Jacques Barbéri,  Le crépuscule des chimères

éditions Flammarion, collection Imagine, 2002, 238 p.

Ce roman n'est pas destiné à des lecteurs frileux... Explosif, il happe ses lecteurs dans une spirale enragée, dont, à leur corps défendant, ils ne peuvent en sortir. Commençant comme un roman policier, aux limites de la fantasy, du fantastique et de la science-fiction, le récit plonge rapidement dans une mythologie de demain, dont le sacré et les dieux sont régis par les lois de la mécanique quantique tout en conservant les archétypes primitifs qui les caractérisent. Le monde de Barbéri n'est pas le monde fini que nous connaissons, mais se trouve formé d'univers anamorphotiques ayant constitué une structure dans un enchevêtrement infini de mondes...

Le roman débute d'une manière ordinaire, encore qu'agressive : un médecin alcoolique, Anjel, à la limite du delirium tremens, "voit" des choses extraordinaires dans la morgue où il travaille, et pense être devenu fou. Il a un frère jumeau, qui a le même code génétique que lui, code qui se retrouve également dans le corps desséché d'une momie vieille de 3.000 ans, l'époque des dieux triomphants. Ce jumeau lui causera bien des problèmes. Un scanner passé par le médecin détecte une curieuse tache sur le cerveau d'Anjel, celle d'une araignée, qui se révèle être une tumeur serpentiforme. De même que le serpent, cet arachnide joue ici un rôle symbolique important. À son propos l'auteur dit dans une interview que l'araignée l'a toujours effrayé alors qu'il est fasciné par les insectes, ce qu'il attribue à "la nature holométabolique de leur développement, au mystère insondable de la métamorphose". On ne s'étonnera pas que personne n'est ce à quoi il ressemble, produit de l'imaginaire ou un cyborg aux ordres d'un Innommé... Ni que chacun semble pouvoir créer son univers qui obéit aux lois physiques qui lui conviennent... Sans oublier des chercheurs fous, comme le physicien Arkham Raguz, symbole de tous les apprentis sorciers se servant des sciences pour servir leurs fantasmes...

Ce roman est dans la même veine qu'
American Gods, de Neil Gaiman : l'équilibre maintenu dans le monde par les anciens dieux de toutes sortes est en train de s'effondrer. Ponctuées des analyses psychanalytiques d'une amante psy-pute et de nombreuses scènes de sexe, des pages hallucinatoires se suivent; des télescopages de toutes sortes, un catalogue des êtres les plus surprenants se constitue, les morts et les massacres se multiplient. Le tout dans un chaos dont on ne voit pas comment l'auteur va se sortir puisqu'il ne fournit pas de fil directeur, mais donne bizarrement l'impression que les chapitres se succèdent les uns les autres en se reprenant ou en s'opposant, mais sans que le lecteur puisse s'accrocher à des repères satisfaisants. On trouve cela par moments épuisant, sans perspectives, et pourtant on continue. Barbéri a appris par ses romans antérieurs et ses travaux de traduction comment tirer les ficelles de son théâtre, dans un grand brassage de mondes.

L'influence de Dick, dont Barbéri est un grand connaisseur, l'oriente vers le même type de questions sur le sens de l'existence, les limites de la perception et les indices de la folie. Barbéri revendique aussi l'univers de Tom Burton, pour tout ce qui touche au burlesque et au baroque. On relève aussi bien d'autres influences cinématographiques en accord avec la ressemblance du monde qui est le sien. Barbéri a été aussi passionné par les réalisateurs David Lynch, David Cronenberg et Stanley Kubrick :leur sens de la mise en scène et le pouvoir fantasmatique de leurs visions l'ont influencé. Ce qui donne un roman cinématographique très visuel, à la dimension épique incontestable. On notera aussi en début de chaque chapitre des citations d'auteurs variés, en harmonie avec le contenu du chapitre.

Si on accepte de perdre pied, et si on ne cherche pas à établir de cohérences, mais qu'on accepte de se voir imposer des impressions et des images-choc, comparables aux tableaux échevelés de Jérôme Bosch, on poursuivra le récit dans le délire. Ce thriller mythico-psychanalytique, le premier roman ambitieux de Barbéri est à part, inclassable. Il nous fait subir une épreuve de lecture transgressive d'un nouveau type, dont la nature hallucinatoire remplace le caractère consommatoire d'autres romans.

J'avoue avoir été perplexe arrivé à la fin de ce roman. Barbéri m'a tenu captif, mais il m'a donné aussi l'impression de m'avoir "bluffé", assommé d'images percutantes écrites par une plume anesthésiante. J'attends avec curiosité son prochain récit.

Roland Ernould © 2003

La quatrième de couverture :
Si vous êtes médecin légiste et sérieusement porté sur l'alcool, inutile de faire appel à un spécialiste pour diagnostiquer un delirium tremens le jour où un cadavre vous dérobe votre bouteille de Jack pour la boire cul sec. Si la thyroïde d'une jeune autopsiée s'envole en battant des ailes alors que vous venez d'être sevré, vous pouvez commencer à douter de votre santé mentale. Et lorsque votre psychanalyste se recycle dans la prostitution et qu'on vous opère d'une tumeur au cerveau ayant bizarrement l'allure d'un serpent fossile, vous pouvez prétendre que, décidément, vous avez la poisse... Il faut dire à votre décharge qu'être né de parents inconnus et avoir un père parricide ne facilite pas vraiment les choses... Mais si tous ces événements étaient d'une autre nature ? Si l'équilibre universel que les dieux de tous ordres et de tout poil maintiennent depuis l'aube des temps était en train de se briser ? Vous aimeriez alors bien savoir quel est votre véritable rôle dans cette histoire et n'hésiterez pas à aller jeter un oeil au " pays derrière la porte " pour briser ce destin maudit qui vous pourrit la vie... Mais attention... un univers peut en cacher un autre et on ne gagne pas toujours au change!


Jacques Barbéri a d'abord pratiqué l'art dentaire à Eden Olympia. A la fin du siècle dernier, il publie une dizaine de romans et une cinquantaine de nouvelles, notamment chez Denoël. Après avoir flirté avec la traduction (Evangelisti, Aldani, Ricciardiello...), le scénario (plusieurs téléfilms et courts métrages), la composition et le saxophone (cinq disques avec le groupe Palo Alto), il revient au roman avec toujours la même devise : un bon écrivain, c'est comme un bon dentiste ; pour que le lecteur reste bouche bée, il ne faut pas lui laisser le temps de respirer.


Romans :
Rêve de chair (1988) (avec Emmanuel Jouanne), Fleuve Noir, 1988
Une soirée à la plage (1988),Denoël, Présence du Futur, 1988
Narcose (1989), Denoël, Présence du Futur n° 498, 1989
Guerre de rien (1990), Denoël, Présence du Futur, 1991
La mémoire du crime (1992), Denoël, Présence du Futur, 1992
Le crépuscule des chimères (2002), Flammarion, Imagine, 2002
Faut pas charnier (2002), avec Yves Ramonet, Poche
Recueils, anthologies :
Kosmokrim (1985), Denoël, Présence du Futur n° 407, 1985
Carcinoma tango (1992) (anthologiste Richard Comballot), Ed. Car rien n'a d'importance, 1992
Traductions :
Valerio Evangelisti, Black Flag, 2003
Renato Pestriniero, Venezia : la ville au bord du temps 1994

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