999, LE LIVRE DU MILLÉNAIRE DES
MAÎTRES DU FANTASTIQUE
29
nouvelles inédites
présentées par Al Sarrantino,
Albin Michel, 11/99.
Épreuve difficile pour le
critique auquel est dévolue l'analyse de cette anthologie
monumentale de plus de 800 pages : un week-end entier de lecture,
avec soirées préalables. Il va de soi que ce n'est pas
la meilleure façon de jouir du livre et qu'il vaut beaucoup
mieux le savourer avec modération : une nouvelle par
soirée, pendant un mois, avec sommeil agité et
cauchemars garantis pour la lecture de certaines des 29 nouvelles.
Avec un bon rapport de qualité-prix.
Ce projet a été mené à bien par Al
Sarrantino, auteur lui-même, en quatre ans. Il
n'est pas facile de rassembler des textes inédits d'auteurs de
générations différentes, pour représenter
un échantillonnage satisfaisant. Sa définition du genre
d'horreur est souple et empruntée à Danse Macabre de Stephen King, qui
distingue le mal extérieur qui vous tombe dessus, du mal
intérieur, qui vient de la structure de l'individu. Il est
possible, dit Al Sarrantino, d'y
trouver "ou non un croquemitaine. Le croquemitaine peut n'être
rien d'autre que l'esprit humain". Finalement il s'en tiendra
à sa sensibilité : ce qui fait peur est bon. Ce qui
importe, c'est comment créer l'émergence et maintenir
la tension de la peur.
Situation de
la fiction d'horreur aux USA.
L'auteur reconnaît que son modèle a été
Dark
Forces, le recueil de Kirby
McCauley, qui eut un impact considérable il y a
vingt ans. C'est en partie grâce à McCauley que la
littérature d'horreur est sortie de son ghetto, et aussi
grâce aux succès de vente de certains auteurs comme
William Peter Blatte, Ira Levin et surtout le jeune Stephen King, qui
avait déjà quelques belles oeuvres à son actif.
Le genre commençait à si bien se porter que Stephen
King avait publié en 1981 un essai où il
reconnaissait ses propres sources, traduit en France sous deux
titres, Anatomie de l'horreur et
Pages
Noires. C'était alors
l'âge d'or de la fiction d'horreur. Cette littérature
est devenu l'objet d'un marché juteux et a inondé les
lecteurs d'oeuvres de valeur discutable. Une édition
pratiquant des méthodes industrielles a fini par lasser en
publiant n'importe quoi, à partir de recettes plutôt que
de talent et d'originalité. La fiction d'horreur se trouvait
en perte de vitesse, le genre perdait de son attrait, et il est
actuellement devenu plus difficile qu'auparavant à un jeune
auteur anglo-saxon de percer. Pratiquement la nouvelle d'horreur a
disparu des magazines, qui en étaient grands consommateurs,
pour devenir un domaine restreint, réservé à
quelques revues qui en ont fait leur spécialité (la
plus connue étant Cemetery Dance). Si les auteurs qui ont une réputation
établie continuent à être édités,
le genre risque de se stériliser si des changements ne se
produisent pas rapidement. D'ailleurs des auteurs comme King ne s'y
trompent pas, et ils mutent peu à peu, ne gardant qu'une
dizaine de pages d'hémoglobine et de terreur, pour s'orienter
vers une littérature plus plus générale. El
Sarrantino voudrait bien être le moteur de cette relance de la
bonne fiction d'horreur et renouer avec la réussite
passée de
Dark Forces.
L'anthologie.
La parution du recueil en France a été pratiquement
conjointe à l'édition américaine, cette
rapidité étant due à l'utilisation de 7
traducteurs différents, généralement les
spécialistes des auteurs. Les 29 textes inédits
rassemblés par Al Sarrantonio dans le plus volumineux recueil
du genre jamais publié sont de longueurs très
différentes, de quelques milliers aux 40.000 mots du roman de
William Peter Blatty. Outre ce roman, il contient :
- 3 novellas de Joe Lansdale, Joyce Carol Oates and David
Morrell;
- 8 nouvelles de Ramsey Campbell, Stephen King, , Thomas Ligotti,
Eric Van Lustbader, Thomas F. Monteleone, Kim Newman, F. Paul Wilson,
Gene Wolfe.
- 17 histoires brèves de Ed Bryant, P.D. Cacek, Nancy Collins,
Tom Disch, Edward Lee, Neil Gaiman, Ed Gorman, Rick Hautala, Ted
Klein, Bentley Little, Dennis McKiernan, Tim Powers, Al Sarrantonio,
Peter Schneider, Michael Marshall Smith, Steven Spruill, et Chet
Williamson.
On notera que cette anthologie, ouverte, n'a pas de thème
unificateur, souvent réducteur dans ce genre de
florilège, et que les nouvelles ainsi rassemblées l'ont
été uniquement en fonction d'une certaine idée
de la représentation du genre. Si on prend comme
critère de jugement l'ampleur du panorama du fantastique au
début de ce 3ème millénaire, le lecteur ne peut
qu'être globalement satisfait. Tout n'est pas excellent, mais
on ne trouve pas de textes médiocres.
Le
meilleur.
Parmi les auteurs connus, il faut signaler les nouvelles qui se
détachent de l'ensemble et qui sont aussi le fait
d'écrivains à l'apogée de leur talent. Joyce
Carol Oates signe une histoire d'enfants vivant dans une
grande maison singulière, hors du monde et qui cherchent
à y revenir. Cette nouvelle mélancolique, à la
fin énigmatique, est écrite avec une sensibilité
toute féminine. Dans un tout autre registre, il faut signaler
le remarquable exercice d'un King
écrivain d'horreur, habité par ses peurs. Il
décrit une fois de plus un écrivain d'horreur, qui se
targue de n'avoir pas peur, et qui en périra, fasciné.
Cette variation modernisée d'un motif classique, le tableau,
offre de prodigieux effets en miroir avec des doubles, qui seraient
à analyser avec plus de profondeur en correspondance avec les
hantises particulières de King. Le motif des vampires est revu
une fois encore par Kim Newmann dans un
Moscou incertain assiégé par des Américains
morts-vivants. Remarquées aussi les nouvelles de Thomas
Ligotti sur le "cauchemar absolu" de l'artiste; de
Chet Williamson
pour son humour. Et un bel
exemple de gothique sudiste avec celle de Joe R. Lansdale. Enfin le roman d'un William Peter Blatty vieillissant est une histoire dérangeante de
maison hantée, bien écrite, avec un humour subtil.
Et
demain?
On notera l'absence de certains auteurs renommés, comme Clive
Barker, Graham Masterton, Anne
Rice, John Saul,
Dan Simmons, Peter
Straub. Sans doute est-ce un
signe. Si les nouvelles des auteurs les plus connus se situent dans
leur tradition, les nouvelles les plus novatrices sont le fait de
jeunes auteurs anglais. Avec un style direct et percutant, Neil
Gaiman relate une originale histoire d'amour entre un vieux
pédophile et un survivant d'un groupe humain où seuls
les hommes sont beaux, et qui traverse les âges grâce
à la vente d'adolescents parfaits à de richissimes
amateurs. Tim Powers met en
scène une remarquable boucle de fantômes, vivant une
autre réalité mystérieuse parallèle, et
revenant régulièrement dans notre monde reprendre leur
cycle de vie interrompu. Le récit, habile et déroutant,
mêle, dans une sorte de "réalisme magique", le
fantastique et la comédie. On peut y ajouter Michael Marshall
Smith, avec son personnage de paranoïaque
faible et terrifié, fasciné par le rationnel au coeur
de l'irrationnel, dont la vie est réglée par les
racines numériques. Cette nouvelle inclassable nous fait
entrer dans le monde des nombres, dans lequel baigne un assassin qui
ne s'en prend qu'aux femmes dont le total des chiffres de l'âge
donne un nombre premier. Malheureusement les textes de ces auteurs
prometteurs n'ont qu'un nombre de pages limité et un choix
plus grand de jeunes présentant des tendances nouvelles aurait
été le bienvenu.
L'ambition avouée d'Al Sarrantino
étant de marquer une étape du genre, et si possible son
renouveau, on ne peut que se féliciter avec lui de
l'apparition récente aux USA (et chez nous en France) de
nouveaux petits éditeurs qui savent encore concilier leur
amour des textes et leur désir légitime de vivre de
leur métier. De récents lecteurs apparaissent, qui ont
fait de certains romans d'auteurs omniprésents leurs lectures
de jeunesse. Ils désirent maintenant autre chose, de la
même qualité que les meilleurs anciens. Aux petits
éditeurs ce créneau, en espérant que les gros ne
tireront pas les marrons du feu au moment où les jeunes
auteurs auront fait la preuve de leur talent. C'est probablement
grâce à eux, et à ce recueil monumental et
passionnant, que le genre retrouvera une nouvelle jeunesse. Du moins
est-ce l'ambition avouée de l'anthologiste.
Pour un travail de cette qualité, on ne peut que reprocher
à Al Sarrantino de
n'avoir rédigé que de courtes introductions aux
oeuvres, qui ont tendance à ne signaler que ses contacts avec
les auteurs et les conditions dans lesquelles il a obtenu leur
collaboration. Ces présentations auraient notamment permis de
mieux situer les auteurs de demain - et aussi
intéressé, pour les auteurs confirmés, les
lecteurs nouveaux, qui se laisseraient tenter par ce gros recueil
afin de mieux les connaître. Le livre est déjà si
copieux que trois ou quatre pages de plus n'auraient pas fait une
grosse différence. Heureusement, certains traducteurs ont
indiqué dans leurs notes les oeuvres des auteurs que l'on peut
trouver dans des éditions françaises.
Anthologie indispensable à toute bibliothèque
d'amateur.
Roland Ernould © 1999
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