Denis Duclos, Le complexe du loup-garou,
la
fascination de la violence dans la culture américaine
Pocket Agora 1998.
Sociologue, l'auteur nous soumet une
thèse originale pour expliquer le nombre des tueurs en
série aux USA et les réactions des Américains
à leur égard. Il se propose de montrer qu'il faut aller
chercher l'origine de la fascination pour la violence aux Etats-Unis
dans les grands mythes de chasseurs des sociétés
primitives. Les serial killers, comme les personnages sanglants de la
fiction, ne font que répéter des figures
héroïques des sagas nordiques, les «Bersekr».
Rambo et Odin, le dieu nordique de la violence et de la guerre
mèneraient-ils le même combat? Démonstration.
On ne peut en effet s'interroger sur l'existence du nombre des tueurs
en série ou des meurtriers fous aux États-Unis sans
réfléchir aussi sur la tendance culturelle des
Américains à mettre en scène une violence
devenue omniprésente, par le biais de personnages pratiquant
le meurtre systématiquement, aussi bien dans la
réalité que dans la fiction. La violence a
nécessairement une signification dans les
sociétés humaines, et la façon dont elle est
mise en acte, comme la façon dont elle est
réprimée, est dépendante de la signification
symbolique qu'une collectivité lui accorde. En ce sens, la
criminalité est typique de chaque société. Alors
qu'en France son existence n'est pas particulièrement mise en
évidence, et que les analyses et commentaires à son
sujet sont limités aux journalistes, aux professionnels de la
criminologie, ou à des intellectuels, aux Etats-Unis la
scénographie du crime en série est produite par une
légion de narrateurs, de dessinateurs, de commentateurs, de
photographes et de cinéastes.
La différence tient certes à des facteurs divers, comme
l'accès plus ou moins facile aux armes, mais il y a en outre
l'attention attirée sur une mise en scène spectaculaire
qui n'est pas encouragée en France ou dans l'Europe latine.
Dans ces pays, on ne cherche pas à montrer une opposition
frontale et solitaire à la société et on n'y
désire pas que ce type d'acte soit pris au sérieux,
orchestré ou dramatisé. Les Français
s'interrogent sur la raison de la criminalité d'une
société en se référant à la
déviance des individus, en s'interrogeant sur leur
normalité ou la responsabilité de la
société. Aux États-Unis, l'individu
déviant est souvent présenté comme un monstre
inhumain qui menace la société. Mais en même
temps la tendance anglo-saxonne est d'utiliser le fait pour exploiter
commercialement le criminel comme n'importe quelle production
économique normale de la société. Ce n'est pas
la fiction américaine qui incite à la violence, dit
Duclos. C'est plutôt le contraire qui s'observe. Par exemple,
il est facile de mettre un nom authentique sur l'original de chaque
personnage maléfique de Stephen King dans ses
romans : le jeune homme tirant sur les automobilistes (Michael
Clark), le cadre moyen devenu fou après sa mise à pied
(James Huberty), l'infirmière meurtrière (Genene
Jones), l'homosexuel étranglant ses partenaires, tout en se
déguisant en clown pendant les fêtes paroissiales (John
Gacy). Nombreuses sont les idées de Stephen King et d'autres
auteurs, qui suggèrent cette transposition amplifiée,
diabolisée, de cas criminels connus ou
célèbres.
Quel est l'enjeu de cette exemplarité criminelle, promue de
façon si différente du traitement occidental de la
violence? La plupart des commentateurs ou des auteurs de fiction en
culture anglo-américaine proposent une symétrie entre
l'individu criminel déviant, et la société qui
contrôle, légaliste et répressive. Ils donnent
une égale importance à, d'un côté, la
violence individuelle, de l'autre, à égalité de
traitement, à la réponse sociale. Les Américains
ne prennent pas la défense d'un criminel en insistant sur sa
singularité, mais cherchent à le faire entrer dans un
système particulier, où il devient un agent du Mal, la
répétition d'un principe moral négatif,
situé au même niveau que le Bien. Il est légitime
pour eux que la société réponde aux violences
individuelles, de même qu'inversement, contre la violence
collective de la loi, l'individu peut protester et en bloquer
l'arbitraire. On est donc dans le modèle d'un conflit
permanent entre la force sauvage des individus, leur
côté détraqué, guerrier fou,
«berserk» de la tradition nordique, et la force
civilisée de la communauté. Cette mise en
équivalence du social et de l'individuel est
étrangère à notre culture latine. Pour nous, les
criminels ne mettent pas en péril une société
établie, s'ils invitent éventuellement à
réfléchir sur ses insuffisances ou ses excès.
C'est pourquoi nous avons pu nous permettre d'abolir la peine de
mort, alors que les Américains ne s'y résolvent pas.
Leur fascination pour le crime, sa mise en scène permanente,
nous incitent à nous questionner sur l'interprétation
de la violence qui s'y trouve proposée, liée à
une conception particulière de la vie et de la mort qui
aboutit à ce résultat : intérioriser la peur
pour maintenir l'ordre.
Selon Duclos - et c'est toute l'originalité de sa thèse
- cette conception ne vient pas des Etats-Unis, de leur puritanisme
ou leurs conceptions religieuses fortes et concomittantes. Elle
remonte aux origines du monde anglo-saxon, dans les anciennes
légendes celtes, germaniques et scandinaves. Avant que les
Vikings apparaissent, l'univers nordique se caractérisait par
les symétries nature/culture (violence/civilisation), qui
présentent des traits analogues à ceux que l'on trouve
actuellement aux USA. Puisant aux mêmes sources, la mythologie
médiévale germanique insistait de même sur la
précarité essentielle du monde civilisé, le
possible crépuscule des dieux. Le «ragnarök»
(le jugement terminal), était prévu et craint. Dans les
sagas nordiques, apparaissent toujours les risques liés au
berserk, le guerrier vêtu de peau d'ours, le
déséquilibré qui se déchaîne contre
les siens. Or ce terme désigne encore, en langue
familière américaine actuelle, celui qui devient fou
furieux. Face au bersek sanguinaire n'existe qu'un rempart : la
règle sociale inexorable, caractéristique du monde
germanique ancien. Mais il faut en noter les conséquences :
par exemple, la loi qui permet d'envoyer en exil en forêt le
criminel produit un fantasme en retour, le loup-garou, la bête
humaine.
On retrouve le mythe du loup-garou partout ailleurs en Europe.
Cependant, dans la culture nordique, il venait former un tout
cohérent avec la représentation politique de ces
petites sociétés de marins, de commerçants et de
guerriers fragiles, dont les groupes restreints ne pouvaient tenir
qu'en se faisant peur avec un ennemi extérieur, tel Odin, chef
de la chasse sauvage, ou la horde des Morts dévorant les
Vivants sur leur passage. Actuellement le renouveau d'Halloween,
fête des morts ambivalente, très utilisée dans
les élaborations des romans et des films d'épouvante
américains, concourt à mondialiser cette tradition
nordique. Les enfants y symbolisent les morts qui reviennent et qu'il
faut calmer en leur donnant des bonbons ou de l'argent. Se maintient
ainsi la continuation d'une croyance populaire archaïque dans la
nécessité de protéger la fragilité
essentielle de la civilisation face à un adversaire de force
égale : la nature sauvage, présente dans tous les
individus, et surtout chez les jeunes, que Duclos retrouve dans les
mythes septentrionaux qu'il examine. Ce thème a produit une
trace durable dans la culture nordique, et spécialement
là où elle s'est confrontée à des
modèles différents : Angleterre
médiévale, Etats-Unis du dix-neuvième
siècle. Dès le dix-septième siècle, le
même motif a débordé la culture de masse pour
influencer les philosophes anglais, comme Hobbes, qui
reprenait l'idée que l'homme est un loup pour l'homme et se
disait «enfant de la peur». Hobbes, et plus
tard Locke, ont réactivé et
intellectualisé la théorie suivant laquelle la
civilisation doit conjurer la violence. Hobbes pensait
que l'agent d'une telle pacification était l'État,
canalisant les énergies de l'homme naturel et les retournant
contre lui-même. Il s'agissait bien de parvenir à
limiter, à cercler, à contrôler les sauvageries
humaines naturelles irrésistibles. Duclos étudie la
filiation qui a permis d'en arriver à l'archétype
célèbre du couple du Dr Jekyll et de Mr Hyde, qu'on
trouve aussi dans Dorian Gray et son portrait, dans Frankenstein et
sa créature, dans les nombreux doubles de la fantasy anglaise,
puis américaine, sans parler des doubles de Stephen
King (le «méchant» Stark, écrivain
de polars, contre Beaumont, le «bon» auteur dans
La part des
Ténèbres) ou dans
la réalité : Stephen King contre
Richard Bachman, avec
leurs deux genres de romans différents! L'ancienneté et
la force de ce principe d'équilibre mythique permettent
dès lors de comprendre la stature que prennent les criminels
d'exception en Amérique, venant se situer en antagonistes
crédibles d'une société entière, voire
d'une culture se vivant comme exceptionnelle au plan mondial. La
démesure américaine à propos de la violence
n'est donc pas seulement un effet du marché de la culture
industrialisée. C'est aussi un aspect logique de ses croyances
profondes.
L'Amérique vit ainsi dans une dualité dramatique, une
connivence tactique, entre le monde gentil et officiel du monde de
Walt Disney, du scoutisme, des associations caritatives et
le monde officieux des passions sauvages, sombres et
incontrôlées. Pourquoi cette croyance, qui fonde le
«complexe du loup-garou», est-elle si puissante, si
constante? C'est qu'elle présente maints avantages secondaires
: elle maintient l'ordre par la peur intériorisée; elle
fait admettre la présence, dans un même monde, d'une
vaste population de pauvres, de «damnés», existant
en regard des riches, des «bons» des zones pavillonnaires
de couches moyennes, sans que la sensibilité sociale se trouve
touchée plus qu'il ne le faut par le devoir de
solidarité; elle donne l'illusion que la liberté civile
est mieux préservée que quand la société
prétend éliminer le Mal par l'Etat-providence. On peut
enfin se demander si nous ne sommes pas en train d'absorber, par la
transmission culturelle, cette conception de la vie duelle en
société que les Anglo-saxons portent en eux à
travers leur doctrine d'un effet moral de l'équilibre entre
Bien et Mal, sous la forme de meurtres multiples ou de fictions
atroces. Sans interdire à nos enfants de lire Stephen
King ou Clive Barker, il nous
faut bien comprendre la signification de la philosophie que nous
laissons se propager sous l'hypocrisie d'une indifférence
élitiste à la paralittérature, à la
culture de kiosque de gare. Avec nos lectures, nous absorbons des
idées, et si nous commençons déjà
à nous représenter la violence comme une force
naturelle qui menace toujours de renverser le social, nous allons
probablement vite changer notre vision de la société.
Au lieu de vivre un monde assez stable et ouvert, bon enfant avec les
déviants, cherchant à corriger plutôt qu'à
sanctionner, nous allons envisager ceux-ci comme des monstres, et
nous allons du même coup nous considérer
nous-mêmes comme des monstres potentiels. Ce changement de
perspective concourra à élaborer une peur
réciproque, déjà devenue quotidienne dans le
monde américain, et qui semble s'installer naturellement comme
une rançon de la liberté des moeurs. Et à
favoriser le passage d'une société qui intègre
sa violence - la nôtre - à une autre qui se voit en
protagoniste d'un combat éternel entre le Bien et le Mal,
où le méchant doit être impitoyablement
éliminé.
Ainsi les médias, en rapport avec la violence
médiatique, se servent de la violence, en produisant de
l'insécurité et de la peur, puisque la fabrication de
la peur à laquelle ils se livrent est un moyen pour la
collectivité d'éviter l'angoisse commune. Comment
l'Occident pourrait-il éviter cette contagion et garder son
originalité? C'est l'objet de la conclusion de l'essai, qui
laisse malheureusement un peu sur sa faim, et dont j'ai essayé
de rendre la substance. Reste le diagnostic, solide, qui ouvre le
débat. Il sera difficile d'aborder la culture
américaine sans faire référence à ce
livre important.
La
quatrième de couverture :
Pourquoi y a-t-il
autant de "serial killers" aux États-Unis ? Pourquoi la
"production culturelle" américaine (films,
télévision, livres) est-elle aussi
imprégnée de violence et de cruauté? Est-il vrai
que le spectacle de la violence imaginaire encourage le
déchaînement des instincts violents? Mais aussi:
pourquoi la double figure du Dr Jekyll et Mr Hyde, de l'homme et de
la bête dans un même corps à l'image du
loup-garou, sont-ils aussi présents dans la culture
nord-américaine ? Enfin, alors qu'elle se répand
mondialement, cette culture aurait-elle le pouvoir de multiplier
parmi nous les appétits meurtriers ?
Au terme d'une enquête approfondie au coeur de la culture de la
terreur, Denis Duclos montre que la représentation de la
violence à l'écran est le reflet d'une conviction
propre à la culture américaine: pour elle, la
société n'est qu'un rempart précaire contre
l'animal tapi en nous. Chez les tueurs en série comme chez les
personnages sanglants de la fiction, elle ne fait que
répéter les figures héroïques des sagas
nordiques, les "Bersekr", ces guerriers fous toujours tentés
de se métamorphoser pour massacrer leurs propres familles.
Dans leur folie, ils sont le négatif de la
démocratie.
Les cultures latines parviendront-elles à effleurer cette
terreur d'une barbarie enfouie, sans l'assimiler? Car sinon nos
enfants auraient de bonnes raisons d'adhérer à ce
qu'ils voient sur les écrans.
Sociologue, directeur de recherche au CNRS, au CRESAL,
Denis Duclos a publié plusieurs livres et de nombreux articles
dans des revues diverses. Il est notamment l'auteur de :
De la
civilisation ou comment les sociétés apprivoisent la
puissance, La Découverte,
Paris, 1993, et Nature et démocratie des passions, Paris, PUF,1996.
Roland Ernould © 2001
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