Farmer et
King :
LES
TOURS
Deuxième partie : QUÊTES, KA, et autres.
Les Quêtes.
Je ne vais pas m'étendre sur
le thème da la quête chez King, auquel j'ai
déjà consacré plusieurs
études6. Le mythe de la quête est ancien comme
l'humanité. Le sujet du héros rédempteur et de
ses combats (lutte contre les monstres, les obstacles en apparence
insurmontables, les énigmes à résoudre) et
certains aspects mystérieux des choses à accomplir
impressionnèrent toujours les esprits. On cite souvent, comme
exemples de quête, celle de la Toison d'or, conduite par Jason
et celle du Graal, par les chevaliers de la Table Ronde.
Dans Le Talisman,
King s'est inspiré du nom du héros de la
première avec le personnage de Jason, fils de roi tué
par un adversaire et dont le double terrestre est Jack.
La Queste del
Saint-Graal, roman
allégorique et mystique, s'efforça de montrer l'effort
du chrétien luttant contre le mal et défendant la cause
de Dieu contre l'Ennemi, nom donné au Diable au
Moyen-Âge, ainsi que dans Le
Fléau. Plus
généralement, cette quête a lieu pour
rétablir l'ordre du bien menacé, rétablir la
Lumière menacée par les Ténèbres. C'est
le cas de la quête du Pistolero et de ses compagnons. Roland
est dans l'ignorance "de la
distance qui le sépare encore de la Tour, dans l'espace et
dans le temps"(I.5), mais il la
recherche inlassablement. Tous les univers se rencontrent en un point
unique d'un axe, la tour: "Un
escalier, peut-être, des marches montant vers la
Divinité. Aurais-tu l'audace, pistolero? Si quelque part,
surplombant le réel et son infinitude, il existait une
pièce ultime...
Non, tu n'oserais pas"(1.5)
Roland osera t-il? L'aspect mystique
de sa quête est discret, mais présent. Comme la plupart
des Chevaliers de la Table Ronde, imparfait, il n'entrera
probablement pas dans la Tour. Qui sera le Galaad?
La quête de Roland a d'abord été solitaire, puis
son groupe s'est formé. Mais ils sont les seuls de ces mondes
à mener pour l'instant cette quête. L'originalité
du Fleuve de
l'Éternité,
c'est que plusieurs quêtes ont lieu simultanément, pour
des motifs qui ne sont pas identiques, mais dont le point commun est
l'esprit du Graal. De très nombreuses références
sont consacrées dans les cinq volumes à la Quête
du Graal. Premier clin d'oeil: les récipients, qui se chargent
de nourriture à heures fixes et permettent aux gens du fleuve
de se nourrir, s'appellent ainsi... "Les cornes d'abondance auxquelles nous donnons le nom de
«graals», constate
un personnage, ressemblent
étrangement à la tour qui se dresserait au milieu de la
mer polaire -d'après ce qu'on m'a dit- et que l'on pourrait
dénommer le Saint-Graal". (d.11) Même remarque dont la pertinence est
indiscutable, puisqu'elle vient d'un ressuscité du XVè
s., Sir Thomas Malory, qui a écrit à cette
époque un ouvrage inspiré par les exploits du Roi
Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde: "La nourriture que lui fournissait son petit
«graal» le fascina; elle lui rappelait les paroles que,
dans son Livre du Roi Arthur, il avait prêtées à
Galahad et aux autres chevaliers découvrant celle que leur
dispensait le Saint-Graal: «... vous goûterez à
cette table mets plus doux qu'oncques chevalier ne
savoura.» (d.12)
Mais contrairement à celle de
King, leur quête n'est pas mystique et reste
égoïste. Ainsi Mark Twain
ressuscité:"Ce qu'il
voulait, c'était construire le plus grand bateau à
aubes qui eût jamais existé, en devenir le capitaine, le
seul maître à bord, et se faire admirer, envier, aduler
par des millions de riverains sur les millions de kilomètres
qui le séparaient de la fameuse tour polaire"(c.32)
D'autres sont poussés par la curiosité, le désir
de changement, le plaisir de découvrir l'inconnu ou tout
simplement le besoin d'action. Aussi la quête de la Tour
polaire se fait dans le désordre ou la rivalité, par
toutes sortes de moyens, que les hommes démunis du fleuve
réinventeront avec opiniatreté: voiliers, bateaux
à aubes, ballon, dirigeable. Voici un extrait du discours de
départ du gigantesque dirigeable que Firebrass, son capitaine,
a appelé le Parseval (c.43):
"Les amis, nous voici à
nouveau réunis, et cette fois c'est pour la grande, l'unique
occasion, le départ du Léviathan. Sus au Grand Graal,
à la Tour, ses Brumes, au château du père
Noël. celui qui nous a donné résurrection,
jouvence, nourriture, alcool et tabac gratis et presque à
profusion"(c325) Cyrano de
Bergerac fait partie des ressuscités actifs: "Il était question dans ses livres, de
voyager dans la lune ou le soleil. Et voilà qu'il se trouve
à bord d'une machine volante qui dépasse tout ce qu'il
pouvait imaginer. Jamais il n'aurait pu rêver qu'il ferait un
jour partie d'une expédition au pôle Nord, dans le ciel
d'une planète dont personne sur la Terre, à ma
connaissance, n'avait songé à décrire
l'équivalent. Tout cela pour aller à la
découverte d'une tour mythique au milieu d'une mer de brume
glacée. Qui aurait cru que le vaillant Cyrano de Bergerac
deviendrait un chevalier du ciel, un Galaad de l'ère
post-terrestre en quête d'un graal
géant?"(c.43). Certains
s'excitent: "Nous sommes
partis!
- Partis rendre visite au Sorcier d'Oz, au Roi pêcheur,
déclama Frigate. Partis en quête du
Saint-Graal!"(d.44).
D'autres réfléchissent:
"Pour quel dessein? Pour que
Sam puisse construire un bateau, s'armer, remonter le Fleuve et, au
terme d'un voyage de quelques seize millions de kilomètres, en
atteindre la source? Puis, de là, parvenir à la tour
qui jaillissait des eaux glacées de la mer polaire pour se
perdre très haut dans les brumes?
Et ensuite?"(d.5)
Ou encore: "Pourquoi ai-je si peur qu'elle échoue en de
mauvaises mains? Je ne le sais pas vraiment. Mais il y a les forces
occultes et mystérieuses qui ne cessent de s'affronter, sous
le couvert paisible de cette vallée. Et j'ai l'intention de
découvrir de quoi il retourne"(c.40)
Si la plupart restent ce qu'ils étaient avant d'entreprendre
la quête, d'autres grandissent spirituellement. Plusieurs sont
parvenus à la Tour, où les surhumains qui la
dirigeaient sont morts. Ils disposent de l'ordinateur tout-puissant,
réparé: "Nous
sommes en quelque sorte des dieux, renchérit Burton. Enfin...
des humains dotés de pouvoirs divins. des demi-dieux,
quoi.
-Des dieux unijambistes, plaisanta Frigate.
Burton sourit.
- les épreuves que nous avons subies en remontant le Fleuve
devraient avoir trempé nos caractères, en avoir
éliminé les scories. Du moins je
l'espère."(e.2)
On retrouve le même écho
spirituel dans King. Le sociologue Glen affirme ainsi dans
Le Fléau que la quête permet d'"acquérir la force et la sainteté
par un processus de purge. L'évacuation des choses est
symbolique, vous savez. Talismanique. Lorsque vous évacuez des
choses, vous évacuez aussi les parcelles de moi symboliquement
attachées à ces choses. Vous entreprenez une sorte de
nettoyage"(72). La quête libérerait ainsi
l'esprit de ses vaines préoccupations, Elle symboliserait,
comme le suggérait Jung7, la plénitude intérieure que les hommes
ont toujours recherchée.
Une différence essentielle
apparaît entre les quêtes de King et celles de Farmer.
Les quêtes de Jack dans Le
Talisman, des gamins de
Ça ou du vieillard Ralph dans Insomnia, ou
celle de Roland et ses compagnons sont
désintéressées, et comme suscitées par
une force invisible vouée à la Lumière. Chez
Farmer, les quêtes ne traduisent que les appétits
humains, plus proches de celle des conquérants de la Toison
d'Or -bien qu'elle ne soit pas nommée- que celles du Graal,
pourtant largement citées.
Ka et Aura.
Le monosyllabe égyptien
ka a pris divers sens chez King. La première
acceptation est proche du sens qu'en donnaient les Égyptiens,
qui croyaient que le corps était habité par le
ka, une sorte de double, différent de l'âme.
Il se rencontre, semble-t-il, pour la première fois chez King
dans Les
Tommynockers, quand le
poète Gard se prépare à réciter un
poème et constate: "L'auditoire était plus important que d'ordinaire.
Une centaine de personnes peut-être (...). Leurs
yeux semblaient trop grands
(...). C'était
comme s'ils allaient le manger de leurs yeux. Comme s'ils allaient
aspirer son âme, son
ka, ou je ne sais
quoi"(5.5). Même sens dans Insomnie:
"Ça essayait de leur
sucer la vie? Presque, mais ce n'était pas tout à fait
cela. Ce n'était ni leur vie, ni leur
âme (...)
que la chose dissimulée dans le linceul fuligineux voulait
d'eux; ou du moins, pas exactement. C'était leur force vitale,
leur ka"(25.5).
Cette force vitale peut effectuer un transfert psychique, comme
lorsque Roland se projette dans l'esprit d'un autre. Son
ka, "détaché
dans le cerveau d'Eddie"(Le
Prisonnier, 3.17), s'y interroge:
"Il se demandait comment
l'homme dans l'esprit duquel son ka de pistolero
avait élu domicile pouvait être aussi
bête"(II.Le Prisonnier,
3.8)). Ou encore en d'autres
circonstances: "Roland ferma
les yeux et se concentra tout entier sur Jake. Il pensa aux yeux du
garçon et expédia son ka à leur
recherche"(III.,
II.V.29. Ce sens semble
être aussi celui du
FLÉAU, quand le
juge voit un corbeau: "Ce
qu'il voyait devant lui
était l'homme noir, son
âme, son ka incarné
dans ce corbeau grimaçant (...). Si
c'était lui, pourrais-je le tuer? Emprisonner son
ka -si cette chose existe- dans le cadavre de ce
corbeau?"(61).
Du ka, principe vital, King a
tiré divers sens qui s'en éloignent. Déjà
dans Le Pistolero, le ka avait aussi le sens de destin, subi ou
accepté, dans la phrase où un esprit maléfique
révèle son sort à Roland: "Tu ne connaîtras désormais que la
malchance jusqu'à la fin de l'éternité -tel est
ton ka". Et cette affirmation
de Roland:"S'il s'agit du
ka, la question de savoir ce qu'on est supposé
faire ou ne pas faire n'entre même pas en ligne de
compte".( II.4.24)
Si dans Bazaar, il
est fait allusion à l'aura, c'est dans Insomnie que
l'idée est vraiment exploitée et raccordée
à la force vitale. Elle aussi reprend un vieil
élément mythique: lié au rayonnement solaire, le
symbolisme de la couronne ou du nimbe, représenté par
une couronne autour de la tête, représente
l'accomplissement et la perfection. Cette aura, devenue
lumière spirituelle, élévation de l'esprit
au-dessus du corps, devint l'emblème des saints, des rois ou
des prêtres. De même les bouddhistes pensent que les
couleurs de l'âme sont reflétées par
l'aura8, sorte de champ magnétique entourant le corps
humain. L'aura représente la coloration de l'âme et
reflète les sentiments et l'état de santé des
individus. ce halo, c'est la force vitale, formée de
radiations colorées émanant des diverses parties du
corps.
Ainsi, dans Insomnie,
Ralph voit soudainement des auras: "Il leva les yeux et vit la jeune femme entourée
d'une aura d'une opulente couleur ivoire. Elle avait l'aspect
satiné de dessous de luxe. (...) L'aura
qui entourait Gretchen Tillbury était orange foncé,
s'éclaircissant vers le jaune à son
pourtour. (...)
Il abaissa les yeux sur la
fillette et vit qu'elle était entourée de son propre
nuage vaporeux et brillant de satin nuptial. Une aura plus petite que
celle de sa mère mais, sinon, identique... comme ses yeux
bleus et ses cheveux châtain clair. (...)
Quoiqu'en pense mon
côté «deux et deux font quatre», les auras
existent réellement"(6.5)
Au-dessus des auras, il y a les panaches: "Ralph vit un panache couleur de rouille émaner
d'un homme d'âge moyen qui se déplaçait au milieu
d'une aura bleu foncé, et une femme entourée d'une aura
gris clair surmontée d'une traînée d'une nuance
magenta étonnante -et aussi quelque peu inquiétante.
Dans quelques cas (deux ou trois, pas davantage), les panaches
étaient presque noirs. Ceux-là déplaisaient
à Ralph, qui remarqua que les porteurs de ce type de panache
(...) paraissaient
invariablement en mauvaise santé. (...) Évidemment qu'ils n'avaient pas l'air bien. Ces
panaches sont des indicateurs de leur état de santé...
et de maladie."(5.4) C'est ce que
déclare Clotho: "L'une
des nombreuses fonctions des auras, chez les michrones, est de servir
d'horloge"Les auras de ceux
qui doivent connaître la mort "deviennent grises au moment où la fin se
rapproche: ce gris vire progressivement au noir"(17.5)
Même situation, mais différemment exprimée, chez
Farmer. Il va plus loin dans l'exploitation des croyances
égyptiennes que King. Les Egyptiens pensaient que le double ne
meurt pas avec la vie terrestre: on pensait que la survivance plus ou
moins prolongée du ka
dépendait de la façon dont la chair du corps serait
protégée contre la destruction (momification), la ruine
ou la faim (les tombeaux, avec nourriture et mobilier. L'aura est
"psychomorphe"(c15) Elle est reliée au ka, qui a chez
Farmer un sens plus particulier que chez King, où le ka est
simultanément la force vitale, "la grande roue des existences"(Ins 17.4) et le
destin. La conception du ka de Farmer est uniquement vitale:
"Pour autant que nous le
sachions, le ka se forme au moment de la conception, de l'union entre
le spermatozoïde et l'ovule. Il suit ensuite une
évolution parallèle à celle du corps.
Ce parallélisme cesse à la mort du corps. De son
vivant, celui-ci émet une aura qui flotte au-dessus de sa
tête, invisible à l'oeil nu, sauf pour de rares
privilégiés. Mais il existe un appareil permettant de
l'observer. L'aura apparaît alors comme un globe multicolore
qui pivote sur lui-même, se dilate, se contracte, change de
teinte, projette des bras et les rétracte. Le spectacle est
d'une beauté prodigieuse; il faut l'avoir vu pour s'en faire
une idée. Cette aura, nous l'avons dénommée le
wathan.
Le wathan, ou ka, abandonne son possesseur à l'instant de sa
mort, c'est-à-dire à celui où le corps ne peut
être ranimé.
(...) L'univers est
rempli de wathans.
(...) Nous supposons
le ka dépourvu de conscience, bien qu'il contienne
l'intelligence et les souvenirs du défunt. Il dérive
donc à travers l'éternité et l'infini tel un
vaisseau emportant dans ses flancs le potentiel mental de
l'être vivant, ou, si vous préférez, son
âme figée.
Quand on fabrique un double du corps décédé, le
ka vient aussitôt s'y rattacher. Il existe entre eux une
affinité irrésistible. Mais lorsqu'ils se
réunissent, le ka ne conserve aucun souvenir du temps qui
s'est écoulé entre la mort du premier organisme et
l'instant où le double s'éveille à la
conscience."(d
20)
Comme chez King, les aura/ka/wathan
sont signes de santé: "Les wathans multicolores apparaissaient dans toute leur
spendeur, tournoyant au-dessus des têtes auxquelles ils se
rattachaient. L'Américain avait maintenant suffisamment
d'expérience pour discerner instantanément ceux dont la
teinte ou la structure trahissaient une anomalie, qui n'était
pas obligatoirement d'ordre éthique. De larges bandes noires
ou rouges, par exemple, indiquaient aussi bien une mauvaise
santé que de mauvaises intentions. La croissance, la
décroissance et les circonvolutions du wathan
reflétaient les tensions mentales émotionnelles et les
changements qui affectaient tant le conscient que l'inconscient de
son possesseur; l'ensemble de son système nerveux, en
fait."(e.17)
Bien que les notions utilisées soient les mêmes, les
contenus diffèrent sensiblement. La ka de King a
d'abord un aspect peudo-physiologique et l'aura rend visible aux
initiés les états physiques et psychologiques des
individus. Mais le concept est devenu peu à peu
métaphysique, liant la force vitale à l'accomplissement
simultané d'un destin. Farmer reprend l'idée
traditionnelle de l'âme, l'âme apparaissant avec le corps
au moment de la conception de l'être. Puis ensuite le stockage
des ka/wathans, par des moyens technologiques avancés, permet
de répéter le cycle en créant une sorte de
résurrection artificielle, qui peut être le chemin
à l'immortalité. Somme toute, Farmer ne fait que
reprendre l'imaginaire de la religion chrétienne concernant le
stockage des âmes des morts, et les usages qui peuvent en
être faits avant la résurrection. Invention
intéresante de science-fiction propre à une oeuvre. Par
contre le ka de King, profondément marqué
par l'idée de prédestination
calviniste9, est le résultat d'un parcours religieux et
spirituel qui se poursuit dans toute sa production.
Autres...
D'autres rapprochement peuvent
être faits entre les oeuvres de Farmer et de King, mais ne
présentent pas la même importanc que les notions
relevées plus haut.
Les limites
des Puissances.
En dépit de leur
dépendance ou leur sujétion à des forces
supérieures, des humains n'en ont pas une bonne opinion. Ainsi
Ralph pense, dans Insomnie:
"Il s'agissait peut-être
de créatures surnaturelles, mais elles avaient aussi leurs
limites. Il avait l'impression qu'elles ne valaient pas grand-chose
non plus dans la prédiction de l'avenir"(17.5). De
même les humains du fleuve ne se font pas d'illusions sur les
capacités des Éthiques: "Le Visiteur m'a dit qu'en dépit de ses
fantastiques pouvoirs ses congénères et lui n'avaient
rien de surhumain. Qu'ils pouvaient donc se tromper et commettre des
erreurs. Ils ne sont pas invulnérables: ils ne sont ni
à l'abri des accidents, ni des coups de leurs
ennemis"(d.21)
L'échiquier.
On retrouve chez l'un comme chez
l'autre l'exemple de l'échiquier, lié à
l'idée que les hommes sont des pions, "contrôlés par des forces
antagonistes"(Ça.15.2 ou 19.12) ou
des "mains invisibles"(Ins.19.1).
"- Je ne peux pas, dit
Frigate.
- Pourquoi? hurla Rohrig qui piétinait de fureur et de
frustration.
Frigate abaissa son pouce. Il se tenait sur un grand carré
rouge. À côté, il y avait d'autres carrés,
certains rouges, certains noirs.
- Je ne suis pas à ma place. Je ne sais ce qui va se passer
maintenant. Je n'ai pas le droit d'être sur une case
rouge"(c.41)
Le même exemple se retrouve chez King, qui veut imager son
affirmation que l'Aléatoire et l'Intentionnel
n'interfèrent pas: "L'Aléatoire et l'Intentionnel sont comme des
cases blanches et noires d'un échiquier, qui se
définissent par leurs contrastes de couleur"(Ins.18.1)
La mort et
l'ailleurs, survie et autres mondes.
Dans Insomnie,
chaque humain a "une
durée de vie allouée", que l'aura reflète. Quand la fin est venue,
signalée par l'aura et le panache qui la surmonte,
interviennent Clotho et Lachésis, machrones/Parques
chargés de la mort intentionnelle. Ils coupent le panache du
mourant et provoquent la mort: "Quand elle est enfin intervenue, nous sommes
allés le voir et nous l'avons expédié.
- Expédié? Où ça? (...)
- Partout. Dans d'autres
mondes que celui-ci"(6.1)
Le lecteur se rappelle que Ralph,
dans Insomnie, ou Audrey, dans Les Régulateurs, sont passés dans un autre monde, où ils
revivent.
Dans Le Fleuve de
l'Éternité,
il y a ce même passage possible, "passer de l'autre côté"(d.49),
mais réservé à ceux qui sont parvenus à
un niveau suffisant de spiritualité. Farmer ne nous dit rien
sur ce monde, alors qu'on sait que Ralph réapparaît dans
"un univers où,
derrière les ténèbres, brillait une
lumière éblouissante"(Ins.
Epilogue.25). Les gens du fleuve
ont aussi été ressuscités, mais par des moyens
technologiques avancés, dans un monde artificiel
créé entièrement par les Éthiques. Dans
cette sorte de Création divine continuée par la
technologie, ils peuvent revivre un certain nombre de fois, à
un autre endroit du fleuve, et trouver la possibilité de se
réhabiliter, et peut-être aussi de "passer de l'autre
côté". La
religion qui s'établit chez les gens du fleuve s'est
d'ailleurs appelée l'Église de la Seconde Chance.
Différents de ces passages dans un autre monde liés
à la survie ou l'immortalité, sont les
«passages» d'un monde à un autre comme King le
pratique de plus en plus souvent, en exploitant ses univers
parallèles, dont la Tour est le pivot. Dans le Talisman
ou dans le cycle de La Tour
Sombre, ces passages sont
fréquents, mais représentent des opportunités
pratiques et ne sont pas liés aux idées d'ascèse
ou de rédemption.
Auteurs.
Enfin on peut ainsi relever
l'utilisation d'oeuvres écrites au siècle dernier qui
ont conservé un fort pouvoir d'attraction, pour Farmer comme
pour King. Les Aventures d'Alice au
Pays des Merveilles, de
Lewis Carrol (1865) y tiennent une place considérable.
Alice figure parmi les personnages ressuscités, héros
du roman, et sa présence est constante, avec de nombreuses
allusions au révérend Dodgson et à la vie
d'Alice. Très surprenant est le passage où Alice
utilise la logique de Lewis Carroll pour débloquer
l'ordinateur défaillant, alors qu'il ne semblait plus y avoir
de remède à sa destruction prochaine.
Le Magicien d'Oz, de L. Frank Baum
(1899) est aussi souvent cité. Farmer, comme King, a
une culture littéraire encyclopédique, mais
curieusement ne cite ni Lovecraft, ni Tolkien, maîtres de
King.
Les points communs sont multiples
entre les romans, et cependant le lecteur les trouve vraiment
différents. Évidemment, ce sont tous deux des oeuvres
de fantasy et de quête: les deux auteurs ont un riche
imaginaire, et des idées inépuisables. Cependant les
aventures picaresques des personnages ne sont pas traitées de
la même manière. King préfère
décrire la vie d'individus, ou de cercles quasi-intimes.
Farmer met volontiers en scène des groupes ou des masses. King
se plaît dans les détails. Sans les négliger,
Farmer brasse de vastes ensembles, aidé en cela par une
culture historique que King ne possède pas. Enfin il a une
approche omni-présente et presque obsessionnelle d'une
sexualité fonctionnelle, alors que la sexualité chez
King est plus discrète, rattachée aux sentiments
individuels et aux influences éducatives de la
société.
Les intentions ne sont pas non plus les mêmes. Sur un fond
post-cataclysmique, dont ils ne sont pas responsables, où tout
se détraque, les héros kingiens de la Lumière
essaient d'assumer au mieux un destin qui ne sera rempli que par le
sauvetage d'un ordre cosmique perturbé. Les sentiments
individuels ont peu à voir en l'occurence, encore que l'on ne
puisse négliger le besoin de rachat chez Roland, ou le
désir de s'assumer chez ses partenaires. Mais la quête
se fait dans l'oblativité et dans l'échange. Le monde
du fleuve est d'emblée un paradis terrestre: tout est
donné, nourriture de qualité et
régulière, vêtements, douceurs et
agréments divers, pas de maladie ni de vieillissement. Mais
esclaves d'une nature humaine défaillante, corrompus par la
société dans laquelle ils ont auparavant vécu,
ou marqués par le péché originel, les hommes du
fleuve révèleront immédiatement leurs
faiblesses. En peu de temps, ils se retrouveront dans un monde qu'ils
ont eux-mêmes perturbé. Une minorité seulement
manifeste quelque élévation d'esprit. Tous les autres
retrouvent immédiatement leurs travers terrestres. Le
problème des meilleurs sera de faire quelque chose qui ait un
but dans ce désordre, et c'est la recherche de la Tour qui va
le leur donner. Échappatoire individuelle, qui n'a rien
à voir avec le sens de leur destin chez les héros
kingiens.
Ceci dit, il ne faudrait pas
négliger l'essentiel. Les deux oeuvres sont marquées
par leurs vastes dimensions spirituelles. Réflexion sur la
condition humaine et ses insuffisances, la mort, l'au-delà et
l'immortalité chez l'un. Sur la maîtrise de soi et la
nécessaire ascèse de ceux qui se confrontent au
désordre cosmique pour l'autre. Tous deux philosophent
volontiers: ce qui entraîne chez l'un comme chez l'autre, des
digressions, des complaisances, des lenteurs et, pour tout dire, une
certaine verbosité...
Tous deux plairont à ceux qui aiment toucher, comme le dit
Farmer avec lequel King serait d'accord, "aux questions essentielles, le fini et l'infini, le
temps et l'éternité, la cause première"
de l'univers. (d.51)
Roland Ernould © 1998.
Revu octobre 1999.
Ouvrages de King
cités
NIGHT SHIFT
1978, éd. fr. DANSE
MACABRE, Lattès 1980
DANSE MACABRE 1981, éd. fr.
tome.1. ANATOMIE DE
L'HORREUR , éd. du Rocher
1995
tome 2. PAGES NOIRES ,éd. du Rocher 1996
THE DARK TOWER, éd. fr. LA TOUR
SOMBRE , 1 -THE GUNSLINGER 1982,
éd. fr. LE
PISTOLERO J'ai lu 1991
THE TALISMAN 1984, Stephen King & Peter Straub, éd. fr.
LE TALISMAN DES
TERRITOIRES Robert Laffont 1986
IT 1986,
éd. fr. ÇA Albin Michel 1988
THE DARK TOWER, 2.THE DRAWING OF THE
THREE, éd. fr. LES TROIS CARTES, J'ai lu
1991
THE TOMMYKNOCKERS 1987, éd. fr. LES
TOMMYKNOCKERS, Albin Michel 1989
THE STAND
1990 the Complete & Uncut Edition, éd. fr. LE FLÉAU,
Lattès 1991
THE DARK TOWER 1991, 3. THE
WASTELANDS 1991, éd. fr.
TERRES PERDUES J'ai Lu 1992
NEEDFUL THINGS 1991, éd. fr. BAZAAR, Albin Michel
1992
INSOMNIA
1994, éd. fr. INSOMNIE, Albin Michel
1995
THE REGULATORS 1996, Richard Bachman, éd. fr. LES RÉGULATEURS
Albin Michel 1996
THE DARK TOWER, 4. WIZARD AND
GLASS 1997, éd. fr. MAGIE ET
CRISTAL, Éditions 84, mai 1998.
Notes
6 Dont La Quête et la
Tour, Steve's Rag, juillet
1997.
7 Carl Gustav Jung,
Introduction à l'Essence de la Mythologie, Payot 1953.
8 L'aura a eu une explication
qui a paru scientifique à certains par l'existence d'un
«double aurique», qu'aurait décelé
l'ingénieur soviétique Semen Kirlian en 1939.
D'après Kirlian, ces phénomènes de luminescence
aurique («l'effet» Kirlian) exprimeraient le
magnétisme vital et seraient spécifiques des structures
vivantes.Ils seraient influencés par l'état biologique.
Cette théorie a eu du succès vers les années 60
et a bénéficié du développement du
bouddhisme en Occident (voir Insomnie, 5.4).
9 Il est amusant de constater
que le libraire du Restaurant Spirituel de Manhattan où Jake
achète son livre de devinettes et Charlie le Tchou-Tchou
déclare se nommer Calvin TowerÉ
Mes
études sur La Tour Sombre :
DES MYTHES RELIGIEUX AUX
PUISSANCES DE LA TOUR SOMBRE
Stephen KING
et la QUÊTE
Deux créateurs
de cosmogonies: Stephen KING et
J.R.R.
TOLKIEN
Les petites soeurs
d'Élurie :
LES VAMPIRES A LA ROSE.
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. du site Stephen King
mes dossiers
sur les auteurs
. .
.. .
.. . ..