Alain Delbe Les îles jumelles

éd. Phébus, 1994.

La première partie de ce roman ressemble à un recueil de nouvelles, avec la mise en place d'éléments séparés qui, juxtaposés, amèneront le récit à basculer en plein imaginaire. Les personnages, dont les portraits sont soigneusement brossés, permettent de découvrir une enfant autiste, un musicien de génie ne vivant que pour son violon, un magicien énigmatique, et une beauté moins inaccessible qu'elle ne paraît. Y compris le narrateur, un relieur, qui a beaucoup lu et aime les originaux: "Est-ce dû à ma nature secrète et à la loi de l'attirance des semblables? Car c'est ainsi: les gens sans passion particulière, sans ce grain de déraison qui les pousse ou les tire - parfois plus qu'ils ne le voudraient -, ne m'ont jamais inspiré que l'ennui le plus profond. Et je n'y puis rien si cette sorte de passion ne se rencontre jamais chez les gens normaux."(44) Par l'intermédiaire de son relieur, il semble bien que c'est l'auteur qui nous parle...

Le plus inquiétant est M. Huns, qui propose un spectacle de monstres. Capable de repérer dans les hauteurs obscures d'une bibliothèque le livre au titre illisible -et qui de plus n'aurait jamais été édité... C'est M. Huns qui va se servir de ses talents démoniaques pour utiliser tous ces êtres au mieux de ses intérêts. Son spectacle a été hué, le public veut le mettre à mal: pour se venger, il fait apparaître une seconde île face à la première.
Simultanément à la mise en place des acteurs, le décor est planté: une île, avec une ville lumière, singulièrement belle, au passé légendaire et un peu inquiétant. Plus tard, après diverses péripéties, avec l'invasion de l'eau, qui transforme la ville en Venise, viendront la confusion des esprits et la folie.
Le fantastique de ce roman est plutôt sous-jacent que manifeste. Il est partout, dans de multiples détails, insuffisant à chaque fois pour créer la peur, mais suffisamment pour générer le malaise et l'angoisse.


Le texte de la quatrième de couverture:

Aucune leçon entre les lignes du récit, dit la notice. Voire. Le drame du livre, c'est l'incommunicabilité entre les êtres: Jeanne l'autiste, qui ne sait correspondre avec le monde que par des fragments de miroir; Gilles, le musicien reclus, qui ne vit que par son violon; Marina, qui séduit par un sourire mensonger; Huns, qui n'existe que par ses spectacles d'illusion et sa vanité de démiurge: "Son visage ne trahissait pourtant aucune peur, j'en suis certain. Quoique... Non, aucune colère non plus, malgré les insultes. Il y avait en lui de l'étonnement, et en même temps une sorte de contentement, comme l'on a devant un travail achevé. Avec aussi cette fermeté de qui tranche une longue hésitation."(89) La ville s'est montrée comme Huns s'y attendait, et son curieux châtiment peut commencer.

Et aussi l'incommunicabilité entre les autorités de la ville: l'inquisiteur Da Silva, qui flaire le mal partout; le duc timoré timoré et velléitaire; le narrateur qui paiera cher sa curiosité: "Nous n'apprenons jamais autant que lorsque la nature enfreint ses propres règles."(136) Incommunicabilité entre les habitants de l'île et leurs doubles de l'île jumelle. Incommunicabilité jusqu'aux dernières pages, atroces, où les perturbés sont chargés sur la nef des fous sous les insultes et les huées, pour être noyés en mer: tous ceux "qui nous chargent de leurs peurs pour les noyer en d'autres eaux."(158)

Après avoir lu le livre, j'ai envoyé la lettre suivante à son auteur (extraits) :

"J'ai été intéressé par ce récit, écrit comme une chronique d'autrefois, avec un style un peu désuet par rapport à des auteurs d'un genre plus marqué par les gros effets visuels cinématographiques que par la distinction. Ce refus des procédés faciles, dans un climat insolite, m'a fait penser à La Peste de Camus (autre chronique que je viens de relire en partie pour une étude) et à certaines pages, les plus insidieuses, d'Edgar Poe. Ce ne sont pas de minces références, une lignée de classicisme et de discrétion. Cette chronique des îles n'est pas vraiment datée, mais dans le déroulement du récit comme dans l'écriture paraît être comme ce relieur d'une autre époque, un technicien-artiste qui n'a plus guère cours dans nos sociétés modernes où le livre -quand il est encore lu- est avant tout un objet de consommation, vite rejeté après usage.

Cette histoire d'un enchantement, aussi bien en ce qui concerne le récit que l'impression que ressent le lecteur, est d'une force prenante s'exerçant en douceur. Ce fantastique diabolique est tout en suggestion et en finesse. Du Paul Delvaux et jamais du Jérôme Bosch. Je ne sais pas si ce roman délicat, sobre d'approche, sans effets percutants, a trouvé son lectorat quand il est paru en 94: je suis bien persuadé que les lecteurs de fantastique grand public à gros tirage, n'ont pas dû en faire leur pâtée..."

Je pense que mon lecteur a tous les éléments en mains pour savoir s'il peut consacrer deux ou trois heures à un dépaysement total par rapport à son maître d'horreur préféré... Ainsi que le dit Huns: "C'est qu'il faut de l'étrange pour voir le monde, comme on a besoin d'un miroir pour se voir. Si mes créatures ne sont pas le monde, elles sont son reflet, croyez-moi. L'horrible et le merveilleux sont deux points opposés du même cercle, et il faut en prendre conscience pour ne plus s'y arrêter et se diriger enfin vers le centre."(32)

 

Notice bibliographique: Né en à Douai 1954, Alain Delbe habite Bondues, dans la région lilloise. Il est psychologue auprès d'enfants dans une Consultation Médico-Psychologique. Les îles jumelles a obtenu en 1994 le Prix Alain-Fournier. Il a écrit deux autres romans, François l'Ardent, 1999 (note de lecture),, et Le complexe de Médée, éd. Nestiveqven, 2004 (note de lecture), et publié une trentaine de nouvelles, dans La N.R.F.,Fluide Glacial, Hauteurs, Nord, Phénix. Ténèbres, et dans des anthologies. Une de ses nouvelles figure dans le recueil Ténèbres 2000 (Naturellement, 2000), une autre dans Noires soeurs, anthologie de Serena Gentilhomme. Il est l'auteur d'études critiques parues dans plusieurs revues dont Phénix, Otrante et Hauteurs. Il est aussi l'auteur d'un essai de psychanalyse, Le stade vocal (L'Harmattan, 1995).

Roland Ernould © 1999

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