Francis Lacassin présente une anthologie :

Les Maîtres de l'Étrange et de la peur

de l'abbé Prévost à Guillaume Apollinaire, Laffont Bouquins, avril 2000.

Pour qui voulait s'informer des fondateurs français de l'étrange, la tâche n'était pas facile. On citait, dans des anthologies de dimensions plus modestes, souvent les mêmes textes : Jacques Cazotte, Charles Nodier, Honoré de Balzac, Prosper Mérimée, Théophile Gautier, Gérard de Nerval. Restaient de nombreuses lacunes, quelques autres noms cités, avec la difficulté de se procurer certains textes rares. C'est dire que cette anthologie, qui va du XVIIè siècle à la seconde moitié du XIXè, sera la bienvenue pour l'amateur qui aura sous la main, dans un volume réduit, un maximum de textes et d'indications.

On connaît la compétence et le sérieux de Francis Lacassin, qui a déjà rassemblé plusieurs anthologies et rédigé de passionnantes préfaces à des anthologies du fantastique et de l'étrange dans la collection Bouquins (dont les précieuses anthologies Romans Terrifiants et Les Évadés des ténèbres, rééditées en 1995 et 1997, ainsi que l'édition complète de Lovecraft - 3 volumes, près de 4.000 pages!) Le revoici encore une fois à la tâche, établissant ce recueil qui regroupe une trentaine d'auteurs, dont certains totalement inconnus.

Le pionnier, l'abbé Prévost, a rassemblé le premier en France les divers éléments qui serviront de critères au conte fantastique. Il est conscient que, pour naître et surprendre, la peur a besoin d'une préparation et d'un arsenal que le roman gothique anglais du début du XIXè (Le Château d'Otrante date de 1797) ne fera que reprendre et amplifier. Il ne s'agit pas bien sûr des motifs par eux-mêmes, connus depuis bien longtemps par les veillées paysannes ou la mythologie, mais de la mise en oeuvre d'un genre littéraire qui suscitera un vaste mouvement empreint de romantisme, et continue à se développer de nos jours.

L'intérêt de ce recueil est triple. D'abord il nous fait rencontrer des auteurs que nous aurions à jamais ignorés (qui connaît Victor Euphémion Charles - si ce n'est par sa célèbre relation mathématique -, Charles Rabou ou Édouard de Puycousin, pour ne citer que ces noms-là?). Ensuite il ne présente pas un classement thématique - nécessairement approximatif et réducteur -, mais chronologique. Les textes proposés, tous éclairés par une notice pertinente, apparaissent ainsi dans l'évolution du genre, ce qui permet de mieux situer la véritable mutation qu'il subira au XIXè siècle, et l'explosion des sous-genres. Bien sûr, Lacassin s'est s'est autorisé le déplacement de certains textes, en ne respectant pas strictement l'ordre des dates, dans le désir sans doute d'alterner des textes connus avec d'autres qui l'étaient moins. Enfin il ne propose que des textes courts, de quelques pages à quelques dizaines. Il est passionnant de suivre la recréation de cette genèse d'une narration jadis éthique, préoccupée de l'âme et du salut du pécheur, mettant en garde contre les puissances maléfiques qui ne se manifestaient qu'à l'occasion de la faute, jusqu'à l'apparition récente d'un genre strictement littéraire, seulement désireux de jouer avec les nerfs du lecteur sans souci de moralisation. Avec cette anthologie, on cerne mieux l'apparition de ce "théâtre d'ombres où s'affrontent, au jeu subtil de la peur, l'inexplicable et la raison", un divertissement de la peur vieux comme le monde.

Le recueil, contrairement au titre, ne va en fait que jusque Théophile Gautier. Bien que ce ne soit indiqué nulle part, il sera donc suivi d'un second qui ira jusqu'à Guillaume Apollinaire.

Roland Ernould
© 2000

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