Poppy Z. Brite ...Le coeur de Lazare (The Crow)

Fleuve Noir, juin 2000.

Dans sa première version cinématographique de 1994, The Crow, filmé par Alex Proyas, se présentait comme une fable gothique où Éros et Thanatos faisaient bon ménage. Marquée par l'amour et la mort : le décès accidentel de l'acteur principal en plein tournage (une arme alimentée en cartouches à blanc contenait un fragment d'un projectile antérieur) alors qu'il allait se marier frappa fortement les imaginations. D'autant plus quand on apprit que le sujet était issu d'une série de Comics d'une noirceur particulière de James O'Barr, qui exorcisait dans ses dessins la douleur causée par la perte accidentelle de sa fiancée tuée par un chauffard... La force émotionnelle des Comics (dont le lecteur français pourra prendre partiellement connaissance grâce à une nouvelle version contrôlée par James O'Barr actuellement en cours d'édition française depuis juin dans une revue mensuelle intitulée The Crow) était passée intacte dans le premier film, qui rapporta un profit inespéré à son producteur. Un bon filon s'exploite : une deuxième film, médiocre, une série TV sans intérêt et maintenant un troisième film sorti fin juin témoignent des réactions intéressées des divers producteurs.

Mais ce n'est pas tout. Dans la perspective de créer une sorte de mythe du corbeau, on chargea O'Barr de superviser plusieurs ouvrages : un recueil de nouvelles (A. A. Attanasio, Harlan Ellison, Gen Wolfe), un autre de récits et poèmes d'auteurs (Shattered Lives & Broker Dreams). Plus encore : les éditions HarperCollins lançèrent une collection réservée à des auteurs confirmés : Quoth The Crow, de David Bischoff, Clash By Night, de Chet Williamson, The Temple of Night de S.P. Somtov, et surtout, premier traduit en Français, The Lazarus Heart, de Poppy Z. Brite (paru aux USA en 1998). Suivant le principe de la collection, Brite a utilisé les personnages créés par James O'Barr.

Sur le motif devenu connu du corbeau, l'esprit de la mort, le psychopompe capable de ramener le mort en peine dans le royaume des vivants pour assouvir sa vengeance, Brite a bâti à son habitude une histoire d'une forte intensité. Le photographe Jarret Poe (le clin d'Ļil s'impose) a été accusé à tort du meurtre de Benjamin, vrai jumeau de Lucrèce, entre temps devenue transsexuelle, qui porte le tatouage du corbeau sur le dos. Poe revient à l'existence comme mort-vivant, afin de trouver la trace du bizarre illuminé éventreur responsable de la mort atroce de Benjamin. Atroce et insoutenable sont les deux substantifs qui gardent un sens dans cet abattoir que devient La Nouvelle-Orléans, en proie simultanément au dépeceur et à un ouragan dévastateur, Michael.

Brite a su faire passer le romantisme exacerbé qui caractérise les Comics et le premier film. Le roman, sombre et oppressant, le plus souvent dans la magie de la nuit, détaille minutieusement les activités de l'assassin en série d'homosexuels et de travestis, une sorte d'artiste du scalpel persuadé de sa mission divine et d'être le seul opposant à des forces obscures étrangères qui veulent pervertir notre monde. Brite a participé à sa manière à la poursuite du mythe que des financiers avisés voudraient bien créer (on commence à fabriquer les premiers gadgets de l'univers «corbeau»!). Mais elle n'est pas tombée dans le piège. Aucune comparaison n'est actuellement possible avec les autres productions littéraires faites sur le thème, faute de traductions, mais sinistre est son corbeau énigmatique qui fait utiliser la barbarie contre la barbarie par le justicier qu'il aide au-delà de la tombe. Oiseau aussi noir que ses plumes, complexe par les sentiments qu'il suscite, symbole de la quête au service de la haine et de la vengeance. La rançon : il se déploie dans un univers sans joie, dans la tristesse et la désolation, mais aussi la puissance dans la solitude.

Dans un récit sombre et nerveux, Brite explore la faune sado-maso de La Nouvelle-Orléans. Sous le signe de la fureur et de la douleur, de la torture allant juqu'à la vivisection, Brite sort le grand spectacle et en met plein la vue, avec des personnages hors du commun. Pas un seul personnage hétérosexuel «normé» dans ce roman, qui ne compte que des homos, des gouines et des sados-masos. S'il n'y a pas de limites dans le gore par définition, l'homme étant un animal à la férocité sans bornes, Brite se tient dans le peloton de tête de ce qui se fait de plus écoeurant dans le genre. On connaît la position de Brite, exposée souvent, qui réitère son désir de trouver la beauté dans ce que beaucoup d'autres personnes estiment horrible ou bizarre, son désir de révéler aux autres avec des mots la beauté esthétique potentielle que l'on peut trouver dans la violence, y compris celle que l'on peut trouver dans les entrailles de son prochain. Je crains cependant qu'à la longue le parti-pris de Brite risque de lasser. Le critique littéraire devra bientôt suivre des cours d'anatomie approfondis pour apprécier la nouveauté des situations. L'amateur de boucherie, le passionné de Chaïm Soutine y trouvera son compte, mais on peut regretter que tant de talent soit mis au service de sujets qui prennent maintenant un caractère répétitif.

 

La quatrième de couverture.

Et maintenant dit le Corbeau : "Lève-toi et tue le!"

Le photographe Jared Poe est fasciné par les scènes masochistes, un goût des jeux pervers très attirant pour les jumeaux Benjamin et Lucrèce. Deux papillons jouant avec le feu? Sans doute. Pourquoi s'en faire, puisque le trio s'entend à merveille... Jusqu'au jour où Benjamin est sauvagement assassiné! Ce meurtre sadique, la justice le résout en un clin d'oeil. Un homosexuel faisant un coupable idéal, condamner Jared à la chaise électrique mettra au drame un point final. Mais le véritable tueur et les modernes inquisiteurs ignorent que la mort d'un innocent, aux yeux du corbeau, n'est qu'un commencement.

Notice biographique: Née en 1967 à la Nouvelle Orléans, auteur de nombreuses nouvelles parues dans la revue The Horror Show, récompensée dès 1994 par le British Fantasy Award, Poppy Z. Brite fait figure de chef de file du gothique moderne des années 90. Entre littérature underground et terreur, son oeuvre provocatrice (Sang d'encre {1992, à 25 ans}, les Contes de la fée verte, Corps exquis...) dévoile la réalité froide d'une société puritaine à la dérive. Le fantastique de Brite, Grand Prix de l'Imaginaire 98, fascine ou révulse, mais ne laisse pas indifférent.

 

Roland Ernould © 2000.

vie et oeuvres de Poppy Z. Brite

 

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