Richard Matheson, Je suis une légende

Folio SF, réédition 2001.

Le vampire est un monstre. Mais monstre par rapport à quoi? Au critère de la normalité générale, à l'aune de ce que sont ou pensent une majorité d'humains? Et si les hommes tels qu'ils sont actuellement biologiquement devenaient minoritaires, et si des vampires, par exemple, s'installaient partout? Le monstre ne serait-il pas alors l'Homme? C'est le cas de Richard Neville, le héros du roman, seul homme à avoir échappé à une épidémie de «vampirisme». Agressé chaque nuit dans sa maison où il s'est retranché par de nombreux vampires, contre lesquels il utilise les armes traditionnelles tout en en cherchant de nouvelles, il s'attache à déterminer les raisons pour lesquelles ils sont si nombreux. Le temps d'arriver aux conclusions de ses recherches, les vampires se sont organisés. Neville, le dernier représentant de la vieille race, l'ennemi, le Monstre à leurs yeux, est devenu une Légende, dont on parlera entre vampires comme naguère on parlait des légendes des vampires chez les hommes.

Avec rigueur, Matheson a suivi la perspective qu'évoque souvent
King quand ses lecteurs lui demandent où il trouve ses idées : chercher ce qui se passerait si..., et en imaginer toutes les conséquences : "Les situations les plus intéressantes peuvent en général se présenter sous la forme d'une question : et si jamais? Et si jamais des vampires envahissaient une petite ville de Nouvelle-Angleterre? (Salem)" (Écriture, 218). Matheson peut donc à la fois reprendre les données du motif vampire tout en les bouleversant complètement. Le motif est intact, mais la perspective dans laquelle il est traité subit une rotation de 180 degrés...

La leçon à en tirer est importante. Le lecteur assiste à la lutte de Neville contre les monstres, en appréciant les péripéties de son opération de survie, sa ténacité et son combat contre lui-même (désespoir, évasion dans la boisson). Quand on assiste à sa capture et à l'emprisonnement qui doit le conduire à la mort, on ne peut qu'admirer son dernier comportement quand il demande aux vampires tueurs d'essayer d'être plus humains. Car toute l'ambiguïté du livre est là : Neville s'est-il montré «humain» quand il a tué les vampires par divers moyens, leur enfonçant bien sûr un pieu dans le coeur, ou les faisant brûler à la lumière du soleil? Il faudrait aussi se demander si les hommes ne se sont pas eux aussi conduits auparavant comme des vampires à l'égard de certains de leurs semblables, les petits, les faibles ou les différents. La leçon de sociologie n'est donc pas inutile : c'est le plus grand nombre qui impose ses contraintes, fait les lois, établit les règles morales. Comme le dit
King à plusieurs reprises dans Anatomie de l'horreur : avec les hommes si fiers de leur humanité, il ne fait pas bon être un mutant.

Ce roman a modifié considérablement les perspectives dans lesquelles les romanciers abordaient le motif. Les vampires de Anne
Rice dans la série de Lestat le vampire sont, comme ce dernier, arrogants, imbus de leur supériorité. Lestat est une sorte d'esthète, qui a la morgue des nobliaux des époques antérieures à l'égard de leurs «inférieurs», et qui, au mieux manifeste de l'indifférence à l'égard des humains considérés comme du bétail. Un autre changement de perspectives est celui du vampire tenu pour une victime, assez souvent d'un conflit nucléaire. Ce n'est plus l'être maléfique, d'origine diabolique, des descendants de Dracula, mais des victimes des circonstances. Car Neville est arrivé à la conclusion que les hommes ont tous été atteints par un virus qui les a rendus vampires, lui-même y échappant par un système immunitaire efficace. De nombreuses oeuvres qui suivront reprendront cette idée d'un vampire à plaindre, un malade, infortunée victime des circonstances.

Comment le lecteur de notre millénaire peut-il voir ce roman, jalon indispensable de l'histoire du fantastique, paru il y a un peu moins de 50 ans (1954)? Je suis étonné de lire sous la plume de jeunes critiques que ce roman n'a pas pris une ride pendant tout ce temps, que son style est fluide et agréable, etc. Honnêtement, il date, y compris dans l'expression. Certes, il se lit d'une seule traite, et avec plaisir, dans la mesure où la lutte du personnage souffrant de sa solitude, tremblant chaque soir dans son «bunker» quand les vampires sortent de leur tanière, sa chasse diurne des vampires dans les maisons, son alcoolisation progressive jusqu'à ce qu'il prenne conscience de sa déchéance, ses espoirs et ses doutes quand il rencontre une survivante, concernent vite le lecteur, qui souhaite connaître le sort de ce personnage humain, avec ses faiblesses et ses forces. Mais ce roman comporte aussi ses insuffisances pour le lecteur attentif. La scène où Neville oublie l'heure et rentre chez lui alors que les vampires sont déjà là sent le procédé facile et ne ménage qu'un suspense douteux. Surtout Neville, qui semble réfléchir intensément à son problème, a décidément le cerveau lent : il ne cherche une explication scientifique qu'après des mois d'atermoiement. Sans formation particulière, il monte un laboratoire de recherches chez lui. Et comble de l'invraisemblance, ce chercheur de pacotille trouve sans difficultés majeures et en un temps record le virus responsable... Inutile d'insister longtemps sur cette manière de montrer la recherche scientifique avec la vision d'Hergé et de son délirant professeur Tournesol.
Ces réserves faites, il est impensable qu'un amateur de fantastique reste à l'écart de ce roman, qui a rationalisé en science-fiction une des figures les plus célèbres de la tradition fantastique. Un jalon indispensable, qui a le charme des vieux films en noir et blanc, avec leurs défauts, mais aussi leur particulière et unique vitalité.

La quatrième de couverture :
Chaque jour, il doit organiser son existence solitaire dans une cité à l'abandon, vidée de ses habitants par une étrange épidémie. Un virus incurable qui contraint les hommes à se nourrir de sang et les oblige à fuir les rayons du soleil... Chaque nuit, les vampires le traquent jusqu'aux portes de sa demeure, frêle refuge contre une horde aux visages familiers de ses anciens voisins ou de sa propre femme. Chaque nuit est un cauchemar pour le dernier homme, l'ultime survivant d'une espèce désormais légendaire.

Richard Matheson (1926-) s'imposa avec sa première nouvelle, Journal d'un monstre (1950). Il a produit une remarquable série de nouvelles aux frontières de la terreur, du fantastique et de la science -fiction, avec deux romans considérés comme des classiques : Je suis une légende (1954) et L'homme qui rétrécit (1956) On peut encore citer le roman policier Les seins de glace (1953) et La maison des damnés (1971). King cite très souvent Matheson dans Anatomie de l'horreur, qui, constitue le lien entre les anciens comme Bloch et les auteurs de la génération de King, comme Koontz ou Masterton. À partir des années 70, il se consacra au cinéma et à la télévision, écrivant des scénarios pour de nombreuses séries télévisées, de Twilight zone à Star Trek, mais aussi pour de nombreux films, dont le célèbre Duel, le film qui marque le début de la carrière de Steven Spielberg.

Roland Ernould © 2002

voir la note de lecture : Richard Matheson .... La maison enragée et autres nouvelles fantastiques.

 

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