Dan Simmons
L'échiquier du mal
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nouvelle édition Gallimard
Folio, 2000.
Dan Simmons, qui a
l'âge de King, s'est mis
plus tard que lui à l'écriture. Mais son parcours a
été aussi fulgurant, et la consécration est
venue très vite avec une pluie de prix divers qui a
arrosé ses oeuvres nombreuses au fur et à mesure de
leur parution. Sa particularité a été d'alterner
avec le même bonheur le fantastique, la science-fiction et la
littérature blanche. Grand causeur, amateur de colloques et de
réunions d'auteurs, il a multiplié les interviews qui
jettent des éclairages personnels et intéressants sur
ses oeuvres, celles de ses confrères, ou l'évolution
des genres.
À la revue Ténèbres, il déclarait il y a quelque temps (n°1,
1er trim. 1998), que L'Échiquier du mal avait été une tentative personnelle pour
examiner le mal inhérent au pouvoir, le pouvoir de
"contrôler, de
séduire, de commander et de dominer." Simmons dit
craindre ces "vampires de
l'esprit", ces tyrans
mesquins de la vie quotidienne qui cherchent à imposer leur
volonté aux autres : "Combien d'entre nous réussissent à passer
une journée sans devenir les proies de «vampires de
l'esprit» qui essaient de nous contrôler ou de nous
manipuler d'une façon ou d'une autre? Dans la politique? La
publicité? Le sexe? Le travail? La circulation? La religion?
Le cinéma? La télévision? La tyrannie du
médiocre et du banal?"
La situation de départ du
roman paraît bien anodine. À Charleston, une dame
âgée qui supporte mal son vieillissement, reçoit
deux de ses relations, un homme et une femme, pour une réunion
qui semblet mondaine et de bon ton. Mais, fait surprenant, ils
n'évoquent que des meurtres commis durant l'année, et
un classement avec un système de points qui tient compte des
circonstances particulières de chaque crime. Et le lecteur
apprend, surpris, qu'il a affaire à des vampires psychiques,
capables de dominer l'esprit de leurs victimes et d'en faire ce qui
leur paraît bon. Ils possèdent le «Talent», le
pouvoir de goûter le plaisir inégalé du meurtre,
savourant "l'extase toute
puissante du traqueur qui a transgressé toutes les
règles et tous les châtiments, l'étrange
soumission presque sexuelle de la proie dans cette ultime seconde de
vérité où toutes les options sont
supprimées, tous ses avenirs déniés, toutes ses
possibilités effacées par cette démonstration de
pouvoir absolu." (30/1)
Les occupations de ces vampires
psychiques s'exercent dans la concurrence. Le classement en
lui-même les pousse à faire mieux. Comme ils peuvent
faire des hommes ce qu'ils veulent, ils s'affrontent par leur
intermédiaire, en se servant d'eux comme des pions. Le monde
n'est ainsi qu'un terrain de jeu, une sorte de vaste
échiquier, utilisant indifféremment les hommes
ordinaires, les nantis, les présidents ou les rois. Et
certains se forment en société secrète,
cherchant à figurer non pas seulement dans une sorte de
palmarès du crime, mais dans la maîtrise sociale et la
mort politique comme le nazisme. Ce qui conduit aussi bien au
massacre collectif d'Auschwitz qu'à la mort du Beattle
Lennon.
On comprend dès lors que le
roman de plus de mille pages est difficilement résumable. Sa
trame défie l'imagination, qui court d'avant la seconde guerre
mondiale jusqu'à nos jours et concerne géographiquement
plus de la moitié de la terre, dans un luxe de détails
étonnant. Des camps de la mort aux émeutes raciales des
USA, des milieux d'Hollywood au domaine réservé de
Dolmann Islands, au prestige considérable dans le milieu des
manipulateurs, le roman est un festival de scènes prenantes,
attachantes, où plus d'une fois le lecteur assistera, le coeur
marri, au tragique destin d'un manipulé, parfois marionnette
résignée, parfois révoltée et se
débattant sans issue contre le manipulateur odieux. Triste
revanche : les manipulateurs ne sont pas de même force et se
«mangent» entre eux, s'affrontant dans un monde qu'ils
perturbent suivant leurs intérêts, tous les coups
étant permis, le sort de centaines d'hommes ne comptant pas.
Il est difficile de sortir de ce roman éprouvant sans en
rester quelques jours paranoïaque, et regardant le monde d'un
oeil différent.
Heureusement, trois personnages
réussissent à déjouer leurs redoutables
adversaires, ou à bénéficier parfois de
circonstances favorables et inattendues : Saul, un juif,
rescapé d'un camp de concentration; Nathalie, fille d'un
photographe noir assassiné lors d'une lutte entre vampires
rivaux; et Bob, shérif au physique obèse ingrat, mais
à l'intelligence vive, et acceptant son avenir sans
perspectives dans une petite ville presque morte. Tous trois se
retrouvent alliés contre une mafia de vampires psychiques
puissante, dont certains possèdent des pouvoirs politiques ou
économiques redoutables. Nathalie, survivante du carnage dans
lequel est mort son père, cherche à comprendre pourquoi
il a été tué et recherche les responsables. Le
shérif est doublement motivé : professionnellement, par
le désir de comprendre et de sanctionner le massacre dont sa
ville vient d'être l'objet; sentimentalement, parce que, bien
que sans espoir, il éprouve un tendre sentiment pour la fille
du photographe. Et enfin le juif, rescapé dans des
circonstances particulières, exilé aux USA, a
commencé à comprendre le fonctionnement des vampires en
devenant un psychiatre réputé dans l'étude des
manipulations psychiques. Il est lui-même à la poursuite
de Willi, qu'il a reconnu comme son tortionnaire nazi du camp, qu'il
a suivi dans son évolution et qu'il n'aura de cesse de
détruire.
Le nom français du roman est
une trouvaille fonctionnelle du traducteur (titre en américain
: Carrion
Comfort) qui change de la plupart
de ces titres destinés seulement à faire vendre. Les
trois parties du livre s'organisent autour de la structure d'une
partie d'échecs (les ouvertures, le milieu de partie et la
finale). Un premier sens peut ainsi être donné
concernant le récit : une première partie de mise en
place, avec des coups d'observations, les premières
manoeuvres, les pièges connus et déjoués. La
seconde partie est celle de l'affrontement, la dernière
pourrait être celle de l'échec et mat. Dans le cas
présent, le jeu sera nul : les vampires psychiques les plus
effrayants ont disparu, certes, mais il en reste d'autres, avec les
mêmes problèmes qu'à l'ouverture.
Un second sens est lié
à deux parties effectives d'échecs qui se
déroulent véritablement sur des échiquiers
géants, mais avec des pions humains. L'échiquier n'est
plus métaphorique, mais macabrement surréaliste, avec
ses 64 cases correspondant à autant de morts annoncées.
La première partie se passe dans l'univers concentrationnaire
avec le juif alors jeune, qui assurera le succès de son joueur
et en réchappera. Dans l'autre, actuelle, le vieux juif devenu
psychiatre occupant la place du fou, sauve encore une fois sa peau
à l'issue d'une partie éprouvante. Les phases du jeu
occupent une certaine place dans le roman, et les schémas
descriptifs de certains coups ont intéressé des clubs
d'échecs plus sensibles au jeu qu'à la
littérature.
Les amateurs de Simmons auteur de science-fiction ont voulu ramener ce roman
fantastique à ce qu'il n'est pas. Certes, dans Hypérion aussi, on trouve la manipulation de certains
hommes par d'autres, qui possèdent les talents ou le pouvoir.
Mais cette constante de Simmons ne
préjuge en rien de l'appartenance du livre et Simmons
reconnaît son inclassibilité : " Mon récit emprunte les tunnels
terrifiants du train fantôme, les couloirs silencieux du
suspense, les labyrinthes de l'espionnage, passe par les
spéculations du roman de mystère et plonge
éventuellement dans la salle des machines de la
SF", déclare-t-il
à Stan Barets. À
une autre question posée sur sa fascination pour le Mal et ses
croyances dans ce domaine, Simmons n'a pas
répondu avec précision : "L'échiquier du mal tentait d'examiner ce
problème du mal inhérent au pouvoir dans ce
siècle, d'une perspective éminemment historique
(l'Holocauste) à une perspective absurde (la vie à
Hollywood) et jusqu'à une perspective très personnelle
...(les relations hommes-femmes). Il vous appartient, à la
lumière de ce que vous venez de lire, de conclure sur ma foi
ou mes croyances personnelles. Le reste ne concerne que
moi." (Ténèbres n°1, 1er trim. 1998)
Roman qui fait penser, qui fait aussi faire un prodigieux voyage hors
du temps : il est pratiquement impossible d'arrêter le livre
une fois commencé (le nombre de pages n'intimide pas). Le
récit est constamment palpitant et nous tient en haleine.
L'intrigue, bien que complexe, est parfaitement menée, avec
brio et imagination, les retournements de situation sont nombreux.
L'ampleur de l'intrigue est telle que la réussite constitue un
véritable tour de force, qui laisse ébahi. Cet
énorme thriller d'horreur et de fantastique est un très
grand roman.
La
quatrième de couverture :
Ils ont le
Talent. Ils ont la capacité de pénétrer dans
notre esprit pour nous transformer en marionnettes au service de
leurs perversions et de leur appétit de pouvoir. Ils tirent
les ficelles de l'histoire. Sans eux, le nazisme n'aurait
peut-être jamais existé et nombre de flambées de
violence, tueries, accidents inexpliqués n'auraient
peut-être pas ensanglanté notre époque. Car ils
se livrent aussi entre eux une guerre sans merci, selon des
règles empruntées à celles des échecs.
À qui appartiendra l'omnipotence ? À celui qui
saura maîtriser pleinement son Talent. Ce sont des vampires
psychiques...
Un roman monument qui a obtenu tous les grands prix
littéraires anglo-saxons en matière de fantastique. Le
chef d'oeuvre de Dan Simmons.
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Dan Simmons, né en 1948, dans l'Illinois, a
exercé pendant dix-huit ans le métier
d'enseignant pour enfants surdoués avant de se
consacrer à l'écriture, après avoir
été découvert par Harlan
Ellison. Il publie son premier texte en 1982 :
Le Styx
coule à l'envers,
qui arrive en tête d'un concours de nouvelles
organisé par Twilight Zone Magazine. À partir
de là la consécration vient vite : World
Fantasy Award pour Le chant de Kali (1985), Bram Stoker Award pour L'échiquier du
mal (1989 (A la lecture de ce roman, Stephen
King a salué en lui son rival le plus
redoutable) et prix
Hugo pour Hypérion (1989). Depuis, Simmons
continue d'alterner avec un égal bonheur terreur,
fantastique, science-fiction et littérature
générale. On lira par exemple, dans une oeuvre
déjà fort abondante en seulement une quinzaine
d'années, Les larmes d'lcare (1989), L'homme nu (1992), Les fils des
ténèbres
(1992), ou les nouvelles de L'amour, la mort (1993 et de Le Styx coule à
l'envers (1995).
La saga
d'Hypérion, bien
sûr, qui s'est poursuivie par La chute
d'Hypérion
(1990), Endymion (1995)
et L'éveil d'Endymion (1997).
Son dernier roman en date, Les forbans de Cuba (1999) le montre parfaitement
à l'aise dans l'exercice difficile du roman
d'espionnage, qu'il renouvelle, comme il l'a fait pour le
space-opéra à travers la série
d'Hypérion, avec un éclat confondant.
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Roland Ernould © 2001
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.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
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