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différentes saisons
Denis LABBÉ
L'EAU CHEZ KING :
UNE MATRICE DE
L'HORREUR.
"Denis entra dans l'eau, et s'arrêta net.
Au même instant, je sentis Steff se raidir contre moi et j'en
découvris à mon tour la raison. La rive opposée
du lac, celle de Harrison avait disparu. Elle était ensevelie
sous un banc de brouillard d'un blanc étincelant, comme un
nuage qui serait tombé sur la terre."
Ces quelques lignes tirées de Brume, me fournissent une
splendide introduction à cette étude de
l'élément liquide chez King. En effet, on retrouve en
elles la présence pernicieuse d'une vaste étendue d'eau
par laquelle l'horreur va surgir et tout dévaster sur son
passage. Ce paisible lac se présente donc comme une porte
entre notre monde et le monde des "dieux venus d'ailleurs", comme le
rêve si bien le narrateur:
"Je rêvais que je voyais Dieu
traverser Harrison de l'autre côté du lac, un Dieu si
gigantesque qu'au-dessus de sa taille, son corps se perdait dans le
bleu limpide du ciel (...) Et bientôt la fumée recouvrit
tout. La fumée recouvrit tout comme la brume.
"`
La menace est donc contenue dans l'eau du lac, mais aussi dans l'eau
du ciel : la brume, qui n'est que de l'eau pulvérisée
en milliards de fines gouttelettes. Stephen King nous présente donc
une double image de cette eau meurtrière: l'eau du ciel
survenue après l'orage et l'eau de la terre qui en devient le
réceptacle. Le lac est alors la borne réceptrice d'une
horreur extraterrestre. C'est par l'eau de l'orage, puis par l'eau du
lac que la brume - l'eau venue d'ailleurs - peut se répandre
sur la terre et s'en prendre aux hommes. La brume devient de ce fait
un envahisseur impitoyable, une sorte d'océan en
perpétuel déplacement, qui va tenter de tout recouvrir
afin de nourrir ses habitants. Nous ne sommes pas loin en effet des
visions hallucinées de W.H. Hodgson dans "L'Horreur Tropicale", ou même de Lovecraft
:
"(...) Là où était le
brouillard. Une chose qui glissait, qui rampait et grattait sur les
parpaings. Et qui, peut-être, cherchait à entrer. (...)
Un nouveau tentacule surgit de la brume, enroula son
extrémité autour de la chaussure et disparut avec elle
(...) Par dessus son épaule, j'aperçus d'autres
tentacules qui arrivaient, par dizaines, des forêts de
tentacules. "
On le ressent bien, cette mer de brume recèle des animaux
aussi fantastiques que ceux dont
Hodgson peuplait ses nouvelles. Ils en
sont d'ailleurs les cousins éloignés et ne leur rendent
rien en férocité et en appétit. C'est dans ce
but qu'ils se servent de la couverture mi-liquide, mi-gazeuse, de la
brume pour se mouvoir et attaquer, surgissant de son sein, comme un
monstre imaginaire et faisant remonter à la surface toutes les
terreurs enfantines. Stephen King joue d'ailleurs sur cette
corde sensible, mêlant les souvenirs de nos lectures
fantastiques à nos plus lointaines angoisses. Car, si à
travers l'eau et la brume, la terreur semble venir d'outre-espace,
elle n'est pas seulement une nouvelle représentation d'un
mythe semi-imaginaire, elle sourd dans notre cerveau, comme si notre
instinct ancestral nous prévenait d'une possible menace. .
Qui n'a jamais eu peur du brouillard dans sa jeunesse ? Qui d'entre
nous ne s'est pas penché un jour au-dessus d'une
étendue d'eau en se demandant ce qu'elle pouvait bien abriter
?
L'eau semble donc être l'un des révélateurs de
l'horreur. C'est une présence démoniaque qui guette la
moindre de nos fautes, comme dans cette célèbre
nouvelle Le
radeau, qui a été
portée au cinéma dans le deuxième volume de
Creepshow. L'eau calme et paisible en apparence va devenir le
cimetière de quatre jeunes gens en mal de sensations fortes.
Ces sensations, ils vont les avoir grâce à la
présence d'une entité plasmique aux
propriétés étranges:
"Elle était aussi noire que du
pétrole, mais il était certain que ce n'était
pas du pétrole: c'était trop sombre, trop épais,
trop régulier. "
L'eau abrite donc des monstres qui ne semblent pas porter les humains
dans leur coeur mais plutôt dans leur estomac L'eau est leur
abri, mais aussi et surtout leur territoire de chasse, car si l'homme
a su coloniser la terre, il n'a pas encore réussi à
faire de même avec les eaux. C'est donc en elles que les
horreurs les plus grandes peuvent prendre place et nous épier
C'est dans ces lieux inexplorés que Stephen King abrite donc de
manière très classique certains de ses monstres les
plus inquiétants.
Mais cette étude de l'eau ne peut pas s'arrêter
là, car autrement on se verrait obligé de prendre cet
auteur pour un vulgaire plagiaire, ce qui n'est pas le cas. Il
innove, déroute, utilisant toutes les incarnations liquides
qu'il puisse trouver. Car l'eau joue aussi des rôles plus
étranges dans certaines de ses histoires, en étant
toujours l'acolyte de la mort ou de l'épouvanté. C'est
ainsi par exemple qu'elle apparaît dans "Le singe", en
devenant l'alliée de ce jouet démoniaque :
"Tout à coup il entendit entre ses
pieds un craquement sec semblable à une détonation et
soudain l'eau jaillit entre deux planches. La barque était
vieille; le bois avait sûrement un peu joué; ça
n'était qu'une minuscule voie d'eau. Mais elle n'y
était pas quand il avait sorti l'embarcation.
(...) Au-dessus de lui l'horrible nuage
simiesque creva. Hal se mit à ramer. n ne lui fallut pas plus
de vingt secondes pour comprendre qu'il ramait pour sa vie. n
n'était qu'un médiocre nageur mais même un
champion aurait été mis à rude épreuve
dans ces eaux soudain
déchaînées."
Comme on peut s'en apercevoir à nouveau, ce qui surprend les
personnages dans les nouvelles de King, c'est la rapidité
avec laquelle une eau paisible se met soudainement à les
assaillir. Au départ il n'y a rien et personne ne se doute
qu'il puisse y avoir quelque chose, contrairement à
Hodgson ou
à Lovecraft qui nous mettent tout de suite dans la confidence. Ici,
même si l'horreur est sous-jacente, elle surprend toujours par
la rapidité de sa mise en oeuvre et surtout par
l'agressivité de ses attaques. Une nouvelle fois le pauvre
personnage se retrouve coincé entre l'eau du sol, le lac
déchaîné, et l'eau du ciel: l'horrible nuage
simiesque. C'est la conjugaison de ces forces
élémentaires qui va causer sa perte
irrémédiable (qu'elle soit physique ou mentale). Car
aucun ne peut échapper à une fin souvent en suspens. On
ne sait pas ce que deviennent les protagonistes de "Brume", on
attend la sortie de l'eau du singe, on scrute avec attention les eaux
profondes dans lesquelles le dernier survivant du radeau a
plongé pour y trouver une mort certaine.
C'est comme si l'eau amplifiait les ondes négatives, comme si
le mal se tenait à l'affût au milieu de ses
gouttelettes, prête à bondir, comme dans
"Carrie" :
"Carrie tourna le robinet de la douche.
L'eau cessa de couler avec un bruit de gargouillis. Ce ne fut
qu'à l'instant où elle s'écarta de la douche
qu'elles virent toutes le sang qui coulait de la
jambe."
C'est sous cette douche que tout va vraiment commencer, c'est entre
sang et eau que la destruction va prendre corps. En effet, en faisant
une analyse précise de ce livre on peut s'apercevoir que l'eau
et le sang sont les matrices de "l'enfant" que porte Carrie en elle.
Son sang mêlé à l'eau de la douche va
créer un monstre psychique qui va détruire la ville et
les personnes qui y vivent, sans que personne ne puisse intervenir.
Carrie était un crapaud, selon ses camarades, un animal qui
vit entre la terre et l'eau, un animal à qui on attribue des
pouvoirs maléfiques, comme celui de commander aux eaux. Et
c'est bien ce que fait Carrie en faisant "sauter la bouche d'incendie de Grass
Plaza" entre autres, privant ainsi la
ville d'eau et donc de secours. Elle a engendré l'horreur
à cause de l'eau et grâce à l'eau, elle peut
assouvir sa vengeance, en lavant l'affront qu'on lui a fait dans le
sang (Lavée dans le sang de l'Agneau). On peut dire alors que
Carrie est le lien entre l'eau et l'horreur, c'est à travers
elle que la première fait signe à la seconde de venir,
et c'est toujours à travers elle que cette seconde envahit
notre monde, y semant la destruction. L'eau est un miroir
déformant, mais aussi une porte par laquelle les
déformations ainsi créées peuvent prendre
possession de quelqu'un ou le tuer.
La dernière manifestation de l'eau à laquelle je vais
m'intéresser, c'est la neige qui recouvre tout dans
Shining, cette neige qui coupe Dany et ses parents de la
réalité. Car même si la neige n'est pas le moteur
de cette action, elle est indispensable au bon déroulement de
l'histoire et à la montée de l'horreur dans le texte.
Cette neige est partout autour de l'hôtel, comme est
présente l'eau tout au long de l'histoire. On peut d'ailleurs
analyser trois aspects différents de cette eau. Tout d'abord
elle surgit en tant que miroir déformant :
" (...)
elle raconte qu'elle a vu le cadavre de la
vieille dans la salle de bains, qu'elle était couchée
toute nue dans la baignoire. "
"La femme qui gisait dans la baignoire
était morte depuis longtemps. Elle était toute
gonflée et violacée, et son ventre, ballonné par
les gaz et ourlé de glace, émergeait de l'eau
gelée comme une île de chairs livides."
C'est l'annonciatrice des catastrophes, la tentatrice, le
démon qui corrompt et affaiblit les personnages. Cette eau
stagnante de la baignoire est l'eau croupie des marais insondables,
une porte avec l'au-delà et le passé. Cette eau
immobile, semblable aux lacs de Brume et du
Singe, attaque de l'intérieur les proies qu'elle s'est
fixées: la femme de chambre, Dany et même le père
qui n'y résistera pas.
Puis l'eau-neige devient une prison :
"Une semaine et demi plus tard, I'Overlook
et sa pelouse étaient ensevelis sous cinquante
centimètres d 'une neige fine et craquante. "
Même si c'est à nouveau une eau immobile, qui ne peut
attaquer, elle permet aux autres de poursuivre en toute confiance
leurs quêtes d'âmes et de proies, puisque la neige les
retient enfermés dans l'hôtel.
Enfin l'eau devient le sein même d'où surgissent les
horreurs :
"Quelques minutes passèrent. Il
commençait tout juste à se détendre, à
réaliser que la porte était forcément ouverte et
qu'il pouvait s'enfuir; quand deux mains puantes,
tuméfiées, suintantes de l'humidité des
années, se refermèrent doucement autour de son cou et
le forcèrent à se retourner et à regarder dans
les yeux le visage violacé de la mort."
L'eau stagnante est devenue vivante, l'eau chasseresse, celle qui
fait comprendre qu'elle est toujours là à épier,
prête à bondir.
C'est donc à travers l'eau à nouveau que les puissances
malsaines qui s'en prennent à Dany essaient d'arriver
jusqu'à lui. Pour cela, elles ont plusieurs alliées.
L'une passive: la neige qui est de l'eau à demi gelée,
donc à demi figée. L'autre active : l'eau de la salle
de bains qui est dans son propre univers, et qui peut attirer
l'enfant; puis s'ouvrir en laissant passer les forces mauvaises. On a
un double exemple plus haut de cet acharnement qu'a l'eau à
nuire: elle s'en prend à une femme de ménage, puis
à l'enfant; et pour cela, elle garde en elle les images du
passé, mais aussi les entités du passé et leurs
maudits pouvoirs. L'eau est donc aussi la mémoire du mal sur
Terre, en même temps que son dépositaire. C'est pour
cela aussi que l'on peut dire à propos de "Brume", que
Lovecraft ou
Hodgson sont
présents, car l'eau, à travers la mémoire de
l'homme garde en son sein les traces de tout le mal qui y est
passé. Stephen King ne fait que se servir de cette mémoire diabolique
et rappelle à la surface des entités qui ne sont pas de
ce monde. L'eau est le catalyseur des forces maléfiques, mais
aussi une force en elle-même qui semble vouloir s'exprimer, et
montrer qu'il faut compter sur elle.
Faire face à l'eau de Stephen King, c'est aussi faire face au
danger qu'elle couve en son sein. Mais attention, il ne faudrait pas
croire que King
s'est contenté d'en faire à chaque fois ce cruel
élément du quotidien, qui s'impose à lui, comme
elle s'impose aux personnages de ses romans. Si l'eau est en effet
l'un des éléments principaux de l'encre avec laquelle
il compose ses symphonies fantastiques, ce qui ne fait que lui
redonner la place qui lui est due dans l'horreur, elle peut aussi
être le havre de paix qui recueille les enfants. C'est
justement cette ambiguïté de l'eau qui lui confère
cette répulsion que l'on a pour elle à la fin d'une
lecture. Tout ceci me fait dire qu'en fait Stephen King sait utiliser à la
perfection les matériaux qu'il a sous la main, et ceux dont il
ne peut se défaire. Cette eau joue donc tout au long de ses
écrits avec les personnages, puis elle continue avec les
lecteurs, une fois le livre refermé.
1ère parution : dossier 2 de Phénix, pp.97-104.
|
L'auteur : Né en
1965 à Lunéville, entre Vosges et Alsace, mais
Nordiste d'adoption depuis plus de 20 ans, Denis
Labbé a conservé cet amour du fantastique
propre à ses forêts natales. Docteur es
lettres, il enseigne à Avesnes-sur-Helpe et vit
à Bavay. Il cherche à donner à ses
élèves le goût de la lecture et de
l'étrange. Écrivain, poète, traducteur
et critique, plusieurs de ses nouvelles sont parues en
anthologies : De sang
et d'encre (Naturellement),
Ainsi soit
l'ange (Oxymore), mais
également dans des revues aussi différentes
que Phénix,
Rétroviseur, Poésie
Première
ou Hauteurs dont il
est l'un des rédacteurs. Il a participé
à l'ouvrage collectif : H.P. Lovecraft, le
Maître de Providence (Naturellement, 1999). On lui
doit aussi des traductions de Brian Lumley (Necroscope,
Vamphyri), Graham Masterton, Kim
Newman
ou encore Poppy Z. Brite. Auteur, en
collaboration avec Gilbert Millet, d'un ouvrage
sur le fantastique aux éditions Ellipses,
Le
Fantastique
(note de lecture), il vient de terminer une biographie
romancée Promenades avec Claude Seignolle, un roman , pour la jeunesse, Le Pavillon Maudit (Syros). Il est l'auteur de deux recueils de
poèmes Au pas
des oiseaux (Editinter 1998) et
Entrevoix (Editinter 2001)Il prépare avec Gilbert
Millet
un ouvrage sur la science-fiction.
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