d'autres épisodes de sa vie, qu'avaient aussi repris des tragiques grecs comme Sophocle ou Eschyle. Delbe emprunte le climat de la légende sans la suivre à la lettre, et décrit l'épouse attentive, le modèle de la mère, devenant peu à peu un être dangereux, en proie d'abord à un déchirement et une lutte intérieure avant de s'égarer complètement. Cette progression, cette tension situent ce roman de possession dans un courant qui a commencé il y a un quart de siècle avec
L'Exorciste de William Blatty et le film que William Friedkin en a tiré. Delbe a replacé la bourgeoise Catherine/Médée, sans aucun don surnaturel, dans le cadre magique qui était le sien légendairement, en glissant habilement de la magie faite par la véritable Médée dans la mythologie, à la magie subie par Catherine.

Qui croit encore à la possession de nos jours, jeu de l'imaginaire depuis que dieu et diable semblent devenir de plus en plus lointains pour nos contemporains, qui assistent sans le comprendre à la mort des dieux de leurs aïeux ? Si des prêtres exorcistes se trouvent toujours rattachés aux évêchés, ils orientent ceux qui ont des problèmes plutôt vers le psychologue et ne proposent plus, comme jadis, des cérémonies à grand spectacle pour exorciser le diable. Jusqu'ici Delbe avait traité le démon d'une façon distanciée, à la manière d'un Seignolle qui évoque le diable sérieusement quand c'est une croyance paysanne qu'il met en scène, mais plus cavalièrement en d'autres occasions. Le démoniaque est ici pris au sérieux, et chacun peut constater la différence entre
La messe de minuit, par exemple (nouvelle qui figure dans le recueil) et ce roman, qui suggère tranquillement que dans notre monde industrialisé le Diable n'a pas besoin des techniques pour modifier à distance le texte d'un livre ou provoquer un accident mortel. Il est amusant de constater que le « psy » (le métier qu'exerce Delbe) est aussi désarmé en la circonstance que le prêtre...

La possession est constante dans les croyances archaïques qui admettent l'existence d'esprits et d'êtres surnaturels. Elle implique l'invasion d'un individu par un esprit étranger. La possession crée un rapport particulier entre l'envahisseur et l'individu agi. Si elle subit un flux de pensées mortifères, Catherine continue d'abord à avoir la maîtrise de ses actes, croit posséder encore son libre-arbitre, lutte contre elle-même, va voir un prêtre, un psychologue, se confie à son mari, sceptique. Mais peu à peu sa personnalité change, sa responsabilité effective disparaît et l'esprit invasif prend sa place. Le démon du cimetière lui apparaît, grotesque, mais sanguinaire. La possession de Catherine oscille d'abord entre l'état de soumission, avec plus ou moins de résistance, et celui de l'identification momentanée. Elle est investie par une force surnaturelle, physique et mentale, qui s'empare de son corps, le domine, la force à accomplir des actes inhabituels. Puis le démon du cimetière prend son contrôle pour réaliser son projet. De chrétienne pratiquante, elle devient un monstre se moquant des lois humaines. À la fin du récit, la Catherine consciente et rationnelle a disparu en tant que personne humaine, devenue simple outil. On trouve le climat de la tragédie comme Jean Anouih l'a décrit dans
Antigone : "Maintenant le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie, on donne le petit coup de pouce pour que cela démarre (...) Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C'est minutieux, bien huilé depuis toujours. La tragédie a fait d'une bourgeoise rangée, cultivée, aimant l'art, ordonnée dans sa vie, une Médée sanglante, déchaînée, "toute entière à sa proie attachée" comme un autre tragique, Racine, l'a écrit à propos de Phèdre...

Chez Delbe, il n'y a pas d'innocence, ce qui est paradoxal pour un psychologue qui travaille avec des enfants. Delbe condamne quasi systématiquement les innocents. Le personnage du
Complexe de Médée n'est en rien responsable de ce qui lui arrive, pas davantage que son fils, ou le jeune garçon de la nouvelle Les Guêpes, la première du recueil qui suit le roman. Il est innocent lui aussi, mais sera, comme son frère aîné avant lui, sacrifié à un rituel incompréhensible, comme son plus jeune frère le sera à son tour. Son histoire est vécue dans la vision dune réalité enfantine qui essaie de mettre en compréhension l'incompréhensible, avec des mots ordinaires. Seule sa confiance dans les adultes lui fait subir ce qui lui arrive. Ce n'est pas le cas pour Catherine, qui lutte d'abord, puis assiste, anesthésiée, à son anéantissement. Ce véritable cycle du sacrifice est effrayant, et l'on s'étonne de le rencontrer chez un auteur d'un naturel affable et souriant, à la conversation faite de compréhension et de sérénité.

L'éditeur a eu la générosité, justifiée, d'éditer la plupart des nouvelles que Delbe a écrites en vingt ans. Il ne s'est pas trompé, car elles valent cette considération. Cette édition permettra au lecteur qui aborde Delbe d'avoir une vue exhaustive de ses écrits, qui ne se limitent pas au tragique. Sérieux, angoisse, ironie : Delbe passe sans peine du comique au dramatique, et souvent à un humour distancié et des clins d'oeil tels que les pratique Claude Seignolle. Cette exploration possible des facettes contradictoires de son tempérament amuse Delbe, et le passionne. Ce qui donne aux 19 nouvelles du recueil une variété de sentiments et d'émotions qui surprendra peut-être des lecteurs qui attendent d'un auteur qu'il adopte un registre facilement identifiable. Delbe semble subir la séduction de la pensée cyclique orientale, alors que la pensée occidentale est linéaire, profondément marquée par l'influence persistante du monothéisme judéo-chrétien qui impose la linéarité, de la création du monde au jugement dernier, sans répétition possible. Delbe pratique souvent un temps cyclique, ou en spirale, où les choses se répètent, et pourraient continuer ainsi à se reproduire. Il recherche des correspondances, qui témoignent de relations cachées entre les choses et les personnages. Chez Delbe, il n'y a pas de hasard, il n'y a que de l'intentionnel.

Delbe se laisse volontiers aller à sa fantaisie, aboutir à des résultats imprévus, ce qui rend à ses yeux la création fascinante. Aucun de ses trois romans parus n'est identique. Le premier,
Les îles jumelles, qui se déroule dans un climat insolite, est écrit comme une chronique d'autrefois, avec un refus des procédés faciles, un style fait de classicisme et de discrétion, refusant les pratiques des auteurs d'un genre généralement plus marqué par les gros effets visuels cinématographiques que par la distinction. Son second roman, François l'ardent, est un récit singulier, se présentant d'abord sous la forme d'un roman libertin du XVIIIe siècle, un personnage écartelé entre ses besoins de luxure et son conditionnement à une vie de sainteté impossible à réaliser. Ce roman picaresque est remarquablement agencé, multipliant les approches prévisibles comme les rencontres surprenantes. Le troisième roman examiné ici est à son tour différent des deux précédents, contemporain cette fois, l'histoire d'un enchantement aussi bien en ce qui concerne le récit que l'impression que ressent le lecteur. Il est d'une force prenante s'exerçant en douceur, puis avec force, l'expression d'un fantastique diabolique tout en suggestion et en finesse. S'il laisse aller son inspiration pour ses créations, Delbe contrôle soigneusement son style. Auteur méticuleux, il trouve toujours quelque chose à corriger dans ses textes, comme le pratiquait son maître Seignolle à l'égard des siens. Ce n'est pas dénigrer le talent de Delbe que de lui reconnaître sa filiation avec Claude Seignolle, qu'il ne copie pas, mais qu'il prolonge en lui donnant une expression plus actuelle, et plus accordée à la sensibilité contemporaine. Il a comme lui le souci du terme juste, de l'image. Il est habile à susciter l'inquiétude à partir de la réalité ordinaire. Il ne recherche pas les gros effets, pauvres moyens pour lui de suppléer à des possibilités d'écriture défaillantes.

Pour ses nouvelles, Delbe a eu l'habileté de commencer le recueil par
Les Guêpes, la meilleure de celles qu'il ait écrites, la fatalité aussi privée d'issue que le roman qui la précède, et de le terminer par Eddy, également l'histoire d'un enfant. Eddy a une hantise permettant de modifier la réalité, ses désirs se transformant en événements tragiques. L'enfant des Guêpes subit sans comprendre, Eddy fait subir, à d'autres, lui aussi sans comprendre. Ces récits suscitent le malaise, comme dans Le baiser du Sphinx où le mari imagine des amants trompés par leur maîtresse, sa femme, tandis qu'on réalise que tout se passe dans l'esprit du mari dérangé. L'étrangeté de ce récit est plutôt sous-jacente que manifeste, apparaît dans de multiples détails, insuffisante à chaque fois pour créer l'inquiétude, mais assez pour générer le malaise. Delbe aime ces récits un peu ironiques, proposant différentes suggestions pour leur explication, et se terminant en jetant une nouvelle lumière sur les histoires qui viennent de se dérouler. Plusieurs textes sont écrits avec un humour pince-sans-rire, travestissant des motifs fantastiques traditionnels, comme la Messe de minuit, à laquelle le diable s'invite alors qu'on ne l'y attendait pas, avec les attentes que l'on devine ; ou la parodie d'un thème fantastique classique, celui du loup-garou qui n'en est pas un (Une nuit de terreur) ; une variation sur le vampire (Propriété privée) ou sur la momie (Momie Blues), le bestiaire (Marie Daël) ou la métamorphose (L'ours de la Filfa). Autres fantaisies, l'effet de symétrie inversée entre les deux frères jumeaux, Adagio et Allegro, le lent et le rapide (Les voyageurs), l'ironie du sort (Jeux de cartes) ou la charge amusée du Végétarien. On trouve un hommage drôle rendu à Cervantès, avec le personnage de Don quichotte, ou dramatique à la littérature japonaise (Les trois fils du shogun). Delbe nous propose encore une nouvelle sentimentale (Tango), et d'autres tragiques, comme l'énigmatique La Flûte, ou encore Le beffroi, où le passé se répète, qui est aussi un hommage à la ville de Douai, où Delbe a vécu son enfance. Autre nouvelle tragique, L'aïkido, du nom du sport martial que pratique Delbe, activité qui lui ressemble d'ailleurs par son esprit, plutôt une recherche de relation et de communication qu'un sport, ce qui explique l'orientation de la nouvelle. Une pratique d'ouverture aux autres où il n'y a pas de perdant, où il faut se prouver à chaque fois que l'amélioration est possible dans un climat de rigueur et d'exigence, vertus que pratique Delbe aussi bien dans sa vie courante que dans son oeuvre littéraire.

Ce recueil des éditions Nestiveqnen dans sa nouvelle collection Fractales/Fantastique permet de saluer l'esprit d'ouverture de l'éditeur. J'ai dit précédemment tout le bien que je pensais des deux premiers volumes parus, du premier, très bon, de Mélanie Fazi, et du second,
Les dieux de Cluny de François Darnaudet, très différent de celui de Delbe, dans la mesure où il s'avoue sans réticences l'héritier des romans populaires du début du siècle, et joue le jeu de ce genre particulier avec beaucoup de brio, ne boudant pas sa recherche de l'impression forte. Et j'avoue que le roman d'Alain Delbe me séduit tout autant, alors qu'il est à l'opposé de celui de Darnaudet : calibré, calculé au plus juste, ne recherchant pas l'effet pour l'effet, un vrai plaisir pour l'esprit.

Roland Ernould, mars 2004.

Avec le roman, 19 nouvelles :

Les guêpes

La messe de minuit

Les voyageurs

La pince

Une nuit de terreur

Le savez-vous ?

Propriété privée

Aïkido

Tango

Momie blues

Mary Daël

Jeux de cartes

L'ours de la Filfa

Une aventure de don Quichotte

Les trois fils du shogun

Le végétarien

Le baiser du Sphinx

Le beffroi

Eddy

 

 

Notice bibliographique: Né en à Douai 1954, Alain Delbe habite Bondues, dans la région lilloise. Il est psychologue auprès d'enfants dans une Consultation Médico-Psychologique. Les îles jumelles a obtenu en 1994 le Prix Alain-Fournier (note de lecture). Il a écrit deux autres romans, François l'Ardent, 1999 (note de lecture), et Le complexe de Médée, éd. Nestiveqven, 2004, et publié une trentaine de nouvelles, dans La N.R.F.,Fluide Glacial, Hauteurs, Nord, Phénix. Ténèbres, et dans des anthologies. Une de ses nouvelles figure dans le recueil Ténèbres 2000 (Naturellement, 2000), une autre dans Noires soeurs, anthologie de Serena Gentilhomme. Il est l'auteur d'études critiques parues dans plusieurs revues dont Phénix, Otrante et Hauteurs. Il est aussi l'auteur d'un essai de psychanalyse, Le stade vocal (L'Harmattan, 1995).

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