William Gibson
& Bruce Sterling,
La machine
à différences
(1991), réédition Folio
SF 2001.
Le mot "cyberespace" et le mouvement
cyberpunk sont associés à William Gibson, l'un des
coauteurs de ce livre écrit à deux mains. Dès
1984, avec son roman Neuromancien, il
est apparu comme le visionnaire d'Internet et il a su donner ses
lettres de noblesse à ce sous-genre, inspiré de la
technologie informatique, plus qu'aucun autre auteur de Science
Fiction. Nous vivons en effet dans un monde où le virtuel est
parfois plus important pour survivre que le réel. Ancré
dans son temps, ce sous-genre repose sur des intrigues romanesques se
déroulant sur deux niveaux, à la fois dans la
réalité, extrapolation d'un proche futur, souvent sur
fond d'apocalypses urbaines; et dans les univers virtuels. Gibson
invente du même coup une science-fiction ne se contentant pas
de tirer de vagues plans sur la comète, mais se mettant en
prise sur le monde contemporain et sa fascination technologique.
Aussi complexe et confus que le monde dans lequel nous nous trouvons,
marqué par la musique, le cyberpunk ébauche des visions
alternatives du présent au lieu de rêver à des
ailleurs simplistes.
Le succès a suivi
immédiatement. Le succès d'Internet aidant, un
vocabulaire, une esthétique ont débordé du cadre
strict de la littérature de S-F, pour se répandre dans
les médias. Gibson, qui a peu produit, a consacré la
majeure partie de son oeuvre à des textes cyberpunk, qu'il a
cependant délaissés un moment, le temps d'un roman
écrit avec Bruce Sterling, La machine à différences, créant un nouveau sous-genre qu'on a
appelé le Steampunk (de "steam", vapeur), qui s'efforce
d'imaginer comment le passé aurait pu être
différent si le futur s'était produit plus tôt,
sorte de pratique du Futur Antérieur plutôt que du
futur. Le résultat est un livre-pionnier baroque, un
surprenant roman d'aventures, mêlant espionnage et
science-fiction, bouillonnant, violent, mais demandant une lecture
attentive.
Au milieu du XIXème siècle victorien, dans un univers
parallèle, Charles Babbage a réussi à mettre au
point une singulière machine à différences (le
calculateur de Babbage a réellement été
inventé, mais n'a jamais été construit du vivant
de son inventeur), à partir de laquelle il est possible de
fabriquer les ancêtres de nos ordinateurs. À la
révolution industrielle du charbon, de la vapeur et du gaz
s'ajoute ainsi une deuxième révolution technologique
majeure, l'invention précoce des ordinateurs qui multiplie ses
effets, une révolution de l'intelligence avec les ordinateurs,
des machines à roues dentées, bielles, leviers et
cartes perforées, qui contrôlent l'information.
L'Angleterre de 1855 en est transformée, son histoire
révisée. Des personnages historiques connus se trouvent
à des places singulières. Le général
Wellington, devenu dictateur, a été renversé par
Lord Babbage, célèbre après son invention, chef
du Parti Radical Industriel à tendance populiste et à
la tête de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords;
Lord Byron est le premier ministre tumultueux de la Reine Victoria;
le poète John Keats montre ses talents de brillant
kinéotropiste (art ancêtre du cinéma). Lady Ada,
fille de Byron, surnommée "la Reine des machines",
énigmatique personnage, tire dans l'ombre les ficelles. De
nombreux personnages connus apparaissent à une toute autre
place : par exemple, pendant ce temps, Karl Marx fonde la Commune de
Manhattan. Des guerres se déroulent sur le vaste territoire
des Amériques, qui ne comportent pas les mêmes
états; des querelles scientifiques sanglantes ont lieu entre
diverses Académies scientifiques (à propos, par
exemple, de l'évolution des espèces); d'autres entre
les diverses polices; la populace des bas quartiers menace. L'amateur
d'informatique s'intéressera aux rapports entre la France et
son ordinateur central, un des héros de l'histoire,
appelé "le Grand Napoléon" ou à un virus
informatique contenu dans des cartes perforées
recherchées.
L'histoire est organisée en
cinq grands chapitres, appelés "itérations", tableaux
successifs, à travers lesquels on retrouve des personnages
récurrents, vus sous des angles différents, ce qui
surprend d'abord : le journaliste Oliphant, l'inspecteur Fraser et le
paléontologiste Mallory. Leurs destins se croisent sur fond de
contestation sociale, de transition politique, accompagné
d'une importante pollution mystérieuse de Londres. Ces
itérations d'une même opération : la recherche
d'un paquet de cartes mécanographiques, permettant
l'utilisation d'une martingale infaillible sur le mode
aléatoire. Elles se déroulent accompagnées de
considérations technologiques, géopolitiques, sociales,
policières, scientifiques (notamment une théorie du
Chaos avant la lettre!), l'ensemble constituant une réflexion
sur les limites du machinisme et de l'intelligence, sur
l'incompétence des organismes dirigeants. Si les
réflexions que suscite cette uchronie restent sommaires, son
mérite est de proposer de réfléchir sur la
constitution et l'évolution possible des civilisations.
La richesse des données rend parfois la lecture
malaisée, mais l'originalité des trouvailles renforce
le rythme des aventures. Cependant, si l'association de deux grands
auteurs du cyberpunk pour créer le courant du steampunk
pouvait laisser espérer un roman fondateur, il faut bien
constater que ce n'est pas le cas. On a l'impression que le cadre
historique sert surtout de prétexte à un roman
d'aventures échevelé et plutôt
énigmatique, qui donne parfois l'impression d'aller dans tous
les sens sans exploiter à fond les possibilités de ce
monde parallèle. L'histoire est plutôt le moyen
utilisé pour décrire un Londres alternatif, son
atmosphère, ses aspects matériels illustrés par
de nombreux détails (la fin du roman, qui apporte sous forme
de documents des compléments à ce que l'on avait
déjà pu trouver au fil du récit, est
significative de cette tendance). Qualifié de "thriller
victorien uchronique", ce roman parfois jubilant manque de cette
touche de génie qui en aurait fait le roman-phare du courant
steampunk. Il n'en est qu'une illustration, desservi par un style un
peu lourd et des longueurs fréquentes qui rendent parfois la
lecture laborieuse. À noter que la préface de
Gérard Klein comporte des rappels sur l'historique de
l'anticipation et de l'uchronie intéressants, encore que ses
deux exemples uchroniques, Versailles et la révolution
française et l'inexistence du bombardement de Pearl Harbor par
les Japonais prêtent à discussion, ainsi que ses vues
sur l'enseignement de l'histoire.
La quatrième de
couverture :
1855 : les
Machines à Différences, ces ordinateurs mus par la
vapeur et inventés par Charles Babbage ont changé le
cours de l'histoire.
Lord Byron est devenu le Premier ministre de Sa Majesté la
reine Victoria. Sa fille Ada, un génie scientifique qui a
secondé Babbage, est peut-être folle. Elle remet
à Edward Mallory, explorateur d'une Amérique du Nord
divisée par les guerres, un mystérieux paquet de cartes
mécanographiques.
Et Mallory, dans un Londres en proie à la pollution, aux
transports sous-terrestres et aux courses automobiles, va devenir le
maître pion d'une partie stratégique entre la France et
l'Angleterre.
William Gibson, le chantre de l'ordinateur, et Bruce Sterling, le
créateur du terme cyberpunk, nous ont concocté une
uchronie jubilatoire.
Note sur
le sous-courant steampunk.
Pour quelques écrivains
d'avant-garde, l'Angleterre victorienne est devenue le lieu
imaginaire de nos sociétés en rupture. Ils cherchent
à comprendre l'origine de nos maux, et essaient de trouver
dans le passé des clés pour mieux comprendre le
présent. Comme l'utopie en son temps, l'uchronie est devenue
un moyen de mettre en évidence les divergences de l'imaginaire
et du réel, du passé et du
présent.
Auteurs :
K.W. Jeter, A Mad victorian Fantasy et
Tim Powers, Les voies d'Anubis ont situé le cadre de leurs romans dans un
XIX° victorien dont l'inspiration est souvent assez proche du
roman gothique. Les récits se situent souvent à
Londres, ville considéré comme le creuset symbolique
où se rencontraient à la fois l'univers populaire et
misérabiliste de Dickens, les
derniers romantiques tels que Shelley,
Byron ou Coleridge, et
les débuts de la société industrielle.
Quelques titres : Anthologie steampunk : Futurs antérieurs; David Calvo,
Délius;
Paul Di
Filippo, La Trilogie
Steampunk; Mathieu
Gaborit, Revolutsyia;
Michel Pagel, L'équilibre des paradoxes; Francis Valéry, La
cité entre les mondes.
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Né en 1948 en
Caroline du Sud mais résidant à Vancouver,
William Gibson a écrit ses premières nouvelles
à la fin des années 70. Son premier roman
Neuromancien, en 1984, rafle tous les prix : Hugo, Nebula
P.K.Dick. Il a su ramasser en ce livre l'univers et les
concepts d'un genre S.-F. en voie d'apparition, le
cyberpunk. Les ouvrages les plus récents de Gibson
semblent s'éloigner de ces archétypes pour se
rapprocher d'un style plus classique. Quelques romans :
Comte
Zéro,1986;
Mona
Lisa s'éclate,
1988; La
machine à différences, 1991; Lumière virtuelle, 1993; Idoru, 1996; Tomorrow's parties, 2001.
Bruce Sterling est né en 1954 au Texas. De formation
scientifique, passionné par tous les aspects de la
modernité, il s'est imposé au début des
années 80 comme l'un des fers de lance du mouvement
cybernétique, mélange explosif de roman noir
et de nouvelles technologies. Parmi ses romans :
La
Schismatrice, 1985;
Cristal
Express, 1989;
Les
Mailles du réseau, 1988; La Machine à
différences,
1990; Gros Temps, 1994; Le Feu Sacré, 1996.
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Roland Ernould © 2001
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