LE RAMON DE LA MACRÂLE

par

Alain le Bussy

Dans mon salon, on trouve comme très souvent quelques souvenirs accrochés au mur. Un masque africain, un kriss (malais, bien entendu), un sabre de cavalerie dont je finis par croire qu'il a vraiment appartenu à mon arrière grand père Dollard de la Garde Impériale, un petit dessin de Didier Cottier et un ramon, l'un de ces balais primitifs formé d'une tige de noisetier garnie d'un bouquet de rameaux à une extrémité.
Il est déjà arrivé à l'un ou l'autre de mes visiteurs, plus observateurs que les autres de s'étonner du fait que là où de simples crochets X suffisent pour tous ces objets, le ramon est fixé au mur par des anneaux bien serrés aussi épais que mon auriculaire...

*

Les macrâles n'ont pas la réputation d'être séduisantes. Je le savais lorsque Frank Dequart m'a proposé de participer à l'étude qu'il en faisait. Mais à ce moment précis, j'avais envie de n'importe quoi, sauf d'être séduit. En outre, j'avais toujours éprouvé un certain intérêt pour tout ce qui touchait à la sorcellerie ou à la magie. Je n'y croyais pas vraiment, pas plus que je ne parvenais à croire à tout ce que ce farfelu de Dequart pouvait inventer. Au fond, en l'accompagnant, je ne pouvais que cumuler deux plaisirs: en apprendre plus sur la magie et le prendre au piège du mensonge. Car je me promettais de le coincer et de lui faire comprendre à quel point il pouvait être ridicule, surtout lorsqu'il énonçait d'un ton profondément sentencieux les pires idioties.
Nous nous sommes donc retrouvés un soir de pleine lune. Dequart était certain de ses informations et nous allions gagner directement le lieu où les macrâles allaient tenir un sabbat.
Dequart n'avait pas de voiture et je soupçonne fort que c'est pour cette raison uniquement qu'il avait besoin de moi. J'ai conduit une vingtaine de kilomètres en suivant ses indications, ce qui m'a amené à passer trois fois au même endroit et à arrêter la voiture à moins de quatre kilomètres de notre point de départ. Ensuite, nous avons marché presque à l'aveuglette dans un sous-bois que ne perçait pas la lumière lunaire pendant une bonne demi heure. Mon sens de l'orientation me faisait penser que nous allions atteindre le fond du jardin de Dequart lorsqu'il m'a soufflé que nous atteignions notre but.
Il faut reconnaître qu'il avait monté l'expédition avec beaucoup de sérieux. Nous avions une caméra permettant de filmer presque sans lumière et des lunettes de vision nocturne du dernier cri.
Avant d'entendre celui-ci, il y en a eu premier. Une sorte de croassement dissonant. Nous nous sommes plaqués au sol à l'orée d'un coin de bois. J'ai poussé un juron silencieux: Dequart avait eu raison, les macrâles étaient bien là. Une douzaine... Non, treize très exactement. Elles formaient un cercle au milieu d'un pré et tournaient lentement sur elles-mêmes, ce qui permettait de voir leurs visages.
En fait, on ne voyait pas grand chose d'autre à part leurs mains desséchées et osseuses. Les visages correspondaient à ce que décrivaient les récits: des nez crochus recourbés sur des bouches aux lèvres minces et encadrés de sourcils aussi broussailleux que ceux de Brejnev mais blancs. Elles avaient l'air aussi exsangues que si elles venaient d'offrir tout un repas à Dracula et consorts.
Après le premier cri, il y en a eu d'autres, tous aussi grinçants. Je n'ai pas pu m'empêcher de frissonner. J'ai l'oreille musicale et ces dissonances me faisaient vraiment mal.
Les macrâles tournaient de plus en plus vite, à la fois sur elles-mêmes et autour du centre virtuel du cercle qu'elles formaient. Tout à coup, la terre à commencé à se soulever et un étrange buisson est apparu à la surface.
Les macrâles ont ralenti leur danse. A côté de moi, Dequart filmait toute la scène tout en marmonnant quelques commentaires. Je n'avais rien d'autre à faire qu'observer ce qui se passait et d'essayer de découvrir s'il y avait là une quelconque mise en scène théâtrale destinée à ces vieilles femmes si abominables que leurs visages ne pouvaient être que des masques.
Nous étions en pleine nature et ce qui aurait été aisé dans une salle ou une grange me semblait impossible ici. Ce le devint plus encore lorsque le buisson se fragmenta, chacune de ses branches devenant indépendante et quittant le centre du cercle pour se diriger vers le pourtour en se dandinant sur sa base.
Les macrâles en finirent avec leur danse. Chacune des treize s'immobilisa en face d'un fragment de buisson et un nouveau ballet débuta. Chaque macrâle avait un partenaire, qu'elle tenait à bout de bras. Malgré les lunette amplificatrices de lumière, je ne distinguais pas tous les détails. Par chance, Dequart, qui devait y voir mieux que moi via l'oculaire de sa caméra, m'expliquait involontairement ce que j'avais du mal à distinguer.
"Elles arrachent les rameaux, mais elles ne les jettent pas... Elles les gardent en main, et les plaquent contre le bout de la tige... Quand elles retirent leur main pour s'attaquer à une autre branchette, celle qu'elles viennent d'abandonner reste en place... J'y suis... Elles confectionnent des ramons , ces balais sans lesquels une macrâle ne serait qu'une vieille femme banale en dehors de sa laideur."
Dequart avait raison. Maintenant, je voyais les balais prendre forme sous mes yeux. Certaines macrâles semblaient plus habiles que les autres et elles en avaient déjà fini. Elles rompaient le cercle et allaient de-ci, de-là, en maniant leurs balais pour effacer les traces que le jaillissement du buisson originel avait laissées dans la prairie.
"C'est pas tout ça," a grommelé Dequart, "mais l'étude ne serait pas présentable, ni crédible, si je n'ai pas quelques mots des participantes."
"Tu es fou!"
"Bah, qu'est-ce qu'on risque? Ce ne sont que quelques vieilles, si moches qu'en en sont aigries, qui répètent des rites traditionnels. Ce ne sont pas de véritables sorcières..."
A ce moment, les macrâles se sont mises à chanter. Ce n'était pas plaisant à entendre, mais il y avait un rythme qui indiquait que ce n'étaient pas de simples cris. C'est à partir de ce moment que tout à basculé.
J'ai d'abord cru que les macrâles avaient lâcher leur ramon en le plantant dans le sol meuble, mais j'ai très vite été détrompé. Elles ne tenaient plus les balais de branchage mais ceux-ci n'étaient pas fixés au sol. Ils se déplaçaient en se dandinant, se dirigeant vers le centre du cercle.
"Ça, c'est plus fort que tout ce que j'ai lu sur le sujet!" s'est exclamé Dequart. "Des balais qui dansent! C'est plus extraordinaire que les cordes de fakirs."
Je ne pouvais pas lui donner tort. Le spectacle du double cercle, celui des macrâles et celui des ramons dansant tous deux sur le même rythme lent était ce que j'avais jusqu'à présent vu de plus fascinant. Et pourtant, j'avais parcouru le monde entier assistant à des cérémonies et à des rites tirés de toutes les croyances que l'homme avait pu imaginer en quelques dizaines de milliers d'années de civilisation.
Dequart s'est levé. Il voulait probablement disposer d'un meilleur angle de prise de vue. Cette fois, je n'ai pas eu le temps de le dissuader. Il a fait quelques pas et, au début, j'ai cru que les macrâles ne découvriraient pas sa présence.
Je l'ai même perdu de vue un moment, car le spectacle avait changé et captait à nouveau toute mon attention. Les macrâles s'étaient immobilisées, tandis que les ramons s'étaient mis deux par deux, sauf bien sûr le treizième. Ils enchevêtraient leurs pieds de rameaux, se serraient l'un contre l'autre et même se courbaient pour... s'enlacer. Je ne voyais pas d'autre mot pour qualifier ce... geste.
Au bout de quelques instants, ils se sont mis à devenir flous. En fait, ils tremblaient de manière frénétique. A ce moment, le cercle des macrâles a commencé à se déformer. Elles se sont mises en ligne, nous tournant heureusement le dos. Une seule macrâle se trouvait en dehors de la ligne, juste de l'autre côté du buisson reconstitué et flou que formaient les ramons. Elle tenait là compagnie au seul ramon isolé.
Dequart a fait deux pas de plus. La macrâle isolée l'a aperçu et a poussé un terrible hurlement, que je n'ai pu interpréter que comme un cri de terreur. Les autres se sont retournées vers nous et ont commencé à nous invectiver. Je ne connaissais aucun des mots qu'elles prononçaient, mais le ton ne pouvait tromper.
Le buisson s'est figé. Tous les détails sont redevenus parfaitement visibles. Là où il y avait eu six paires de balais entremêlés, il y avait maintenant six trios comportant chaque fois un élément nettement plus petit que les deux autres.
Dequart continuait à avancer, la caméra braquée. Il parlait, disant qu'il ne voulait pas de mal aux macrâles, mais seulement enregistrer quelques mots. Elle ne l'ont pas écouté. Elles ont commencé à se disperser, s'égaillant à gauche ou à droite. Malgré leur âge vénérable, elles étaient agiles et bientôt il n'y en eut plus qu'une seule dans la prairie. Nous nous sommes rapprochés d'elle. A ce moment, les ramons se sont tous envolés, même les petits. Ils sont montés à plusieurs dizaines de mètres de haut, suivis par la caméra de Dequart. Tout à coup, ils ont plongé. J'étais à une dizaine de mètres de lui et c'est peut-être ça qui m'a sauvé. Ou bien ils ne s'intéressaient qu'à celui qui avait profané la cérémonie.
Quand ils sont repartis, j'ai jeté un coup d'oeil sur le corps de mon compagnon. Sur son cadavre plutôt. Un coup d'oeil seulement, puis j'ai été secoué d'une terrible nausée, car transpercé de partout, il n'avait presque plus rien d'humain.
Il fallait appeler des secours, même s'il était trop tard. Alerter les autorités. Mais me croirait-on si je disais que Dequart avait été victime de baguettes de noisetier devenues folles de rage? Il y avait le film, bien sûr...
J'en étais là quand j'ai entendu un gémissement. Je me suis souvenu de la dernière macrâle.
Elle serrait contre elle son ramon. Je me suis approché d'elle avec prudence et je l'ai vue qui pleurait. Quand elle a senti ma présence, elle a levé la tête vers moi. Je n'ai vu que le visage d'une vieille femme désespérée.
"Mon petit, mon pauvre petit..." a-t-elle dit en caressant le manche du balai. "Il ne connaîtra jamais le plaisir de voler libre comme l'air, et moi non plus. Mais moi, j'ai déjà tout eu dans la vie, c'est moins grave..."
Elle s'est interrompue pour embrasser le manche du ramon, qui s'est courbé pour caresser sa coiffe.
"Ma vie est finie," a-t-elle repris. "Je vous supplie, monsieur, de vous occuper de lui jusqu'à ce qu'il ait trouvé une compagne, car il sera incapable de subvenir à ses besoins et je ne veux pas qu'il finisse en bois à brûler."
Comme je ne disais rien, elle a insisté, se détachant du ramon et me le poussant dans les mains.
"Je vous en supplie, monsieur... Vous devez réparer le mal qu'a commis votre compagnon."

*

Parfois, les soirs de pleine lune, le ramon s'agite dans ses chaînes. Je me tiens à l'écart dans ces cas-là, tout en me promettant qu'avant de mourir, je le prendrai avec moi pour aller le lâcher dans une prairie par un soir où la lune est pleine afin de lui donner une chance de vivre vraiment sa vie.

Alain le Bussy ©

Esneux, 22 janvier 2003 18H.00 /
23 janvier 2003 17H.45

 

Alain le Bussy : biographie et bibliographie

Prochaines saisons : nouvelles, L'affaire en or et Le palais des monstres

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 20 - été 2003

 

 

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