Stewart O'Nan, Speed Queen
éditions de l'Olivier 1998.
Curieux roman que ce second livre
d'un jeune auteur américain dédié
"À mon cher Stephen
King". Son
héroïne, Marjorie, née en 1964, se trouve en
prison, condamnée à mort, le soir de son
exécution. Elle doit mourir comme Karla Faye Tucker,
exécutée il y a peu, dont les médias ont
relaté la mort, sanglée sur la table pour injection
dans la chambre des condamnés, une aiguille à perfusion
dans chaque bras. Elle raconte sa vie sur cassettes: "Nous ce qu'on fait, c'est plus le genre
Dolorès
Claiborne,
mâtinée Ligne Verte"(p. 14), avec des intentions bien précises. Par
l'intermédiaire de son avocat, elle a en effet vendu sa
confession à Stephen King, pour qu'il en fasse un roman,
"lui qui vend le plus en
Amérique"(p. 27). En
faisant de nombreuses digressions, ou inversement en passant
rapidement sur l'essentiel, elle répond aux 114 questions que
lui a posées King (p. 165).
Elle le fait d'abord pour assurer,
avec sa partie des droits d'auteur l'avenir de son fils Gainez qui
sera bientôt orphelin. Ensuite pour contrer le livre qu'a fait
paraître son amante et rivale Nathalie2. Enfin pour donner d'elle une image
romanesque qui idéalise la vie qu'elle a réellement
menée.
Une fana des romans
de King.
En prison depuis de
nombreuses années, elle a lu King, seul écrivain
qu'elle connaisse: "J'ai lu tous vos livres. Je sais, on dirait entendre
Annie Wilkes dans Misery. Mais c'est vrai, je vous assure.
Misery j'ai bien aimé."(p. 17). À la
prison, "ils
ont tous les vôtres, mais ils sont tout le temps sortis. Le
dernier à vous que j'ai lu c'était un ancien,
Cujo. Je crois que j'ai bien aimé cette histoire
de rage qui transforme ce chien normal en monstre. Au début je
me suis dit que ce serait stupide -enfin, qui peut bien avoir peur
d'un chien?- mais finalement c'était bien."(p. 47) Cette histoire de
rage, c'est la sienne, qui a fait d'elle un monstre social, sans
qu'elle s'en rende compte. Elle cite les livres les uns après
les autres, souvent en rapport avec sa vie, mais aussi parfois en les
assortissant d'un commentaire littéraire. Elle s'est
déjà située, Dolorès Claiborne se
retrouvant dans le couloir de la mort de La Ligne Verte. Son enfance a
été normale: "C'était pas du tout comme
Carrie."(p. 28)
Vendeuse pompiste, elle voit arriver des voitures et imagine"juste comme le début de
Fléau -je suis sûre que c'est de
là que je le tiens. Le type au volant est bourré, ou
alors il tombe de sommeil ou quelque chose, en tous cas la voiture
percute carrément les pompes."(p. 52).
Elle se drogue et ne sait plus ce qu'elle fait ensuite:
"Au bout de
cinq à six heures vous voulez redescendre mais vous ne pouvez
pas. C'est comme dans Insomnie, on n'en voit jamais le
bout."(p.
112).
En prison une
première fois, elle a connu Nathalie avec laquelle elle a eu
des relations homosexuelles: "C'est elle qui est venue me trouver. La seule chose
que j'ai faite c'est de en pas la repousser. C'est facile de regarder
en arrière et de dire qu'on n'aurait pas dû faire ceci
ou cela."(p.
155). À partir de ce moment-là, elle vivra un
ménage à trois: "C'était comme de mener une double vie, un peu
comme le type qui écrit La Part des
Ténèbres."(p. 157).
Elle pratique avec son amante des jeux particuliers: "J'étais attachée
sur le ventre, les yeux bandés, et je portais ce collier
étrangleur. C'était comme le début de
Jessie."(p. 169).
Dans un garage, elle voit une voiture "du film Christine"(p. 108) et son mari Lamont bichonne la
sienne comme le fait Arnie. C'est lui aussi qui tue la
propriétaire citée tout à l'heure.
Commentaire:
"Techniquement parlant. Il les a brûlés vifs.
Firestarter, je sais"(p. 209).
Elle tue un policier: "Quand vous vous mettez policier,c'est entendu que
le métier comporte des risques et vous choisissez d'accepter
ça -comme le type dans Désolation."(p. 72).
Des conseils de
rédaction.
Elle va à
l'université, mais n'y fait rien de valable: "Vous pourriez dire que
j'allais à la fac pour devenir artiste ou écrivain ou
quelque chose comme ça (...). Vous pourriez dire que je faisais de la peinture,que
je peignais des images bizarres et glaireuses de mon père, ou
de la maison
(...). Je
pourrais rentrer dans mes peintures comme Rose
Madder."(p. 41).
Sa mère travaillait à la poste avant de prendre sa
retraite. Plus tard, il y a eu un hold-up dans son ancien bureau:
"Je me suis
dit que ça vous plairait sûrement. Vous pourriez
peut-être en faire la seule survivante qui fait tous ces
cauchemars et qui raconte comment elle s'est planquée dans un
chariot de toile"(p. 27).
Elle se drogue: "On appelait ça crank, ou speed, ou juste
drogues. Pas très coloré, j'ai bien peur.
Peut-être que vous pourriez inventer un mot pour
ça."(p. 110).
Elle raconte avoir serré la main de la nouvelle
propriétaire de la maison où elle a passé son
enfance et à l'assassinat de laquelle plus tard elle
participera: "Ça c'est un truc que vous pourriez faire
-comme dans Dead Zone ou Les Trois Cartes. Je pourrais toucher la main
de Mme Close et la voir dans le sac-poubelle. Ça ne serait pas
super?"(p.
78).
En prison la foi lui est venue "Des fois, dans vos livres vous vous moquez des gens
qui ont de la religion. Vous les montrez soit comme des dingues soit
mauvais, comme dans Les Enfants du Maïs ou Bazaar. Si vous pouvez vous abstenir
juste pour cette fois, j'apprécierais."(p. 59).
Elle donne à
King certains détails demandés: "Je comprends que vos
lecteurs veuillent tous les sales détails. C'est ce qui rend
le truc attrayant pour eux. Je veux dire, j'adore le passage dans
Le
Pistolero où il s'amène dans la bourgade
où les gens s'en prennent à lui, et lui il en fait
juste carrément de la chair à saucisse au cours de ce
grand combat. Moi aussi je raffole de ces grands combats. Ça
vous permet de dépasser toutes les mesures avec ces petits
détails dégoûtants. Je me figure que c'est ce que
vous voudrez faire ici. Je ne suis pas sûre comment vous
pourrez vous y prendre avec des vraies personnes, parce que ce serait
dur pour les familles, mais si c'est un roman de fiction je suppose
que ça n'a pas d'importance. Vous pouvez juste changer leurs
noms. De toute façon personne ne croit que les gens dans vos
livres sont vrais, alors. C'est pour ça qu'ils sont si
distrayants."(p. 233).
La lectrice.
Elle ne
possède elle-même que deux livres: La Bible et un atlas routier. Si bien
qu'elle reprendra bon nombre de tics des livres de King, qui ont
constitué pratiquement sa seule formation littéraire.
Elle lui donne d'abord quelques conseils personnels.
Elle a lu les deux versions du Fléau: "J'ai bien aimé la version longue
du Fléau. J'aimais bien l'original aussi
(...).
Et puis cette
histoire est tellement bonne. Pensez-vous qu'un jour vous sortirez
une version encore plus longue? Vous pourriez continuer à en
rajouter comme ça sans arrêt. Moi je le
lirais."(p.
83).
Elle propose de faire la même chose avec ses autres livres,
"Ceux que les
gens aiment. Pas comme Ça ou Les Yeux du
dragon
ou les Tommyknockers, mais les bons. Salem, je dirai pas non d'en lire
plus."(p.
84).
Elle n'écrit pas, mais elle parle. À l'imitation de
King, elle fait beaucoup dans le détail. Le nombre de noms ou
d'appellation de marques d'aliments, de plats de fast-food, de
boissons, de voitures, de vêtements, de chansons de rock
entendues3 est proprement ahurissant.
Quelquefois tout un paragraphe. Mais là où King
s'évertue à faire vrai en plaçant nombre de
détails concrets4, Marjorie tombe dans
l'énumération fastidieuse. De ses lectures
élémentaires de King, elle a confondu la
réalité de ces détails avec la
vérité profonde des êtres. Elle n'a aucune
idée du raisonnable, ne voit pas le sens de sa vie,
improvisée dans l'instant.
Elle fait partie de
cette jeunesse qui se drogue, toujours dans l'instabilité,
roulant continuellement, se nourrissant de repas hâtivement
pris au volant des voitures. Tout va vite, rien n'est vécu en
profondeur: "J'ai toujours été un peu plus vite que
le reste du monde. C'est sans doute pour ça que je suis ici
d'ailleurs. Je ne m'arrête pas toujours pour
réfléchir, je veux foncer."(p. 18). Vie sans autre perspective que
la drogue à renouveler ou des relations sexuelles sans
véritable amour, avec des sentiments
élémentaires. Tant que rien ne les y pousse, ces jeunes
vivent à l'écart de la délinquance: mais si
quelque dérapage les y amène, alors les choses tournent
mal et ils vont parfois jusqu'au crime.
La vérité, pour elle, ce sont les choses
concrètes qu'elle a connues et pratiquées. Elle n'a pas
été une élève remarquée, mais elle
a une excellente mémoire, encore que sélective, des
faits matériels qui la concernent. Ses emplois de serveuse de
fast-food ou de stations-service l'ont transformée en
véritable encyclopédie des plats rapides
américains. Elle est incapable d'analyser ce qu'elle a fait,
mais elle se souvient dans le moindre détail de ce qu'elle a
mangé. Elle affirme que Nathalie a menti dans son livre. On se
rend compte avec surprise que cela ne porte souvent que sur des
futilités: l'ordre des mets ou des boissons consommées,
ou des erreurs sur les noms des plats. Autre savoir: son mari a
développé sa passion des voitures et c'est en expert
qu'elle les date, définit leurs caractéristiques et les
performances.
De même, on l'a vu, les oeuvres de King sont devenues des
référentiels, grâce auxquels elle arrive à
définir en partie sa courte et lamentable existence. Elle ne
va en retenir que cette idée naïve que beaucoup se font
de la littérature: mise en scène et paillettes.
Une manipulation
permanente.
Après des
années de prison, elle souhaite réorganiser son image
avant de mourir. Dans cette perspective, Marjorie exerce une pression
incessante sur King, non pas pour raconter son histoire authentique,
qui permettrait éventuellement à son fils devenu adulte
de comprendre son parcours. Il ne pourra en avoir, par ce qu'elle
dit, qu'une image horrible. Elle l'a construite en un singulier
mélange d'opposition à son ancienne amante et rivale
devenue écrivain et de complaisante autojustification, alors
qu'elle manque dans sa propre vie de tout repère moral et
social. Peut-être veut-elle seulement damer le pion à sa
rivale en jouant sur sa propre condamnation à mort et sur le
choix d'un auteur qu'elle croit plus performant. Sorte de
rivalité amoureuse se transformant en rivalité
littéraire: "Bonne chance avec le livre. J'espère que ce
sera un bon. Je suis sûre qu'il enfoncera celui de Nathalie. Je
compte dessus."(p. 267). Ce qu'elle désire, c'est que King
écrive une histoire enjolivée, équivalent des
articles de journaux de la presse populaire. De la
théâtralisation.
Ainsi elle voudrait que King montre qu'elle est innocente, bien que
ses crimes soient patents. C'est que pour elle, ils ne le sont pas.
La vie des autres ne vaut pas grand chose: "On ne s'en est pas pris à eux
spécialement, ils se trouvaient juste au mauvais endroit au
mauvais moment."(p. 199). Mais quand on s'aperçoit qu'elle
rumine dans sa tête toutes les sortes d'exécutions
réalisables dans les États américains, les
souffrances comparées, on se rend bien compte que dans cette
société les valeurs humaines collectives sont mortes.
Il ne reste que les peurs individuelles, sans relation avec la
collectivité.
Aussi Marjorie peut
se croire innocente tout en décrivant ses crimes, parfois avec
complaisance, parce qu'elle s'est toujours sentie le jouet des
événements. Elle n'a jamais rien vraiment
prémédité ou organisé. Elle a certes
tiré sur Nathalie pour la tuer et, la croyant morte, a
essayé de la dissimuler: "Alors pour toute cette histoire
d'enterrée vivante, vous pouvez repasser, c'est bidon.
Laissée pour morte encore je veux bien, même si
c'était juste une balle, mais appeler ça un miracle,
ça me met en rogne. Le miracle c'est que j'ai pas
essayé de la tuer avant ça pour tout ce qu'elle m'a
fait."(p.
259). Tout s'est produit comme ça, de manière
indépendante de sa volonté: "Je sais que d'être là sur
le coup ça m'a fait sentir que tout dérapait, comme si
je ne pouvais pas faire partie de ça, même si je savais
que c'était le cas."(p. 233). Elle ne se sent pas responsable dans la
mesure où elle n'a pas décidé de sa vie. Son
innocence est celle de la bête sauvage qui tue par besoin ou
par jeu, mais ne réalise pas le mal qu'elle commet:
"Pourquoi je
les ai tués?
Je ne les ai pas tués. la question ne se pose même
pas"(...).
C'est pas avec
ça que vous allez commencer, dites?"(p. 16 et 20).
Son innocence n'est qu'indifférence à l'égard
des autres. Elle ne souhaite rien, n'a pas de mauvaises intentions:
"C'est comme
si rien n'existait en dehors de moi (...). J'étais la seule qui comptait.
Eux ils étaient juste là pour me satisfaire, pour me
faire compter plus."(p. 26/7). Elle tue, mais ne souhaitait pas tuer.
Elle subit et se subit.
Je n'ai retenu du livre que les rapports qu'entretient la pitoyable
héroïne avec Stephen King. Mais Marjorie se trompe: elle
n'est pas Dolorès Claiborne. Le seul point commun, c'est le
monologue, l'histoire narrée d'un seul point de vue. Tout,
ensuite, les différencie: quand Dolorès se raconte,
elle puise en elle les ressources nécessaires pour structurer
une vie qu'elle domine, elle recherche authentiquement ses
motivations, elle donne l'image d'une femme forte que la vie n'a pas
gâtée. Marjorie a besoin du starter des questions de
King, elle biaise, triche sans cesse. Elle n'a ni le courage, ni la
richesse humaine, ni la profondeur de sentiments de
Dolorès.
L'auteur est à suivre, pour la mise en place des
événements, le rebondissement incessant de la narration
et le rythme. Mais aussi parce qu'on détecte un auteur
sensible, qui éprouve de la compréhension pour sa
lamentable héroïne, mais en même temps
dénonce une certaine Amérique qui a perdu ses
repères, de jeunes paumés qui vivent de
télé, d'alcool, de drogues, de sexe, d'évasion
et de petits plaisirs. Tous ne deviendront pas des nuisibles. Mais
l'entourage particulière qu'a cotôyé Marjorie
nous laisse pessimistes.
Manifestement contre la peine de mort, il décrit la
variété des exécutions selon les États et
ses cruautés. La foule qui dehors attend l'exécution
-c'est une tradition, la Veillée de la Mort- ne vaut
guère mieux que les assassins qu'on supprime: "Ils ne savent pas de quoi ils
parlent, ils ne me connaissent même pas, ils veulent juste
crier et applaudir quand les lumières baisseront à
minuit une."(p. 252). Et, en parallèle, ce propos tout
simple de Marjorie:"Dites seulement que ça me manquera de
vivre."(p.
69).
Notes :
1 The Speed
Queen, de Stewart O'Nan,
Doubleday 1997, trad. fr. Speed Queen,
éd. de l'Olivier, 1998, p. 27. L'auteur est
considéré par la revue Granta comme
l'un des jeunes meilleurs écrivains américains
actuels.
2 "Vous avez
probablement déjà lu le bouquin de Nathalie.
Laissez-moi vous dire qu'il y a très peu de vrai
dedans (...). Je sais pourquoi elle a dit ce qu'elle a dit,
mais ce n'est pas vrai. C'est une des raisons pour lesquelles je
voudrais que ce soit vous qui fassiez le livre. Une fois que les gens
auront lu le vôtre, personne ne croira le sien" page 14. "Ma plus grande crainte c'est que Gainez ne sache pas qui
étaient ses parents. C'est pour ça que je fais cette
cassette, une des raisons. Je ne veux pas qu'il lise le bouquin de
Nathalie en croyant que c'est la
vérité"(p. 54).
C'est une journaliste qui a écrit son livre.
3 "Si vous avez
besoin d'un morceau super pour rouler, vous pouvez mettre
Radar Love, ça résume bien toute
l'histoire"(p. 219).
4 Pratique qui irrite certains lecteurs et qui datent son
oeuvre. Quand King en actualise une, il est obligé de changer
quantité de petits détails (les deux versions du
Fléau sont intéressantes à comparer
à cet égard). Peut-être quand il aura
cessé de plaire, certains spécialistes pointus liront
ses romans pour ces informations un peu maniaques sur des
réalités de la vie américaine...
Roland Ernould © 1999.
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.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. du site Stephen King
mes dossiers
sur les auteurs
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