AU NOM DU PÈZE,
DU FRIC
ET DU SAINT-BÉNÉFICE

- Inédit -

par Olivier Bidchiren

Salon Montmorillon (2002)

Réalisation de
« Le Temps fut, je suis car ici existe
ce qui n'existe pas. »

À Samuel Bernard, peintre du destin des hommes.

« Prends ton meilleur ami, fais-en un ennemi
Je t'achète, et je te vends
Vautré dans le coma du commun des mortels
[...]
Je dis, argent, trop cher, trop grand
La vie n'a pas de prix. »

Jean-Louis Aubert

 

La mine déconfite, les traits tirés, les cheveux hirsutes, sapé à quatre épingles, Gérard Louvain était une nouvelle fois en retard à un rendez-vous. Ce n'était déjà pas évident de se débrouiller en France dans une ville inconnue, alors se retrouver parachuté en terrain étranger tout en essayant de baragouiner la langue du pays n'était pas pour lui faciliter la tâche. D'autant plus qu'il avait éprouvé beaucoup de mal à dénicher une place de stationnement pour son autoglisseuse et à se diriger dans ce quartier urbanisé comme un gruyère. Plus d'une fois il demanda son chemin.
La veille seulement, ses patrons lui avaient indiqué le jour, l'heure et le lieu de la rencontre : le 13 août 3000 à 20 heures 30 dans la zone urbaine la plus crade de Turin. Il n'avait pas eu le loisir d'effectuer les repérages préalables à toute transaction. Un temps trop mince lui avait été laissé pour concocter un plan et choisir ses collaborateurs. Pour ne pas perdre de précieuses heures à compulser et à étudier une dizaine de dossiers de volontaires, il eut la présence d'esprit d'appeler à la rescousse l'une de ses plus fidèles partenaires. Deux jours plus tôt, elle lui avait expressément demandé de l'envoyer en mission afin de renflouer ses caisses. Il ordonna à Joséphine de sauter dans le premier avion en partance pour le Piémont. Elle jouerait le rôle d'une touriste : lunettes de soleil coincées sur le bout du nez, tee-shirt, bermuda et sandales, le Guide du Routard flanqué dans une main. Elle surveillerait ainsi les passants et repérerait un éventuel traquenard.
« Quelle idée de fixer un rendez-vous dans une ruelle. Y a vraiment trop de monde ici », songea-t-il. « Heureusement que j'ai recommandé à Simon de toujours choisir un coin accessible, calme, désertique pour faire l'échange, un endroit hors de vue susceptible de fournir une possibilité de retraite en cas de grabuge. Quel con celui-là ! »
Joséphine marchait devant lui, la main gauche coincée sous son sac à dos dissimulant un surin enduit d'un poison indécelable, capable d'abattre un boeuf sur le champ. Elle fit un signe de reconnaissance.
« Je... Oh non ! ... Incroyable ! Elles ? Ces abrutis d'acquéreurs ont osé nous envoyer des bonnes soeurs ! Il est vrai que pour passer inaperçu ici il n'y a rien de tel que ce camouflage. Le magot doit être faramineux pour qu'elles portent le sac à deux.
« Qu'est-ce que je fais ? Je les aborde ? Avec ce monde au bout de la rue et la fille devant moi, c'est un peu risqué. Avec le code qu'ils ont choisi, ça ne devrait pas trop attirer l'attention :
Que Le Seigneur soit avec vous, mon Fils ! , dois-je leur dire. Et elles me répondront Chienne de vie. Les pontes de l'Organisation manquent vraiment d'imagination. Pourtant, avec le boulot qu'ils font, ça ne devrait pas leur manquer.
« Joséphine va les croiser... Pour moi, encore quatre mètres à peine.
« Je n'aime vraiment pas le regard de la vieille ! La fausse grenouille de bénitier me reluque par-dessus ses lorgnons. Et avec ses sourcils froncés, elle a vraiment l'air de se foutre de ma tronche !
« À tous les coups, c'est une dingue du couteau ou une sadique qui aime bien brûler ses victimes en faisant couler de la cire chaude sur leur langue. »

« O ! Scusa signorina ! ...
- Vous ne pouvez pas faire attention » , lâcha la jeune femme. Elle le fusilla du regard puis s'accroupit pour ramasser ses livres étalés sur les pavés.
« Vous êtes française ?
- Ça ne se voit donc pas ?
- Je suis vraiment désolé. Attendez... Je vais vous aider à les ramasser. »
Ne comprenant pas ce qui se passait, Joséphine rebroussa chemin et emboîta le pas des religieuses. Elle frapperait si nécessaire. Elle avait été entraînée pour ce genre de nettoyage.
« Ôtez vos sales pattes de mes bouquins et fichez-moi le camp ! C'est avec des gens comme vous, maladroits, brutaux et incultes, qu'on passe une chienne de vie. »

Interloqué, Gérard Louvain hésita une seconde :
« Non, ce n'est pas possible ? Je rêve. Elle ? » se dit-il en la dévisageant. « Mais les bonnes soeurs ? Putain ! Je ne comprends plus rien ! Qui est qui dans ce foutoir ? »
Il leva la tête, ne sachant pas quoi faire des livres amoncelaient dans ses bras et risqua un coup d'oeil vers les religieuses qui lui souriaient. Elles s'approchèrent :
« Que Le Seigneur soit avec vous, mon Fils. »
Après un geste de bénédiction, elles reprirent leur route. Joséphine lui fit signe : elle les prenait en filature.
« Mais c'est toute la France dans cette rue ! » pensa-t-il.

« Pour me faire pardonner, je vous offre un verre.
- Vous draguez toujours les filles de cette manière-là ?
- Non.
- Pauvre minable. » Et la jeune fille s'éloigna rapidement dans la ruelle.

« Planté là, j'ai vraiment l'air d'un idiot... J'ai dû louper un épisode... Il ne me reste plus qu'à rattraper Joséphine et les deux intermédiaires. Elles n'ont certainement pas voulu effectuer la transaction devant la fille.
« Il y a un truc qui m'échappe : qu'est-ce qui s'est passé avec les codes? Les unes déclament benoîtement ce que je devais dire et une gonzesse inconnue me jette à la figure le mot de passe des religieuses! Ce coup sent vraiment la galère !
« Et j'en fais quoi de cette foutue mallette ? Je ne sais même pas ce qu'elle contient ni ce que l'on doit me donner en échange. Du fric, sûrement.
« Depuis que l'un des passeurs a voulu doubler l'Organisation, on ne nous informe plus. Démerdez-vous... Voilà le mot d'ordre du boss. Et ferme ta gueule, sinon « clic » , on t'éteint. Voilà la menace qui pèse sur nos têtes. Et en prime, ton corps se retrouve conditionné en aliments pour chats ou chiens... Ni vu ni connu, je t'embrouille ! Plus de trace de ton passage sur Terre. »

Gérard Louvain déboucha sur une esplanade jouxtant la ruelle. Il jeta un rapide coup d'oeil à droite et à gauche mais il ne sut quelle direction prendre pour retrouver la piste de Joséphine et des religieuses ; trop de voies partaient de la place. Par contre, sur un banc publique, était assise la jeune fille qu'il avait maladroitement bousculée. L'idée qu'elle fût soit une espionne à la solde du même bureau que lui soit un agent travaillant pour une partie adverse lui avait effleuré l'esprit. À bien la regarder, il eut une brusque montée d'adrénaline et une brusque érection. Cette fille lui plaisait et l'intriguait, l'envoûtait. Il la contempla longuement. Elle rangeait minutieusement les livres dans un sac en plastique. Son visage exprimait la colère que certifiaient ses gestes brusques. Les lèvres serrées et les sourcils froncés accentuaient les plis de chair barrant son front et renforçaient son esprit renfrogné. Malgré ses élans agressifs, sa beauté plastique ne le laissa pas indifférent. Il aimait les femmes qui avaient élevé leur personnalité et leur caractère au rang de profession de foi et dont le tempérament indépendant ne supportait aucune contrainte, aucune entrave, et qui se passaient aisément du sexe fort. Les mijaurées et les saintes-nitouches l'épouvantaient et le répugnaient au plus haut point. Celles qui répondaient oui à tout, qui suivaient leur homme comme un toutou et qui miaulaient amen quand elles écartaient les cuisses l'ennuyaient, lui donnaient de l'urticaire et le dégrisaient quand il devait passer à l'acte. Seules, les authentiques femmes insoumises et casse-cou l'émoustillaient et réveillaient ses instincts de conquérant et sa curiosité innée. Cette fille lui en ferait voir de toutes les couleurs et lui procurerait du fil à retordre mais au moins l'aventure serait palpitante. « La mission attendra bien un peu » , se dit-il. « Joséphine s'en tirera s'en trop de désagréments. »
Il déglutit, inspira profondément de nombreuses goulées d'air et se détendit par une gymnastique musculaire de la nuque et des épaules. Il s'approcha de la fille en affichant un beau sourire et une décontraction parfaitement simulée. Cette nuit, elle serait dans son lit.
« Excusez-moi ! »
Elle lui jeta un bref regard noir. Il eut l'impression de recevoir une douche froide. La désamorcer et la ferrer ne s'avérerait pas facile.
« Qu'est-ce que vous me voulez encore ?
- Vous n'auriez pas vu passer deux religieuses et une jeune femme portant un sac à dos et des lunettes noires ?
- Il n'y a pas marqué La Poste » , le rabroua-t-elle tout en dessinant de la main un rectangle sur son front. « Et d'ailleurs, vous êtes pervers au point de chercher à déflorer des saintes femmes ? »
Il ne sut pas quoi répondre. Elle l'avait complètement décontenancé et bloqué. Elle s'en félicitait. Lui, il se l'imaginait en mangeuse d'homme, en mante religieuse, en vamp.
« Vous allez me reluquer longtemps ?
« Si c'est pour m'inviter encore à prendre un verre, vous pouvez vous le mettre où je pense. Mais si c'est pour m'offrir un dîner dans un restaurant trois étoiles et non dans une pizzeria minable ou une trattoria ringarde, je ne dis pas non !
- Vous êtes toujours comme ça avec les hommes ?
- Seulement avec ceux qui me plaisent et qui ont envie de tomber dans mes filets.
- Pardon ?
- Vous m'avez très bien entendu alors ne jouez pas au jouvenceau qui sort de sa coquille et qui s'en va promener sans la protection de maman.
- Vous êtes dure.
- Je suis comme je suis. Les femmes d'aujourd'hui doivent être exigeantes avec les machos à la boussole incrustée en dessous de la ceinture si elles ne veulent pas se faire croquer vives puis se voir reconduites sur le pas de la porte après le sacrifice qu'elles ont fait de leur corps.
- C'est précis, clair et franc ! Je fais quoi maintenant ? »
Elle se leva du banc, lui décocha un sourire malicieux et lui plaqua le sac de livres contre le poitrail.
« Portez-le ! Prenez mon bras et promenons-nous. À moins que vos pulsions vous poussent toujours à poursuivre vos fantasmes sexuels ? Elles sont parties par là. La petite jeune entre les deux bonnes soeurs baraquées. La blondasse me paraissait pas très à l'aise.
- Je...
- Et cessez de triturer le flingue que vous portez dans la poche. On croirait que vous vous malaxez les testicules. Je vous préviens tout de suite qu'un homme armé ça ne me fait pas peur. Des types de votre genre, j'en ai rencontrés plus d'un.
- Ah ?
- Alors ?
- Arrêtez d'être désagréable sinon je pars. »
Elle le considéra des pieds à la tête puis haussa les épaules.
« Au revoir ! » Elle tourna les talons et le laissa en plan.
« Eh ! Attendez ! » cria-t-il. Il la rattrapa en courant et se campa devant elle.
« D'accord ! ... Je ferai ce que vous voudrez !
- Puisque je suis une gentille fille, en échange, je veux bien porter votre mallette ; elle sera certainement plus légère que ces bouquins. »
Il hésita quelques instants avant de la lui tendre.
Au fond, qu'avait-il à craindre ? À quoi bon se méfier d'une fille qui, bientôt, se retrouvera sans soutien-gorge ni petite culotte. Il n'aura qu'à planquer ses fringues ou les jeter par la fenêtre de la chambre.
« Comment vous appelez-vous ? » lui demanda-t-il.
« Caroline.
« Et vous ?
- Gérard. »

*

Après une promenade au gré des panneaux indicateurs de visites culturelles durant laquelle peu de mots furent prononcés, deux ou trois commentaires parcimonieux sur l'art du quattrocento et les palais baroques. Seulement, Gérard Louvain commença à douter de son talent à débusquer et à charmer la proie idéale.
« Je suis en train d'être manipulé » , songea-t-il. « Les rôles sont inversés : le chasseur est devenu gibier sans même s'en rendre compte. Pauvre crétin ! Laisse-la donc ! Je ferais mieux de retrouver Joséphine et de conclure cette foutue affaire avant de rentrer et de toucher mon blé. »
Il était tellement absorbé par ses réflexions et obsédé par sa situation ridicule qu'il ne vit même pas surgir - de chaque côté de la rue - les deux nonnes. Un pas. Le pigeon tomba dans le piège. Elles se postèrent devant et derrière lui, leurs robes se tendant sur une curieuse proéminence.
« Si tu bouges, petit » , fit la première, « t'auras du plomb dans les ailes.
- Donne-nous la sacoche et la fille » , enchaîna la seconde.
« Vous rigolez ? Vous croyez réellement que je vais vous filer la mallette sans rien en échange ?
- Pourquoi pas ?
- Cette clause n'est pas mentionnée dans le contrat.
- Il est devenu caduque.
- Dans ce cas, me serait-il possible qu'une contrepartie financière équitable me soit versée pour me faire oublier ? Je déclarerai à mes supérieurs que vous m'avez assommé par surprise et qu'à mon réveil j'étais dépouillé de tous mes biens.
- Ne fais pas l'idiot ! Dieu en tirerait bénéfice. Tu n'es pas en mesure de discuter ! T'en rends-tu compte ? Il suffit d'un malencontreux dérapage sur le bout de métal que je tiens pour que tu manges les pissenlits par la racine.
- Je ne peux en effet l'exclure.
« Toutefois, je ne vois pas à quoi pourrait vous servir cette nana.
- Non seulement nous avons entendu le code mais en plus ta charmante collaboratrice - pitié pour son âme - nous a gentiment confié que mademoiselle faisait partie de la transaction parce qu'elle connaissait le fonctionnement de notre commande. Vos chefs ne nous avaient pas prévenus de l'envoi de ce cadeau !
- Joséphine a toujours adoré les plaisanteries !
- Quand on est au seuil de la mort, l'instant n'est pas à l'humour.
- Bande d'ordures !
- Bienvenue dans la famille. »

À ce stade de la discussion, Gérard Louvain devait se dépêcher de réfléchir et agir avec efficacité et précision. Louvain comme bon nombre de ses collègues ne dérogeait pas à la règle du métier : analyse méthodique du lieu et de l'espace, recherche des armes disponibles, étude de la physionomie et du comportement des opposants (poids, taille, posture du corps) afin de les mettre hors service. La manoeuvre était délicate, pas irréalisable. Il arrêta sa décision.
Le sac de livres s'envola et heurta de plein fouet la tête de la bonne soeur qui se tenait en face de lui. Un bond et il plaqua à terre sa nouvelle conquête afin que tous deux ne fussent pas dans la ligne de mire. Cinq secondes s'égrenèrent. Cinq de trop. La balle fila vers son objectif. Impact. Elle alla se loger dans le ventre de la nonne profondément sonnée. Son corps vacilla et s'effondra. Gérard Louvain effectua une roulade puis exécuta un croc-en-jambe sur la seconde religieuse à demi paniquée. Dans le corps à corps qui s'ensuivit, Louvain parvint à découvrir une faille dans la défense adverse et à y loger le canon de son effaceur. Foudroyée nette, la dévote rendit l'âme. Elles étaient trop sûres d'elles pour penser à lui retirer son arme.
Il se leva, s'agenouilla auprès de chaque cadavre, les fouilla méticuleusement. Il ne découvrit rien sinon un ticket de transport en commun déchiré en deux morceaux. Il l'étudia et ne put réprimer un sourire. Il le glissa dans sa poche. Il récupéra le sac de livres et la mallette puis releva Caroline blottie contre un mur. Elle était terrorisée et choquée. La prenant par la main, il la força à courir à travers le dédale des rues de Turin. Le jour déclinait.
À bout de souffle, ils s'arrêtèrent à quelques pâtés de maisons de-là. Caroline haletait. L'air vivifiant reçu en plein visage lui avait rosi les joues.
« Qui êtes-vous ? Et ces femmes ? Pourquoi ? » cria-t-elle au bord de l'hystérie.
Gérard lui flanqua une gifle pour la calmer.
« Taisez-vous ! Vous allez nous faire repérer.
« Je travaille pour une Organisation internationale d'assistance au terrorisme.
- Quoi ?
- Toutes les nations font appel à notre réseau. Le terrorisme existe parce que les politiciens le souhaitent. Cela arrange leurs affaires. Pendant que les gens sont préoccupés par leurs problèmes économiques, qu'on les abreuve d'informations savamment étudiées et qu'on les abrutit avec des jeux à la con et des émissions abêtissantes, les Gouvernements ont les mains libres pour agir à leur guise.
- Vous osez faire ce boulot répugnant et profiter de la faiblesse des pauvres gens ? Vous êtes un charognard.
- Ça paye bien. »
Ils se regardèrent. Elle ne le croyait pas. Il ajouta :
« Je ne sais rien faire d'autre. »
Caroline le tança.
« Je ne devrai même pas vous raconter tout ça.
- Alors pourquoi vous sentez-vous obligé de le faire ?
- Je ne sais pas. Peut-être que vous m'êtes sympathique ou une simple envie de parler.
- Dîtes plutôt que ça vous démange de me baiser.
- Je n'ai pas de comptes à vous rendre.
- Peut-être. Mais j'ai failli me faire tuer par votre faute. Vous me devez quelques explications, non ?
- Je n'ai pas eu le choix. Le Patronat français embrigade les citoyens qui lui sont redevables. Ça désengorge les prisons.
« Êtes-vous satisfaite ?
- Moi qui vous prenais pour un simple emmerdeur, un coureur de jupons, opportuniste, voilà que je me retrouve en compagnie d'un agent secret à la James Bond.
- Ne parlez pas trop vite, vous seriez déçue.
- Laissez-moi au moins en juger.
- Si ça vous amuse !
- Et en quoi êtes-vous redevable ?
- Extorsions de fonds, abus de biens sociaux, propagande anticapitaliste, refus de diffuser des informations subliminales dissimulées dans mes articles. J'étais journaliste.
- Communiste ?
- Non. Ils sont à foutre dans le même panier. S'ils étaient différents, ça se saurait depuis l'écroulement du bloc de l'est, y a plus de mille ans. Plutôt néo-monarchiste.
- Pourquoi n'en profitez-vous pas pour vous faire la belle ? Vous en avez l'occasion.
- Ces enfoirés m'ont implanté une puce électronique dans le cerveau. Au moindre écart, on me déconnecte et je deviens un légume.
- Voilà un avenir peu réjouissant.
« Mais pourquoi votre amie a-t-elle parlé de moi ?
- Ça je n'en sais fichtrement rien ! Il y a bien le code... Ces bévues, ce n'est pas mon genre. Reste à dénicher leur planque.
- Vous croyez qu'ils l'ont tuée ?
- J'espère que ce n'était que du flan, histoire de m'impressionner. Je crois surtout qu'ils avaient besoin d'un otage.
- Un otage ? Mais Joséphine ?
- Elle ne constitue pas une monnaie d'échange. En cas de capture, personne ne peut intervenir pour notre libération. Les patrons font la sourde oreille et jouent à ceux qui ne nous connaissent pas. La plupart du temps, les pauvres bougres qui se font attraper sont voués à la boucherie si l'Organisation ne l'apprend pas à temps ou débranchés s'ils ont rendu de bons et loyaux services. Une façon d'alléger leurs souffrances et de les empêcher de vendre des informations à une partie adverse. Si cette dernière n'est pas trop vache, elle bloque le fric sur un compte en Suisse. L'argent placé permettra au pauvre type de subvenir aux besoins de sa famille ou de se payer un abri isolant de manière à empêcher la pénétration des ondes électromagnétiques commandant l'alimentation de la puce.
- Pourquoi ne le faites-vous pas ?
- Irréalisable. Une telle baraque coûte trop cher. Aucun État ne voudrait investir là-dedans surtout pour un gars qui devient inutilisable.»
Gérard Louvain se mura derrière un rideau opaque, peuplé de mauvais souvenirs qu'un poulpe géant s'amusait à obscurcir d'une encre noire indélébile.
Plusieurs fois, Caroline le secoua par l'épaule et l'appela par son prénom pour qu'il revînt à lui. Il finit par sortir de sa torpeur.
« Venez. Il est temps de partir d'ici.
- Où allons-nous ?
- Choper un bus. Nous descendrons à la station indiquée sur ce ticket. On avisera.
- Nous pourrions emprunter ma voiture ?
- Non. Nous devons suivre le même trajet qu'elles. »

Debout l'un à côté de l'autre dans le bus, près de l'issue de sortie, Gérard Louvain rompit un silence devenu pesant :
« Vous saviez qu'au début je vous soupçonnais ? Je pensais que vous étiez une espionne à leur solde ou une vigile à la solde de l'Organisation chargée de me surveiller.
- Comment avez-vous pu imaginer une chose pareille ?
- Vous avez prononcé le code que j'étais censé donner aux religieuses quand nous nous sommes croisés dans la ruelle, à l'instant où je vous ai bousculée.
- Quel était ce code ?
- Chienne de vie.
- Original.
« C'est uniquement pour cette raison qu'elles pensaient que j'étais de mèche avec vous ?
- Pas de doute possible.
« Désireuse de sauver sa peau, Joséphine s'est souvenue de cet épisode et vous a glissé dans le scénario.
- Et comment expliquez-vous ma connaissance de ce code ?
- Un hasard. Dans le cas contraire, cela signifie que vous faites partie de l'Organisation.
- Rassurez-vous, l'espionnage n'est pas ma tasse de thé.
- Il le vaut mieux sinon vous seriez déjà morte.
« Ah ! ... Nous descendons à cet arrêt.
- Et maintenant ?
- Repérons l'église la plus proche.
- Une église ?
- Si elles n'ont pas voulu attirer l'attention, il a bien fallu qu'elles se fassent passer pour de vraies religieuses.
- Nous devrions trouver un pensionnat de jeunes filles. C'est plus plausible qu'une église.
- Vous avez l'air de vous y connaître.
- J'ai suivi mes études dans un établissement privé. »

Ils arpentèrent les rues de la ville à la recherche d'un bâtiment suffisamment vaste et aussi bien protégé qu'un pénitencier ou qu'une forteresse moyenâgeuse pour abriter un couvent. La nuit tombait et les éclairages urbains s'allumèrent comme des lucioles indécises.
Caroline commençait à souffrir de la marche. Elle se plaignit. « En plus, on a beau être en août, je caille ! En vacances, je suis en short, moi. Ni pantalon, ni pull, ni baskets » , ajouta-t-elle. Il l'envoya paître par un mot aussi sobre que scatologique. De peur qu'elle lui faussât compagnie - puisqu'il sentait le vent tourner - , en douce, il lui passa les menottes. Une pluie d'injures le frappa en plein visage. Un coup de pieds dans le tibia le fit chanceler. Il lui administra une gifle puis une autre et une troisième jusqu'à ce qu'elle la bouclât. « Bon sang ! Pourquoi je me suis emmerdé avec cette gonzesse ? » , songea-t-il. Il avait obtenu la paix et c'était tout ce qui importait.
Après avoir déambulé dans les rues populeuses, ils empruntèrent un boulevard bordé d'arbres. Ils tombèrent nez à nez avec le bâtiment servant de quartier général aux acquéreurs inconnus d'un non moins inconnu « trésor » . Une grande grille surmontée de herses en défendait l'entrée. Pas question d'appuyer sur l'interphone pour signaler une visite. Autant sonner dans un clairon pour éveiller les soupçons de la meute puis décliner ouvertement identité et but de la visite. La nuit était assez profonde et la lumière des lampadaires assez diffuse pour escalader le mur d'enceinte.
« Tu tiens vraiment à passer par là ?
- On me tutoie maintenant ?
- Patate !
- Toujours aussi polie et distinguée.
« Ce mur est facile à grimper. En quatre ou cinq prises, je serai en haut. Je te tendrai la main et tu n'auras qu'à te hisser par la force des pieds.
- Tu vas grimper avec le sac de livres et la mallette ?
- Je n'y avais pas songé ! ... Merci de me le faire remarquer. »
Louvain défit la ceinture de son pantalon et la tendit à Caroline.
« Qu'est-ce que tu fabriques ?
- Tu vas enfiler la ceinture dans les anses du sac de manière à ce que le paquet se retrouve dans mon dos. Idem pour la valise. O.K. ?
- Bien chef. »
Il reboucla sa ceinture et s'attaqua à la façade.
L'escalade du mur était plus difficile qu'il n'y paraissait, d'autant que l'espion dut redescendre plusieurs fois afin d'attendre que la rue se désertifie pour tenter l'ascension. Caroline s'écorcha les genoux, mais ne dit rien. Elle avait trop peur de se prendre une autre claque. Quant à Gérard Louvain, il marchait sur des oeufs car des tessons de bouteilles tapissaient le sommet. Il s'entailla la main gauche, cisailla les semelles de ses chaussures et déchira son pantalon.
Des buissons épineux les empêchaient de glisser de l'autre côté. Pas d'autre solution que de sauter. Caroline ne voulait pas. Il la souleva comme une poupée de chiffons et la balança. Elle se rétama sur le gazon. Égratignée, enflammée, sa joue la faisait souffrir. Elle ne broncha pas mais se promit de le lui faire payer.
Dans l'obscurité, ils gagnèrent les abords du pensionnat. Il ne leur restait plus qu'à dénicher un passage. Ils trouvèrent une petite porte entrebâillée. Ils s'y infiltrèrent.
Ils s'engouffrèrent dans un couloir. Des voix leur parvenaient. La réverbération et la distorsion du son ne leur permettaient pas de discerner le sens des paroles. Ils continuèrent à avancer jusqu'à une seconde entrée. Plus un son ne passait par les cloisons.
Gérard Louvain tourna la poignée de la porte après avoir dégainé son flingue. Un léger grincement accompagna son ouverture. Ils pénétrèrent dans la pièce plongée dans un noir d'encre. Brusquement, un flot de lumière les inonda et les aveugla.
« Bonjour, Gérard ! ... Justement, nous parlions de toi et nous t'attendions.»
Il dut patienter avant de discerner les traits de son interlocutrice même si la voix ne lui était pas inconnue.
Il aperçut une forme humaine assise dans un fauteuil, arme à la main. Avec les projecteurs dans la figure, il éprouvait des difficultés à fixer son regard. Il dut se voiler les yeux pour ne pas larmoyer. Là où la lumière semblait moins puissante, il vit au moins une trentaine de tireurs d'élite postés le long des murs, effaceurs laser au poing.
« Joséphine ? Que signifie cette mascarade ?
- Nous allons terminer la transaction.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Tu es lent à comprendre.
- Quoi ?
- Désarmez-le et prenez-lui la mallette.
« À ta place, je ne m'aviserai pas de tirer.
- Je suis condamné, non ?
- Pas forcément. Et pense à ta charmante protégée... »
Quatre hommes s'approchèrent de lui et lui ôtèrent son effaceur avant de le plaquer sur le marbre. L'un d'eux trancha la ceinture et récupéra l'attaché-case. Il l'apporta à Joséphine.
« Parfait ! Amenez-moi la fille.
- Que lui veux-tu ? » s'emporta Gérard Louvain.
« Je ne lui ferai pas de mal. Je vais m'arranger pour qu'elle oublie tout ce qui s'est passé aujourd'hui. Une petite piqûre, une séance d'hypnose.
- Si l'Organisation apprend ta trahison tu seras débranchée » , cria-t-il.
« Débranchée ? Mais mon pauvre ami, je n'ai aucune crainte à avoir. Mon nouveau patron a un procédé infaillible pour annihiler les capacités de la puce électronique. Il a assez d'argent pour s'attirer les bonnes grâces des meilleurs scientifiques du moment.
- Et qui est cet employeur ?
- Le Vatican.
- Le Vatican ?
- Non seulement notre Très Saint-Père le pape ne débourse pas un euro pour prendre possession de cette mallette mais il ne veut pas que tu souffres.
- Qu'allez-vous lui faire ? » s'inquiéta Caroline.
Elle avait beau le honnir pour tout ce qui lui avait fait endurer, elle ne se résolvait pas à le voir fléchir sous la torture. Ne serait-ce que pour lui montrer qu'il n'était pas seul même si elle savait au fond d'elle-même qu'elle le perdrait. Oui, finalement, elle se l'avoua : elle l'aimait bien. En quelques heures, elle s'était attachée à lui. Elle admirait son courage, sa confiance et sa sincérité et regrettait d'avoir été infecte. « Cause perdue » , songea-t-elle. « La puce électronique me l'aurait pris.»
« Toi, ma jolie, je te conseille de te tenir tranquille si tu ne veux pas que je change d'idée sur ton compte. Ton flirt a le choix entre vivre ou mourir. Il accepte de travailler pour les Croisées de la Chrétienté et on détruit la puce plantée dans son crâne ou il refuse ; et dans cinq minutes il se retrouve avec une balle dans la tête.
- Et en garantie ? » intervint-il.
« Ma parole.
- Pourquoi fais-tu cela ?
- Le Vatican est le plus puissant État du monde. Le pape Jean-Pierre III se rend à Cuba, l'embargo est levé et le dernier bastion du libéralisme américain est aboli. Un détour par Brasília et le Brésil rejoint le peloton de tête des grandes nations chrétiennes. Une escale en Angola, les conflits ethniques de toute l'Afrique du Sud s'étiolent. Un saut à Bruxelles, le quart-monde se propage et engendre de nouvelles ouailles pour redorer le blason du christianisme. Une promenade à Londres et voilà les travaillistes qui votent des lois plus strictes sur la contraception et l'avortement. Une invitation à Saint-Pétersbourg par le tsar Lubomir II, réouverture des lieux de culte. N'est-ce pas suffisant comme preuves de son pouvoir ?
« Si tu rejoins notre groupe, tu seras sauvé.
- Sauvé de qui ? Sauvé de quoi ?
- En cas de conflit bactériologique, un complexe a été bâti sous la Cité. Les fidèles échapperont aux épidémies.
- Et que contient cette valise pour que cela intéresse l'Église à ce point?
- Un microprocesseur qui permettra de sélectionner l'action des virus et de choisir leur activité sur telle ou telle population.
- Le Vatican a raflé les soupes virales perdues durant le conflit américano-canadien ?
- Perspicace.
- Qu'allez-vous en faire ?
- Expédier les Israëliens dans les oubliettes.
- C'est une monstruosité » , hurla-t-il.
« Ainsi, fini les juifs. Et il nous sera facile de convaincre les Nations unies que les musulmans ont perpétré ce génocide. La Troisième Guerre mondiale éclatera après plus de dix siècles d'attente. Les représailles seront sanglantes.
« Une pierre, deux coups : les Juifs et les Arabes. Les deux grandes religions monothéistes concurrentes s'effaceront pour laisser place à la nouvelle expansion de l'Église catholique.
- Je vous en empêcherai » , vociféra-t-il, rouge de colère.
À l'idée de voir des millions de personnes mourir dans une guerre de religions comme si l'époque moderne redevenait le théâtre d'une nouvelle barbarie, il était écoeuré, déçu aussi que l'humanité n'ait tiré aucune leçon de ses erreurs passées. Il comprit qu'il allait mourir.
Il espérait presque cette sanction. Pactiser avec cette diablesse de Joséphine et consentir à devenir acteur de la fin du monde lui étaient insupportable. Vivre en ayant sur la conscience une abomination pareille n'en valait pas la peine. Mourir aujourd'hui par une balle, mourir demain par une rupture électrique de la puce ou mourir après-demain en voyant s'élever un champignon nucléaire, quelle différence y avait-il? Il n'avait plus qu'à pleurer et prier. Il marmonna entre ses dents un adieu envers ce monde si cruel qui l'avait supporté durant plus d'une trentaine d'années.
« Tu ne peux plus nous contrer. Ce qui est écrit dans la Bible doit être accompli.
« Tuez-le qu'on en finisse. »
Alors que Caroline s'évanouissait, une détonation résonna dans la vaste salle du couvent.

*

« Coupé ! » cria un homme assis sur une chaise dont le dossier portait son nom.
« Parfait ! Sublime ! Sensationnel ! Vous avez tous été magnifiques.
- Vincent ? » cria-t-il, « Tu me colles une musique mélodramatique sur la dernière scène et ça roule.
- Nickel !
- Il ne reste plus qu'à ajouter en dernière image l'explosion d'une bombe thermonucléaire avec le générique de fin et le tour est joué.
« Allez, les gars ! » aboya-t-il, « mettez-moi ça en boîte et démontez le matos.
« Rendez-vous demain dans les studios. »
L'homme s'avança vers les principaux acteurs qui s'étaient regroupés :
« Avec un tel film, je vais pulvériser l'audience à Prague. On va la gagner cette Palme d'or, moi j'vous l'dis les petits ! Enfin, j'tiens mon scandale. Ça va faire du bruit.
- Et la critique ? » attaqua l'acteur principal.
« J'm'en tape, mon vieux ! J'm'en tape ! »

Animés de rires et de plaisanteries, tout le personnel du tournage, techniciens, accessoiristes, machinistes, comédiens et le réalisateur quittèrent la grande salle du couvent désaffecté après que les projecteurs se furent éteints.
Projeté au festival de Prague, le film rencontra un retentissant fiasco. Il souleva la colère et l'indignation des érudits, des intellectuels, des hommes politiques et de toute la communauté ecclésiastique. La critique fut cinglante. La censure s'occupa du reste. Dans certains esprits, l'idée fit son chemin et risquait de venir une réalité. À moins qu'un Gérard Louvain ait plus de chance que celui de la fiction.

FIN

Biographie et bibliographie

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

différentes saisons

saison # 20 - été 2003

 

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