FICTIONS ET FANTASCIENCE

  nouvelle de Jean- Louis TRUDEL

Crédit photo : Studio Jostens

 

Ce jour-là, Lorina Stadel était de passage dans le quartier portuaire de Paris, que l'on nomme très logiquement le Havre. Elle hantait souvent les vieux bassins le long desquels des silos et des hangars avaient été convertis en unités d'habitation. Elle revenait régulièrement depuis que le directeur littéraire de Fantascience avait emménagé dans l'ancienne cabine d'un garde-pont, dominant le village bosniaque de cases coralliennes installées sur le tablier du pont même.

Les villageois vivaient de la pêche d'algues qui dérivaient parfois à portée de leurs filets, le plus souvent après qu'une tempête ait remué les fermes d'algues en mer du Nord. Des gamins perchés sur le parapet se doraient au soleil. Sur le point de les réprimander, Lorina se refréna. Sa mère lui avait inculqué une peur ancestrale des rayons solaires, qui dataient de l'époque lointaine avant la mise au point des cancérovaccins, de cette époque étrange quand il existait encore des plantes qui ne servaient qu'aux animaux et qu'à elles-mêmes, du temps où la planète était presque déserte.

Des étals adossés aux cases offraient une variété de préparations aux convoitises des passants. Des fumets alléchants en émanaient, chargés de relents gras et épicés. Lorina se mêla aux attroupements qui se formaient autour des étals, ne se trouvant à l'aise qu'au sein de la foule.

Lorina n'avait pas encore regardé les vitres fumées de la cabine du garde- pont, mais elle sentait sur sa nuque le regard de ces fenêtres aveugles. Pour donner le change, elle s'arrêta à la table d'un vendeur d'algues fraîches et elle lui acheta une portion, avec en prime deux baguettes taillées dans une grande feuille d'algue lamellaire. Lorina sortit de son sac à main le bol de céramique qu'elle avait hérité de sa mère et le vendeur s'extasia sur la décoration artisanale du bol qu'il remplit à ras bord.

« Un peu de sauce,
molim, dit-elle.

-
Dobar!

-
Hvala. »

L'homme aspergea d'huile de soja le contenu du bol et Lorina lui adressa un sourire. Elle s'éloigna d'un pas de flâneuse, remontant l'allée principale du village et se servant des baguettes pour porter à sa bouche quelques brins d'algue. Elle tenait à faire durer sa collation, le temps d'obtenir ce qu'elle était venue chercher, si loin de son bureau du quartier de Chartres.

Elle avait eu du mal à obtenir son congé d'un jour de la Coopérative de Fictio- Productique. Son équipe travaillait sur une hyperfiction pour un concours organisé par une grande firme russeuropéenne. Remporter le concours leur assurerait une série de contrats et les meilleurs réseaux de distribution dans l'informonde, avec des réclames à chaque carrefour du réseau d'accès. Mais il fallait que le texte soit culturellement accessible pour tous les lecteurs de Russeurope; une fois ce problème résolu, les traductions multilinguistiques pourraient être confiées à la semi-intelligence artificielle qui s'en occupait d'habitude.

Mais c'était Lorina qui avait eu l'idée de pousser les techniques hypertextuelles jusqu'aux limites de l'impossible en prenant pour protagoniste un quartier entier d'une grande ville. La plupart des hyperfictions ne comptaient que deux ou trois dizaines de personnages; la leur en aurait des milliers. Même avec les algorithmes de permutation, il aurait été impossible d'individualiser tant de monde si Lorina n'avait pas imaginé de reprendre les même trente ou quarante personnes et leurs histoires en modifiant leurs âges et leurs rapports respectifs, ce qui permettait d'obtenir sans peine une population de quarante mille âmes. Et les critiques crieraient sans doute au génie en y décelant des significations que la coop n'y aurait pas mises.

Une hyperfiction ordinaire comportait vingt ou trente intrigues parallèles, qui se prêtaient déjà à un nombre presque infini de lectures si le consommateur choisissait des aiguillages différents à chaque fois. Mais leur nouvelle hyperfiction, au prix d'un allongement sensible des intrigues et de quelques permutations biographiques, multiplierait l'infini par l'infini. Avec un nombre suffisant d'éléments, combinés les uns aux autres, toutes les histoires devenaient possibles. Et Lorina entrevoyait la possibilité, si elle pouvait obtenir les ressources informatiques appropriées, de raconter de la même façon une journée - un but modeste, pour commencer - dans l'histoire de la planète entière... Ne s'arrêtant pas en si bon chemin, elle rêvait même d'enfoncer définitivement la concurrence que faisaient à son équipe les auteurs d'histoires individualisées - les Jacques Dedler, Marie- Claude Poitras, Yvain Sarkal et autres Maria Brigge logés à l'étage supérieur de la coop parce que leur produit se vendait mieux depuis trois ou quatre ans.

En attendant, le patron lui avait consenti un petit congé et Lorina ne tenait pas à perdre son temps en songeant au travail qui s'accumulait au bureau. Elle avait traversé toute la ville pour se livrer à un petit exercice qui n'avait jamais cessé de lui inspirer un délicieux frisson d'excitation et d'angoisse à la fois.

***

« Je suis Aili Maki, inspectrice de la Gestion des Variances. Avez-vous des données contraires à cette conclusion?

- Mais je n'ai jamais touché à une arme! Je n'aurais même pas su comment fabriquer une bombe.

- Ce n'était pas une bombe. » L'inspectrice montra un monohéli isolé qui survolait les ruines du pavillon, laissant entendre qu'elle était en contact permanent avec le pilote. « Selon les premières analyses, quelqu'un a dû percer un conduit d'hydrogène de la cellule à hydrosynthèse dans la cuisine. Il suffisait d'une étincelle pour que tout saute.

- Même ça, je ne saurais pas... Je suis une auteure de fictions hypertextuelles linéaires ou combinatoires. Rien d'autre.

- Alors, que faisiez- vous dans ce quartier? »

***

La cohue n'avait rien de comparable aux foules des ruelles du Vieux- Paris, mais Lorina manqua se faire bousculer trois fois en deux minutes, n'évitant les accrochages que par une longue habitude. Des phrases de putonghua et de nederlands s'entrecroisaient, et de curieuses répliques - « Rao mâi pen khon faràngsèht! » ou « Estou aqui em negócio... » - se faisaient entendre dans les creux des vagues sonores qui agitaient la multitude.

Lorina résista à la tentation d'enclencher sa puce linguistique. Elle déambulait à l'aplomb de la cabine de l'ancien garde-pont et elle voulait disposer de toute son attention pour capter les émissions mentales de sa proie. Joachim Barrientes pressentait-il sa présence, comme un charognard tournoyant autour du repaire de sa victime? Elle était certaine de sentir la sienne.

Quelques pas plus loin, elle fendit un groupe de tambourineurs coréens qui cherchaient des prosélytes pour leur secte de l'Évangélisme virtuel. Mais les paradis numériques n'intéressaient pas Lorina, même pour se retrouver dans le giron d'un Jésus- simulacre qui la dorloterait pour l'éternité, et elle se servit de leurs larges dos pour se dérober à la vue des fenêtres du logis de Joachim. Derrière eux courait le parapet de la jetée.

Elle grignota les derniers brins d'algues, sombres et luisants dans la courbe nacrée de la porcelaine. Assise sur le rebord de béton de l'antique môle, les jambes battant l'air au-dessus des vagues huileuses, elle entreprit enfin de croquer les baguettes, goûtant l'astringence des anti- cariants dont elles étaient imprégnées. Des images se formèrent dans l'ombre de ses paupières, comme une danse figée de phosphènes qui se laisseraient enfin reconnaître. Un hibou au bec recourbé dont le regard était fixé vers la gauche. Un crâne étiré comme si sa substance était caoutchouteuse, qui se recomposait en un visage triangulaire, animé et marqué d'une bouche entrouverte, la lèvre retroussée par deux canines. Une vampire dont le sourire s'ouvrait démesurément, devenait l'entrée d'un tunnel sans lumière...

Lorina rouvrit les yeux d'un seul coup, au moment où elle allait pénétrer dans le tunnel. Son corps déséquilibré oscillait au bord de la chute. Un réflexe machinal la rejeta en arrière et sa tête cogna contre le pavement.

Une impression de peur. Un raidissement involontaire de ses muscles abdominaux. Un visage au-dessus d'elle, coupé en deux par un sourire monstrueux.

Lorina cligna des yeux, le bleu cruel du ciel dans ses prunelles, et elle se sentit ridicule d'être ainsi couchée les bras en croix sur le ciment. Les tambourineurs coréens étaient partis recruter ailleurs. Le flot de la foule la contournait sans paraître la remarquer. Elle se releva, ramassa le bol qui avait roulé à l'écart et l'épousseta.

Certaine d'avoir saisi l'idée qui flottait dans l'esprit de Joachim, elle alluma sa puce mémorielle et commença à dicter tout bas les grandes lignes de la nouvelle qui se dessinait dans sa tête pour répondre aux désirs du directeur littéraire... Ce serait une nouvelle horrifique, l'histoire d'un vampire métamorphe qui découvrirait la sagesse au seuil de la mort. Il n'y avait pas de vérité définitive, tout comme un métamorphe n'avait pas de forme fixe, et le vampire serait forcé d'admettre qu'il ne pouvait savoir comment ses meurtres lui seraient comptés...

***

« Je suis télépathe, affirma Lorina, mettant l'inspectrice au défi de la contredire. J'étais venue pour sonder l'esprit de Joachim Barrientes, qui est le directeur littéraire de Fantascience.

- Vraiment? Une télep? Et avez- vous lu dans son esprit qu'il allait refuser de prendre votre prochaine histoire parce qu'il en avait déjà publié quinze? Le dépit a été à l'origine de bien des meurtres.

- Malgré la légende, la vindicte d'un écrivain se rend rarement jusqu'à la vengeance. Il nous reste toujours la ressource de croire que le directeur littéraire est un con, voilà tout. D'ailleurs, la nouvelle de fantascience à la mode du vingtième siècle est aussi passée de mode que le sonnet l'était à l'époque. Elle n'est prisée que par une coterie hyper- cultivée. Publier dans
Fantascience ne m'a jamais rien rapporté, hormis un prestige tout à fait confidentiel. À en croire mes collègues à l'agence, je devrais plutôt en vouloir à Barrientes de m'avoir publiée si souvent. C'est mal vu de nos jours de perdre son temps à écrire de telles vieilleries.

- Vous affirmez donc que vous n'aviez aucune raison de le tuer.

- Exactement.

- Et si je vous disais que je vous ai vue le faire? »

***

Lorina reprit sa promenade, dans la direction du Vieux-Havre cette fois, retraversant le pont sans plus s'inquiéter d'être repérée par Joachim. Elle avait obtenu ce qu'elle était venue chercher. Arrivée à l'amorce du tablier, elle s'arrêta pour acheter à un vendeur suédois quelques fragments d'algues charnues rôties sur un barbecue au bord de l'eau, mêlées à des aiguilles de pin qui croquaient sous la dent. Quand elle mordit dans la pulpe dorée, chaude et juteuse, elle entendit en même temps une explosion. Un souffle chaud ébouriffa ses cheveux blonds.

En se retournant, elle découvrit que la cabine du garde-pont venait de sauter. Une colonne de fumée s'élevait des décombres.

« Ô Sainte Science! Joachim! »

Elle rebroussa chemin, avançant à contre-courant contre le mouvement général de la foule qui s'éloignait du sinistre. Qu'est-ce qui s'était passé? Un accident ménager? Un attentat? Elle n'avait jamais rencontré Joachim Barrientes, mais elle avait appris à le connaître à force de le fréquenter dans les informondes électroniques et d'étudier tout ce qui le concernait. Avant d'être le dernier directeur littéraire pour un genre vieux de deux siècles, il avait piloté des hélicoptères dans les batailles de l'Indus, quand il fallait pouvoir manier l'appareil avec les implants oculaires tout en balançant d'une main des ballots de céréales frelatées aux pacifiants dans les rassemblements d'affamés tandis que l'autre main reposait sur les commandes des lance-roquettes.

Était-il mort? Il avait aimé les risques de la vie, manifestant un amour exacerbé pour ce qui sortait de l'ordinaire, comme seul un atome perdu dans une masse de milliards d'atomes peut le faire. Sabreur à ses moments perdus, trois fois champion dans les tournois de l'informonde grâce à une témérité qui l'avait tué quatre fois sur les pistes virtuelles, il faisait preuve de la même impétuosité en effectuant des choix arbitraires de nouvelles pour
Fantascience, n'hésitant pas à prononcer des jugements à l'emporte-pièce après avoir lu trois lignes d'un texte.

Il avait été dur. Il était le dernier directeur littéraire de fantascience de la planète et il pouvait se permettre d'être exigeant. Si Lorina détenait le record de quinze nouvelles publiées à la suite dans
Fantascience, c'était bien parce qu'elle était télépathe.

Les monohélis de la police survolaient déjà la foule. Lorina repassa par les rues désertées du village bosniaque, allongeant ses foulées. Cependant, elle ne put que s'immobiliser au pied de l'amoncellement fumant des décombres. Autour d'elle, les secouristes du quartier se penchaient déjà sur des corps étendus, blessés par la chute de débris. Mais personne n'avait consacré un regard aux ruines de la cabine.

Lorina cligna des yeux. Les lambeaux de fumée corrosive qui flottaient dans l'air lui tiraient des larmes malgré elle. Un sentiment d'horreur grandissant la clouait sur place. La mort avait dominé les dernières pensées de Joachim Barrientes qu'elle avait captées... Avait-elle partagé son agonie sans le savoir, alors qu'il s'offrait une mort lente, suffoqué petit à petit par le gaz qui s'accumulait?

Un essaim de monohélis piqua soudain vers le site du désastre. La police, déjà... Une inspectrice se laissa tomber de sa machine, tandis que cette dernière poursuivait son chemin en compagnie de ses congénères, volant vers d'autres urgences.

L'exosquelette de la jeune femme amortit le choc et Lorina vit alors se redresser devant elle une inspectrice blonde, qui l'arrêta d'une main posée sur le bras. Des griffes d'acier s'enfoncèrent dans la chair de l'auteure.

« Lorina Stadel, vous êtes prévenue du délit de meurtre sur la personne de Joachim Barrientes.

- Comment!

- Cinq mille personnes se trouvaient dans un rayon de deux cents mètres de l'explosion. Une seule était en relations suivies avec la victime. Vous! Nos ordinateurs ont trié les signaux des puces d'identité et c'est ainsi que je vous ai repérée. Je suis Aili Maki, inspectrice de la Gestion des Variances. Avez- vous des données contraires à cette conclusion? »

Lorina hoqueta, de surprise plus que de frayeur. Elle, une assassine? Elle n'avait jamais manié d'armes, sauf dans l'informonde, et elle n'aurait pas su comment s'en procurer. Alors même qu'elle ouvrait la bouche pour se défendre, elle se demanda pourtant si, reprenant l'idée qu'elle avait eue un instant plus tôt, elle avait pu causer la mort de Barrientes par la seule influence de son esprit, son coup de sonde renforçant bien involontairement les idées noires de l'homme. Après tout, elle n'avait jamais compris exactement comment opéraient ses dons télépathiques...

***

« Vous m'avez vue... Et comment donc? parvint à dire Lorina, suffoquée.

- Vous êtes télep, je veux bien, mais moi je suis post-cog.

- Ce qui veut dire?

- Je suis une post- cognitive. Je peux connaître le passé d'un objet ou d'une personne. Comme si j'étais là. Aussi loin que je le désire. Rien qu'en le touchant. »

Lorina fixa son regard sur les marques que les griffes de l'inspectrice avaient imprimées sur la manche de sa combinaison. Qu'avait donc vu Aili Maki? Qu'avait-elle cru voir? Une post-cog pouvait-elle associer le passé d'un homme assassiné avec la télep qui avait capté ses ultimes pensées?

Ce ne serait qu'une méprise, alors, qu'il serait facile de dissiper dans la mesure où les indices matériels permettraient d'arrêter un autre coupable. D'ailleurs, l'écrivaine n'était plus très sûre d'avoir rejoint Barrientes par la pensée. En apprenant qu'une explosion l'avait tué
après son contact mental, elle avait renoncé à son idée première. C'était idiot de penser qu'elle avait pu causer la mort par simple influence télépathique. À moins que l'explosion n'eût servi qu'à déguiser un décès antérieur de quelques minutes... Mais, dans ce cas, elle commençait à se demander si c'était bien l'esprit de Barrientes qu'elle avait sondé, et non celui de l'assassin...

Lorina releva les yeux. Le regard bleu et froid de l'inspectrice la dévisageait.

« Je vous ai vue entrer chez Barrientes, déclara l'inspectrice. Vous aviez le masque de chair d'une Pehuenche du Chili, les yeux noirs et le nez busqué. Puis vous l'avez enlevé et vous vous êtes approchée de Joachim. Vous l'avez embrassé. Il devait y avoir une capsule de poison dans votre canine car il est tombé tout de suite, une goutte de sang sur la lèvre. Et vous êtes repartie.

- Vous vous trompez de personne. Vérifiez toutes mes dents et vous ne trouverez pas une trace de poison. »

Pour la première fois, l'inspectrice parut ébranlée, mais elle se reprit aussitôt :

« Il s'agissait peut- être d'une fausse canine, que vous avez laissée avec le masque de chair dans la maison de Barrientes en escomptant que l'explosion détruirait le tout.

- Mais vous êtes folle! Vous seriez prête à m'arrêter sans une seule preuve tangible.

- Les preuves, ça se trouve toujours. Je sais ce que j'ai vu. Mon talent m'a déjà permis de résoudre une trentaine de cas comme celui-ci.

- Allez- vous me condamner sans en savoir plus, sur moi, sur Joachim, sur... tout! » Lorina avait presque crié et les griffes de l'inspectrice Maki se fermèrent sur son poignet gauche. Lorina se tut quand elle constata que l'enquêteuse ne l'écoutait plus, les yeux mi-clos comme quelqu'un à qui parle sa puce de communications. Des hommes en technoscaphandre fouillaient dans les ruines du pavillon. Deux d'entre eux se penchaient sur quelque chose que Lorina ne pouvait pas apercevoir.

Aili Maki rouvrit les yeux, la mine soudain soucieuse, et elle dit :

« Il semblerait que Joachim Barrientes soit mort il y a plusieurs heures. Or, les enregistrements pris dans le métro confirment que vous êtes arrivée dans le quartier il y a moins d'une heure. Votre cas se complique. Ma mission, c'est d'estimer la variance associée à votre culpabilité. Pour l'instant, j'ai deux événements improbables: un meurtre et la présence simultanée d'une connaissance de Barrientes à proximité. Cette double improbabilité se résorberait toute seule si je pouvais établir un lien de cause à effet. Cependant, je crois qu'il faudra que je vous accompagne à votre bureau pour en apprendre plus long sur votre emploi du temps durant ces dernières heures. Pourtant, je sais ce que j'ai vu... »

L'inspectrice Maki avait prononcé la dernière phrase à voix basse, d'un souffle marqué par l'incertitude.

Elles se mirent en marche dans la direction de la station de métro la plus proche. La prise des serres métalliques d'Aili Maki autour du poignet de la jeune auteure n'avait pas frémi.

Lorina suivit sans regimber. Elle savait que les procédures de la Gestion des Variances avaient radicalement changé depuis le vingt-et-unième siècle, date de sa fondation sous un autre nom. Il suffisait désormais aux Gestionnaires de prouver en cour l'improbabilité d'une coïncidence donnée pour faire condamner une prévenue, en l'absence de preuves pour ou contre, et parfois même malgré le manque de preuves. La population avait décuplé et les procédures minutieuses d'antan prenaient désormais trop de temps. Cependant, Aili Maki disposait de pouvoirs plus étendus que Lorina n'aurait osé l'imaginer. Et l'inspectrice ne paraissait pas hésiter à les employer de façon purement arbitraire...

En descendant les marches de la station, Lorina dit tout haut, comme si elle avait pénétré dans une de ses propres fictions, où les Gestionnaires se laissaient volontiers attendrir par un sentiment de solidarité entre exclus dotés de talents parapsychologiques :

« Vous savez, j'ai appris très tôt que j'avais un certain don télépathique. Quand j'étais petite, je finissais les phrases de mes interlocuteurs pour eux. C'est ma tante qui a compris la première que j'étais télépathe. Elle m'a expliqué que je devais faire attention. L'ignorance n'excuse pas l'impolitesse. Même si la loi n'avait pas encore reconnu notre existence, il fallait faire comme s'il existait des lois pour régir ma vie. C'est impossible de se contraindre à ne pas percevoir les pensées d'autrui, mais j'ai fait de mon mieux pour ne jamais en profiter.

- Sauf pour les nouvelles de
Fantascience, fit observer l'inspectrice, d'un ton absolument neutre.

- Je l'avoue. Barrientes a commencé par refuser trois des nouvelles que je lui avais soumises. Bien sûr, ce n'était pas une peine d'argent, mais c'était ma vanité qui était en jeu. J'ai fait la connaissance de Barrientes dans l'informonde, sous un faux nom, et je me suis renseignée sur lui avant d'écrire ma prochaine nouvelle. Pour être sûre de réussir, je me suis rendue à l'héliport de Roissy, où il habitait à l'époque, et je l'ai sondé. Je me suis inspirée de ses préoccupations du moment pour rédiger une nouvelle. Il l'a achetée dès qu'il l'a reçue. Depuis...

- Vous avez succombé à la tentation », dit sèchement Aili Maki.

Quinze fois... Non, seize, en comptant la dernière.

Lorina courba la tête humblement. Elle aurait pu répliquer que l'inspectrice était parvenue à exploiter son talent sans enfreindre son éthique personnelle, mais que cette chance n'était pas accordée à tout le monde. Lorina se tut. Elle préférait laisser l'inspectrice jouir de son sentiment de supériorité...

Dans le métro, Lorina parla de son agence à l'inspectrice. Leur coopérative d'écriture à la chaîne se consacrait aux deux formes d'écriture les plus populaires du moment: l'hypertexte linéaire ou l'histoire individualisée à la combinatoire non-linéaire. Le débat faisait pourtant rage dans l'industrie pour savoir laquelle des deux finirait par l'emporter. Certains écrivains de l'agence s'occupaient exclusivement des intrigues. D'autres assuraient le travail de recherche. D'autres encore fignolaient des passages descriptifs et des envolées lyriques. Il était passé le temps de l'écriture artisanale; en unissant leurs efforts, les écrivains de l'agence étaient plus productifs ensemble qu'ils ne l'auraient été isolément. Lorina insista sur le chiffre d'affaires de l'agence; elle désirait faire comprendre à Maki qu'elle n'avait aucune raison d'assassiner Barrientes...

« Vos dons télépathiques ne vous servent pas pour votre emploi? demanda l'inspectrice, un petit sourire narquois errant sans adresse sur ses lèvres.

- Non, puisque ce que j'écris est destiné au plus large public. Oui, dans la mesure où ma télépathie m'a permis d'approfondir la psychologie et les goûts de quelques lecteurs rencontrés par hasard. D'ailleurs, je crée des personnages pour les hypertextes, ce qui n'est pas sans rapport.

- En effet. »

Dans le quartier de Chartres, il pleuvait. Les arbres plantés sur les toits se trémoussaient pour capter toutes les gouttes qui tombaient. Lorina sourit en sortant du métro, respirant l'air moins vicié dans cette partie de Paris, plus près de la campagne et des pinèdes de la Beauce.

La coop se dressait dans une vieille maison édifiée à flanc de colline, avec vue sur la cathédrale de Chartres de l'autre côté de la vallée. Un homme les attendait à la porte. Il était vêtu d'un long manteau beige dont la teinte oscillait sous la pluie et produisait de curieux effets de perspective. Même en fixant son regard sur lui, Lorina ne put déterminer où l'homme se trouvait. Un regard et l'homme était adossé tout contre la porte. Un second regard et l'homme se tenait tout près d'elles, sans paraître avoir bougé, levant la main dans un salut presque militaire.

« Bonjour, inspectrice Maki. Bonjour, prévenue Stadel. Je suis le Statisticien Thomas Nguyen. J'ai suivi l'enquête et je crois bien que l'inspectrice Maki fait fausse route. Quant à savoir si c'est sa faute ou la vôtre, Lorina Stadel... »

Le Statisticien haussa les épaules. Lorina conçut soudain l'espoir d'être innocentée plus rapidement qu'elle n'avait osé l'espérer. Les Statisticiens appartenaient à une autre branche de la police, vouée au maintien de l'ordre alors que la Gestion des Variances se contentait de réprimer le désordre. La nuance n'était pas que sémantique et elle vaudrait peut- être à l'écrivaine sa liberté : les Statisticiens avaient tous les pouvoirs dans l'informonde, au point de parasiter à volonté les implants individuels quand ils étaient reliés au réseau d'accès ou de compulser les dossiers les plus secrets de la Russeurope. Sans doute que Thomas Nguyen avait épié leurs conversations en s'installant à demeure dans le réseau branché sur les implants d'Aili Maki. Mais qu'avait- il donc pu retirer de plus des informations à sa disposition?

Lorina n'eut pas le temps d'y réfléchir. Elle manqua gémir quand les griffes de l'inspectrice s'enfoncèrent convulsivement dans son poignet, comme si Aili Maki craignait de voir l'auteure s'échapper. La Gestionnaire rétorqua, le ton vibrant :

« Sur quelles données vous appuyez-vous pour mettre mes conclusions en doute?

- Une recherche plus exhaustive des fichiers de la coop de Lorina Stadel a suffi. Connaissez- vous Jacques Dedler? »

Lorina répondit, sans savoir si c'était à elle que Nguyen s'adressait :

« Il travaille chez nous. Il met au point les intrigues des histoires individualisées. »

Nguyen secoua la tête, le regard fixé sur l'inspectrice. Les yeux mi- clos, Aili Maki récita enfin :

« Jacques Dedler. Naissance: Puerto Montt, 2109. Cycle primaire: Montevideo. Cycle universitaire: Paris, par téléprésence. Service militaire: campagne de désarmement du Pakistan. Réformé pour cause d'intoxication aux psychogènes. Engagé il y a douze ans par la Coopérative de Fictio- Productique de Chartres,

- Et alors? demanda Lorina, qui ne comprenait pas.

- Au Pakistan, dans l'Indus, les Sud-Américains se sont battus pour que les États péninsulaires ne se soumettent pas aux diktats de la Russeurope en échange du blé de l'Ukraine, dit Nguyen.

- Ah! fit Lorina. Vous croyez que Jacques Dedler a rencontré Joachim Barrientes sur un champ de bataille? Ou que Jacques, dix ans après l'armistice d'Isfahan, continuait la guerre par d'autres moyens?

- Oui, confirma Nguyen. Et je crois aussi qu'il savait que Lorina allait rôder autour du logis de Barrientes, cet après- midi. Et il en a profité pour combiner un assassinat qui serait associé à Lorina. »

L'écrivaine rougit. Elle avait toujours trouvé le grand Sud-Américain sympathique et, le jour précédent, elle s'était laissée aller à lui confier une partie de son secret. Mais il avait dû comprendre qu'elle allait visiter Joachim Barrientes en personne, car elle n'aurait avoué en aucun cas qu'elle comptait se livrer à un peu d'espionnage télépathique.

Par contre, elle n'arrivait pas à deviner comment Nguyen avait fait pour les écouter. Ils avaient été seuls à leur table dans la cafétéria. Elle n'était pas branchée sur le réseau et, si Dedler était un criminel, elle ne comprenait pas pourquoi il aurait couru le risque d'être entendu.

Elle jeta un regard soupçonneux à Thomas Nguyen, mais le Statisticien se contenta de sourire.

« Mais je l'ai vue! protesta Aili Maki, ajoutant quelques mots en
suomi que Lorina ne comprit pas.

- Qu'est- ce que vous avez vu? rétorqua Nguyen. Selon l'enregistrement de votre conversation avec Lorina, vous avez reconnu un masque de chair chilien, ce qui m'inciterait plutôt à chercher du côté de Jacques Dedler. En-dessous du masque... Qui sait? Avez-vous songé qu'un masque peut en cacher un autre? »

Lorina tira un peu et les doigts d'acier de l'inspectrice relâchèrent leur prise. Un souffle rauque s'échappa de la gorge de l'auteure et elle tituba. Si elle avait été reconnue coupable, elle aurait abouti dans une de ces fermes de la Russibérie où on faisait peu de cas des vies humaines. Depuis que la population mondiale avait dépassé les cinquante milliards, la vie se mesurait en setiers de grain...

Tout en massant son poignet meurtri, Lorina prit la parole :

« Statisticien... Je suis télépathe et si l'inspectrice a cru voir le meurtre et percevoir ma présence, c'est sans doute grâce à mon contact mental avec Joachim Barrientes au moment de sa mort.

- Vous n'écoutiez pas? Joachim Barrientes est mort plusieurs heures avant votre prise de contact.»

Elle n'avait pas remarqué ce détail dans son désarroi. Avait-elle... Non, elle secoua la tête; non, elle était incapable de croire qu'elle avait contacté l'âme d'un mort. Les télépathes ne communiquaient pas avec les fantômes. Un gémissement lui échappa :

« Mais alors? Je ne comprends plus! »

Lorina fit quelques pas pour se placer sous l'auvent de la coop, à l'abri de la pluie. Au bout de la rue apparurent des Gestionnaires dont les mouvements trop rapides trahissaient l'intervention d'exosquelettes. Thomas Nguyen s'écarta soudain, libérant l'accès à la porte du bâtiment, par où entra la petite escouade. Le Statisticien répondit enfin, dévisageant ses deux interlocutrices tour à tour :

« En effet. La question se pose. Vous êtes sincères toutes les deux, ce qui veut dire qu'il n'y a que deux explications possibles. Un, le talent télépathique de Lorina peut soit rejoindre une âme défunte soit remonter dans le temps. Deux, vos dons soi- disant parapsychologiques sont illusoires.

- Vous plaisantez! s'écria Aili Maki. J'ai mille preuves de l'efficacité de mon talent post-cognitif.

- Moi aussi!

- Oui, nous croyons maintenant à la précognition, à la télépathie ou à la post- cognition, le trait commun de ces dons étant qu'ils sont souvent invérifiables de façon objective et qu'ils donnent lieu à des contradictions dérangeantes. »
Lorina s'appuya contre le mur, les bras croisés, subitement pensive.

Depuis sa première publication dans
Fantascience, elle en avait appris beaucoup sur Joachim Barrientes et en savait peut-être plus sur lui que n'importe qui sauf l'homme lui- même. Grâce à l'informonde, elle avait même pu suivre la trace de ses préoccupations au fil des jours et des mois. S'était- elle convaincue qu'elle percevait les pensées de sa proie alors qu'elle ne faisait que les lui attribuer?

« Des contradictions? interrogea Maki d'une voix blanche qui indiquait qu'elle s'était livrée à un raisonnement semblable.

- Le précog qui croit connaître le futur peut-il le modifier? répliqua Nguyen en s'échauffant. Une télep peut lire l'esprit d'un précog et tenter de changer son propre futur, ce que le précog est censé prévoir, mais si le précog l'a prévu, la télep le sait et peut changer son comportement en conséquence, et ainsi de suite dans tous les tours et retours d'une boucle infinie... De même, le télep qui lit les pensées d'autrui ne devient-il pas la personne dont il partage les pensées? Et s'il le devient, comment peut-il aussi être le télep qui se souvient d'avoir été quelqu'un d'autre? Baptiser ce paradoxe de télépathie me paraît fort adroit. »

Les Gestionnaires ressortirent de la coop, traînant entre eux Jacques Dedler, plus mort que vif. Avait-il avoué? Serait- il envoyé en Russibérie? Lorina suivit du regard l'escouade dont le pas bondissant la propulsait au galop sur le pavé de la rue, comme un seul monstrueux corps aux multiples jambes parfaitement synchronisées.

Il ne pleuvait plus. Lorina soupira et regarda de nouveau Thomas Nguyen. L'homme aurait beau parler, il ne réussirait pas à la convaincre. Même si la télépathie n'était qu'une illusion, c'était une illusion dont elle ne pouvait se passer. Le Statisticien dut lire la conviction gravée sur son visage, car son ton se fit presque implorant:

« Non, je ne crois pas à la réalité de tous ces talents. Suite à l'invention des cancérovaccins, la population de l'humanité n'a cessé de grimper malgré le contrôle des naissances. Il y a soixante milliards d'habitants sur Terre. C'est un nombre suffisant pour que des coïncidences à première vue inexplicables deviennent probables. En dépit de ce que vous pouvez croire, prévenue Stadel, vendre quinze nouvelles de suite à Joachim Barrientes peut tout aussi bien avoir été l'effet du hasard que le résultat de votre espionnage télépathique. En dépit de ce que vous pouvez croire, inspectrice Maki, résoudre une trentaine d'énigmes peut tout aussi bien s'expliquer par votre intuition post-cognitive que par la chance. »

Lorina Stadel et Aili Maki se regardèrent. Entre science et fantascience, entre réalité et fiction, Lorina savait ce qui l'intéressait. Et elle lut dans les traits de l'inspectrice que celle-ci avait fait le même choix.

L'espace d'un instant, elles se laissèrent gagner par un élan de solidarité entre excluses d'un monde soumis aux statistiques et aux lois de la probabilité. Lorina sut ce que l'inspectrice Maki allait dire et ainsi elles déclarèrent, sans s'être concertées, mais articulant chaque mot comme si elles n'avaient qu'une gorge et qu'une langue à elles deux :

« Croyez ce qui vous semblera bon, Statisticien. Nous croirons à ce qui nous semble important. »

La bouche de Thomas Nguyen béa sans émettre un son, comme si l'homme venait d'être frappé au coeur. Il dressa à moitié son bras, cachant son visage comme pour parer un autre coup. Puis il se détourna, ses épaules s'affaissant, et il s'éloigna dans la direction prise par l'escouade de Gestionnaires.

Les deux femmes secouèrent la tête, rassurées au point d'éprouver une certaine pitié pour lui. L'humanité, de par sa propre multiplication, avait créé un monde où les miracles et les prodiges avaient leur place, songea Lorina, et où le doute devenait moins fort que la foi. Quand le nombre de combinaisons potentielles était suffisamment élevé, toutes les histoires devenaient possibles...

Jean-Louis Trudel © Première publication dans Solaris #122,1997.

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