Juan Miguel Aguilera, La folie de Dieu

traduction Agnès Naudin, Diable Vauvert éd., 2001.

Un lecteur, amateur de Valerio Evangelisti, m'avait signalé ce roman lors de sa parution. L'auteur met en effet en scène l'inquisiteur Nicolas Eymerich dans le prologue et la conclusion. Aguilera connaît Evangelisti, qu'il a rencontré notamment aux Utopiales de Nantes en 2001, alors qu'ils figuraient tous deux parmi les invités et ont été photographiés ensemble. Mais quand il a écrit le roman, Aguilera ne connaissait pas la série des Eymerich, le roman n'étant pas traduit en espagnol. Il l'a lu peu de temps après. Le livre l'a impressionné, il s'est reconnu dans certains procédés d'Evangelisti et, par jeu et pour l'humour, il a ajouté Eymerich au début et à la fin du récit.

L'esprit qui anime les deux hommes présente en effet bien des similitudes. Pas cependant dans le choix des personnages principaux : gardien intransigeant de la foi, éliminant sur son passage tout ce qui sent l'hérésie, Eymerich se trouve aux antipodes de l'oecuméniste Ramón Lhull qui, comme l'inquisiteur dominicain, a réellement existé. Lulle (orthographe française) a l'esprit « latin » qui le rend proche d'Eymerich, ce qui rend les deux hommes semblables dans le mode de fonctionnement de leur esprit. Mais leur seul point commun véritable est d'être les personnages de romans de SF qui n'ont rien à voir avec ceux qui sont écrits aux USA.

Catalan, homme de foi et humaniste, Raymond Lulle est un théologien né à Majorque en 1235 et mort en Algérie en1315, à 80 ans, à quelques années près l'âge qu'il a dans le roman. C'est vers cette époque que, profitant d'un vide dans sa biographie, Aguilera lui fait effectuer ce long voyage qui le mène de Constantinople à un royaume chrétien mythique aux limites du monde (toujours plat dans les croyances des hommes). Grand voyageur, Lulle a en effet parcouru l'Europe et l'Afrique du Nord pour répandre un message qui est plutôt celui de l'auteur d'Eymerich que de son inquisiteur. Car Eymerich prolonge l'esprit des croisades qui a suivi la mort de Lulle. Au contraire, Lulle tente d'unifier pacifiquement les croyances religieuses des Chrétiens et non-chrétiens. Eymerich procède par la force et ne cherche pas la conciliation. Céder ou périr est l'unique alternative qu'il connaisse. Lulle veut convaincre les « infidèles » et les convertir par une apologétique de la raison. Il a eu l'idée d'une « mécanique » de démonstration logique, qui permettait selon lui de comprendre l'harmonie des trois ordres qui embrassent l'univers : Dieu, l'homme et le monde, dont il a exposé les fondements dans son
Ars Magna (Le Grand et dernier art, vers 1270).

Par un jeu de cercles concentriques et de figures géométriques à manoeuvrer par un levier ou en tournant une roue, Lulle se faisait fort de trouver les meilleurs arguments pour une discussion qui avait pris une orientation théologique (dans la pratique, son traité est incompréhensible pour un lecteur ordinaire). Par sa méthode qu'on appellerait maintenant analytico-synthétique, Llull veut démontrer que les distinctions entre le naturel et le surnaturel (philosophie et théologie, raison et foi) sont supprimées. Il tombe ainsi dans une sorte de rationalisme mystique. Rationaliste parce qu'il pense que la foi, pour ne pas être aveugle, doit être guidée par la raison, il est lui-même mystique quand il croit qu'une démarche de raisonnement bien conduite permet d'atteindre les plus hautes vérités, et de convaincre les infidèles et les incroyants, qui se chargeront, en le tuant, de lui prouver le contraire...

Dans son dessein d'apostolat chez les Musulmans, Lulle apprit parfaitement l'arabe, et plusieurs autres langues. Il prêcha un an à Tunis avant d'être expulsé, puis alla à Bougie, à Chypre, où il en fut de même. Il mourut d'ailleurs martyr, lapidé à Bougie. Son rêve était de voir s'ouvrir dans toute la chrétienté des séminaires de missions lointaines. Son exaltation touchait les foules, mais le faisait prendre pour un esprit dérangé, d'où son surnom de « doctor illuminatus », le docteur fou. D'autres le surnommaient ainsi pour sa culture remarquable, qui ne pouvait qu'être d'origine divine. Passionné d'alchimie comme tous les savants de l'époque, esprit typique du Moyen-Âge dans ce que l'époque a de plus hermétique, Lulle est en fait un poète et un mystique, et non pas le rationaliste pour lequel il se prenait.

Ces longues considérations m'ont paru nécessaires pour le lecteur qui veut bien comprendre le roman, et surtout parce que le personnage a la même stature et la même consistance historique qu'Eymerich. Il a paru fascinant à Aguilera parce que les méthodes utilisées à l'époque étaient celles des croisades grossières, où les croyants ennemis se massacraient mutuellement, au nom de leurs croyances respectives. Animé d'une foi sincère, sans préoccupations matérielles, Lulle, résolument à contre-courant, veut porter la bonne parole et convaincre par les explications alors que les échecs des Croisades est patent. Se déplaçant sans cesse, mais limitant au bassin méditerranéen, le personnage convenait pour ce long voyage, pour lequel Aguilera a dû rassembler une documentation spécialisée sur les itinéraires qu'empruntaient les voyageurs médiévaux pour traverser l'Anatolie et le Proche-Orient vers l'Orient, d'où provenaient de rares caravanes chargées de produits extraordinaires.

Marqué par Jules
Verne, Aguilera a toujours manifesté un puissant intérêt pour les voyages littéraires. En utilisant le Moyen-Âge, il retrouvait aussi le sens du merveilleux qui transparaît au travers des récits de Marco Polo et d'autres voyageurs dont les livres surprenaient et ravissaient les lecteurs des temps passés. Le roman d'aventures a eu son apogée au XIXe siècle, quand les dernières découvertes géographiques étaient encore possibles. Il a été remplacé dans la science-fiction par des expéditions vers des mondes lointains, en dehors d'un espace terrestre maintenant trop bien connu. L'originalité d'Aguilera a été de reprendre la tradition de Mark Twain, d'Henry R. Haggard (Les mines du roi Salomon) et des aventures mythiques ou orientales comme celle de Sindbad le marin, et de les réactualiser. Un autre écrivain a influencé Aguilera, l'auteur de SF Jack Vance, dont les héros sont de grands voyageurs de l'espace. Ses livres, remplis de périples exotiques et de situations aventureuses, se caractérisent par son goût à décrire une société dans ses divers aspects vestimentaires, gastronomiques, économiques, sexuels et politiques, comme Aguilera procède en décrivant la cité d'Apeiron, inimaginable pour l'époque. Tous ces éléments se mêlent dans ce récit qui se passe au début du XIVe, à la frontière du roman de SF et de la fantasy.

L'intention d'Aguilera était d'écrire une histoire divertissante aussi réaliste que possible, à tel point qu'on se demande si une telle quête palpitante à la recherche d'un royaume mythique de Dieu n'a vraiment pu avoir lieu. De Constantinople agonisante, phare pâlissant de l'empire romain d'Orient, il conduit à un supposé royaume du prêtre-Jean, souverain légendaire d'un riche état chrétien sur les arrières des puissances musulmanes, peuplé de chrétiens descendants de l'apôtre saint Thomas. La croyance en ce royaume pavé d'or, forteresse imprenable aux fabuleuses richesses, fut, au XVe siècle, une des causes des explorations qui entraînèrent les grandes explorations et découvertes du monde. Ce fantastique voyage fait aboutir Lulle près de la mer d'Aral, où il découvre que la cité inconnue n'est pas celle que l'on pensait. Mais pour un savant comme lui, elle est encore plus prodigieuse, avec sa technologie remarquablement avancée pour l'époque (on y est déjà à l'âge de la vapeur, en pleine uchronie). Elle y est pratiquée depuis plus d'un millénaire, mais court le risque de disparaître sous les attaques d'un ennemi inconnu qui plonge cette fois le lecteur dans un univers fantastique.

Ce roman est le premier qu'Aguilera a écrit seul. Jusque-là, il avait travaillé en collaboration. Surprenant, original, picaresque, cet ouvrage pose les habituelles questions sur le bien et le mal, la civilisation et la barbarie, la foi et la science.Avec une place particulière accordée à la rencontre avec l'autre, le « différent », qui semble particulièrement l'intéresser, Aguilera renouvelle, à la manière d'Evangelisti, le mélange des genres qui fait éclater les cadres habituels. La lecture ne lasse jamais et je ne peux que regretter, faute de temps, d'avoir connu tardivement ce récit de bruit et de fureur.

La quatrième de couverture :
En ce début de XIVème siècle, Ramon Llull, religieux et savant à la curiosité scientifique insatiable, accompagne un mercenaire catalan, marin et grand aventurier, à la recherche d'une cité de légende qui, six cents ans plus tôt, a sauvé l'Occident de l'invasion turque.
Loin de Constantinople, aux confins de la mer d'Aral et des grands déserts de sel, un choc culturel attend ces guerriers du Moyen âge...
Tout à la fois roman de voyage et roman d'aventure épique, impressionnante reconstitution historique et spéculation scientifique,
La Folie de Dieu renouvelle un genre littéraire en le nourrissant d'images nouvelles. Il consacre la maîtrise narrative de Juan Miguel Aguilera, jeune écrivain espagnol déjà lauréat de nombreux prix littéraires dans son pays.

 

Roland Ernould © 2004

Inconnu en France quand Galaxies lui a consacré en 2001 un dossier spécial, reconnu en Espagne comme un auteur majeur, Aliguera est une figure de la littérature européenne de l'imaginaire. La folie de Dieu, son premier livre publié en France, lui a valu un grand succès et fut récompensé par le Prix Imaginales en 2002 et le prix Bob Morane du roman étranger 2002. Pour cette année 2003, Juan-Miguel Aguilera revient en force en France avec deux romans totalement différents : Les enfants de l'éternité, un space opéra captivant et Rihla, un roman historique épique surprenant.

# 22, septembre 2001.

Dossier Juan Miguel Aguilera

Nouvelle : La Forêt de glace
Juan Miguel Aguilera, la SF Espagnole, dynamisme et identité, par Sylvie Miller. Entretien avec Juan Miguel Aguilera par Sylvie Miller :
«J'aime explorer les mondes étrangers»

# 31, hiver 2003.

 

Nouvelle : Juan Miguel Aguilera

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