Stephen King: l'homme, 3.

LES PERSONNAGES KINGIENS

POSITIFS 3

 .

LES AGENTS DE LA LUMIÈRE.

«Je ne sais pourquoi, je n'y comprends rien.
Et vous non plus. Probable que Dieu lui-même n'y comprend rien.
C'est des trucs officiels. Le gouvernement, quoi»".

-Interview d'un homme de la rue au sujet de la guerre du Viêt-nam, vers 1967"
1

 Une étude détaillée de Jack Sawyer2, agent de la Lumière, a été faite précédemment3. Rappelons brièvement le récit: la possession du Talisman peut éviter un désastre. Si une reine meurt, il y aura "une horreur noire dans les deux mondes. Une horrible noirceur" (905). Le Talisman, qui doit guérir la reine, sera l'objet de "la quête" de Jack ( p. 974). Jack a compris que la marche du cosmos vient du conflit duel entre des "personnages opposés, comme des statues allégoriques et symétriques, personnifiant le JOUR et la NUIT, la LUNE et le SOLEIL-l'obscurité et la lumière" (51). Les agents de la Lumière sont des personnages sympathiques, enjeux de forces opposées les unes aux autres qui les dépassent infiniment, suivant l'archétype millénaire de la lutte du Bien contre les forces du Mal.

.. du site ..

1ère partie.

2ème partie :

MONOGRAPHIES DE QUELQUES PERSONNAGES POSITIFS.

 

4ème partie :

ESSAI d'INTERPRÉTATION.

 

Ces «justes» s'inscrivent dans un vaste ensemble cosmique, où les ordres4 se servent des humains pour réaliser leurs desseins. Les ordres de Le Fléau, 5 et de Désolation 6 s'inspirent de la religion biblique7. Ceux d'Insomnie 8 appartiennent à une métaphysique beaucoup plus complexe, celle de la Tour Sombre, où l'influence de Lovecraft est importante9.
Jack Sawyer sera laissé de côté, pour les mêmes raisons que pour Danny Torrance (voir § 2): ses préoccupations d'enfant sont limitées au désir d'éviter la mort de sa mère. De même Roland de Giléad, l'épopée de
La Tour Sombre n'étant pas achevée. Seront retenus trois personnages qui, à des degrés divers, représentent les forces du bien, de la lumière, dans la lutte contre le mal, les forces des ténèbres.

 

Abigaël Fremantle10.

Quand le Seigneur me voudra.

C'est une des plus vieilles femmes des Etats-Unis, 108 ans, une noire vive et enjouée, cheveux blancs cotonneux, "toute menue dans sa robe-tablier" (570) et qui a "conservé toute sa tête" (479). Elle a vécu durement: elle a eu trois maris, de nombreux enfants et toujours fait ce qu'elle devait. "Le plus beau jour de sa vie" a été celui où, à vingt ans, elle est montée sur scène à l'occasion d'une fête d'agriculteurs où il n'y avait que des blancs: elle a joué de la guitare et chanté, avec un succès total. "J'ai joué et j'ai chanté de mon mieux, j'ai bien joué, j'ai bien chanté" (484).
Ce n'est pas une femmelette: centenaire, elle sait ce qu'elle veut. Elle s'occupe seule d'elle-même et elle est capable d'égorger un cochon alors que les hommes ne veulent pas le faire (516). Elle est entièrement soumise à la volonté divine: "
Quand le Seigneur me voudra, le Seigneur viendra me chercher" (486).

Elle n'avait pas à juger les actes de Dieu.

Dieu est venu la "visiter en songe", lui demandant de lutter contre l'homme noir, "le serviteur du démon", actuellement derrière les Montagnes Rocheuses (468). Elle contacte par télépathie en rêve des individus choisis, pour qu'ils viennent la rejoindre: "Le temps des grands malheurs approche. Maintenant... maintenant, le temps presse" (371).
Dieu est tout-puissant, il peut châtier durement la race humaine. Il l'a déjà fait "
une fois par l'eau" et Il le fera un jour par le feu: "Elle n'avait pas à juger les actes de Dieu" (478). Elle sait que "son heure était venue maintenant, l'heure de faire quelque chose" et qu'elle va mourir. Mais avant, elle doit lutter contre "l'homme sans visage", qui lui paraît "à peine moins fort que Dieu lui-même" (479). "Dieu est grand, dit Mère Abigaël, Dieu est bon... Merci pour le soleil. Pour le café. Pour m'avoir permis d'aller à la selle hier soir. Vous aviez raison, une poignée de dattes, et le tour était joué, mais mon Dieu, comme je n'aime pas les dattes" (480).

Il en sera selon Ta volonté.

Elle a continuellement Dieu pour interlocuteur: elle suit ses conseils, ce qui ne veut pas dire qu'elle accepte sans rechigner et sans montrer ses contrariétés: "Seigneur, mon Dieu, s'il te plaît, écarte cette coupe de mes lèvres si Tu le peux. Je suis vieille et j'ai peur. Et surtout, je voudrais rester là, chez moi. Je veux bien partir tout de suite si telle est Ta volonté. Il en sera selon Ta volonté, Seigneur, mais Abby est une pauvre négresse bien fatiguée. Que Ta volonté soit faite". Et elle pleure des "larmes amères" (488).
Dieu l'a prévenue que quelqu'un de spécial doit venir vers elle. Nick Andros et quelques survivants viennent la rejoindre: "
En le regardant, elle éprouvait une sensation paisible d'achèvement, de certitude, comme si ce moment avait été depuis toujours décidé par le destin" (509). "J'ai su que c'était toi quand je t'ai vu, Nick. Dieu a touché ton coeur de Son doigt. Mais Il a plusieurs doigts, et d'autres s'en viennent, loué soit Dieu, car Il a posé Son doigt sur eux aussi" (512).

Les voies de Dieu sont impénétrables.

Dieu la commande en rêve: "La prophétie est un don de Dieu (...). Dans mes rêves, je m'en allais vers l'Ouest. D'abord avec quelques personnes, puis avec d'autres, et d'autres encore" (511). L'homme noir va ausssi rassembler ses troupes: "C'est le diable en personne. Les autres méchants ne sont que des diablotins. Des petits voleurs, des petits violeurs, des petits voyous. Mais il va les appeler (...). Pas seulement les méchants, comme lui, mais les faibles ... les solitaires... ceux qui ont chassé Dieu de leurs coeurs" (512).Et tôt ou tard, l'homme noir passera à l'Est: "Et notre mission est de lui faire face" (513).
Peut-être porrait-on fuir, au contraire, pense Nick Andros. "
Nick, répondit-elle patiemment, toute chose obéit au Seigneur. Ne crois-tu pas que l'homme noir lui obéit aussi? Il Lui obéit, même si nous ne comprenons pas Ses desseins. L'homme noir te suivra, où que tu ailles, car il obéit aux desseins de Dieu et Dieu veut que tu le rencontres. Il ne sert à rien de fuir la volonté de Dieu Tout-Puissant" (512). "Les voies de Dieu sont impénétrables. Il ne les explique pas aux petites gens, comme Abby Fremantle" (513).
Quand Nick lui dit qu'il ne croit pas en Dieu, elle n'est pas troublée: "
Béni sois-tu, Nick. Ça n'a pas d'importance. Il croit en toi" (514).

L'orgueil, la mère du péché.

Quand les survivants viennent la rencontrer, elle pense: "«C'est moi qu'ils sont venus voir». Sur les talons de ce péché, une série d'images blasphématoires surgit toute seule dans son esprit: ils entraient un par un, comme des communiants" (659). Elle, qui avait toujours "été fière", commet le péché d'orgueil.
"
L'orgueil était le côté féminin de Satan dans la race humaine, l'oeuf paisible du péché, toujours fertile. C'est l'orgueil qui avait empêché Moïse de connaître le pays de Canaan (...). «Qui a fait jaillir l'eau du rocher quand nous avions soif?» avaient demandé les enfants d'Israël. Et Moïse avait répondu: «moi»" (658). Abigaël vient de commettre le même péché d'orgueil: "Elle était fière de sa vie, mais ce n'était pas elle qui l'avait faite. La fierté était la malédiction des forts (...). Malgré son grand âge, elle n'avait pas encore appris toutes ses illusions, pas encore maîtrisé ses chants de sirène" (659).
Dieu ne communique plus, se retire d'elle. Abigaël part se cacher dans les bois, comportement équivalent aux retraites bibliques dans le désert.

L'argile du potier.

Plus tard, quand elle revient, elle juge sévèrement les efforts du groupe pour s'organiser et constituer une communauté: "Dieu disposera comme Il le juge bon. Vous n'êtes pas le potier, mais l'argile du potier" (933).
Et elle leur communique les instructions divines. "
Avons-nous vraiment le choix? demanda Larry d'une voix remplie d'amertume.
-Le choix? Il y a toujours un choix. Ainsi Dieu a-t-il toujours procédé, ainsi le fera-t-il toujours. Vous conservez votre libre-arbitre. Faites comme vous voulez
(...). Mais... vous savez maintenant ce que Dieu attend de vous" (936).

 David Carver11.

La main de Dieu.

David, onze ans, est un enfant étrange, qui ne ressemble pas à ses parents, "intelligent, mais un peu particulier" (56). Le pasteur est très intéressé par l'enfant "qui par moments semblait un petit garçon ordinaire et tout à coup montrait une maturité exceptionnelle. Et ce n'était pas tout: il pensait que David Carter avait été touché par Dieu, et que la main de Dieu était toujours sur lui" (160).

David se prend d'un intérêt soudain pour le religieux, comportement que sa mère, agnostique comme son père, appelle son "trip mystique" (50). Il va à l'église depuis un accident survenu à son ami Brian, dont il pense avoir obtenu la guérison par Dieu: "Pas au catéchisme, ni au groupe de jeunes du jeudi soir, juste à l'église, et le dimanche après-midi au presbytère, pour parler à son nouvel ami le pasteur" (159). Il prie Dieu et lit la Bible en voyage (50).

Un élu de Dieu.

Après avoir visité à l'hôpital son copain gravement accidenté, il s'est retiré dans une cabane qu'il avait édifiée avec lui dans un arbre. Il est accablé de douleur, mais sent comme une présence:"Il y a quelqu'un? Je vous en prie, répondez!". Et quelque chose s'est manifeste: "Oui, avait dit cette voix. Je suis là.
- Qui êtes-vous?
- Qui je suis, dit la voix avant de se taire comme si cela expliquait tout"
(152).
Le pasteur le renseigne: "
Dieu nous parle toujours à travers notre conscience. On croit généralement, David, que la conscience n'est qu'une sorte de censeur, un lieu où sont engrangées les sanctions sociales, mais en fait, c'est en soi une sorte d'étranger, qui nous guide souvent vers les bonnes solutions, mais dans des situations qui dépassent notre compréhension" (159).
La guérison miraculeuse de son copain Brian va pousser David,
"parfait illettré religieux de cette fin du XXè siècle, à chercher des réponses, à chercher Dieu" (160). "Il était toujours sous l'emprise de ce sentiment puissant (...) qu'une personne plus expérimentée que lui le guidait " (142). Dieu lui parle par une voix intérieure : "Il était dans l'obscurité, aveugle,mais pas sourd. Dans l'obscurité, il écoutait son Dieu" (139).

Le dessein de Dieu.

Il leur faut éliminer Tak, sorte de démon qui se trouve dans une mine, près du village de Désolation.
Tak "
étranger complet, tellement différent de nous que nous ne pouvons même pas y appliquer notre esprit" (515) est en voie de reconquérir son ancien territoire : "Il y a des forces, dehors, que vous ne pouvez même pas imaginer" (138).
Ce que Dieu ne veut pas:
"C'est le champ empoisonné (...). Il n'y aura aucun moyen de faire revivre cette terre. Elle doit être éradiquée - ensemencée de sel et labourée. Tu sais pourquoi? (...) Parce que c'est un affront envers Dieu. Fin de l'histoire. Il n'y a pas d'autre raison. Rien de caché, ni de dissimulé, pas de petits caractères au dos du contrat. Le champ empoisonné est une perversité et un affront envers Dieu" (417).

Il a choisi ses alliés.

"Dieu nous a amenés, dit David. Pour l'arrêter" (431).
Alors que sur la Nationale 50 passent des voitures et des camions, certains seulement se font arrêter par l'avatar Tak-flic, et tous ne sont pas tués: "
Alors, pourquoi est-ce qu'il nous a épargnés, nous?" (295). Il nous a choisis, répond David, parce qu'un signe que nous avions sur nous lui signifiait "de nous arrêter et de se saisir de nous au lieu de nous laisser passer" (433).

Mais Dieu leur laisse leur libre-arbitre.

"Maintenant, Tak veut qu'on parte, et il [Dieu] sait qu'on peut partir. A cause de la clause du libre arbitre. L'important est que jamais Dieu ne nous force à faire ce qu'il veut qu'on fasse. Il nous le dit, c'est tout, et puis il s'efface et il regarde ce qui se passe (...) «Dieu dit : prenez ce que vous voulez et payez-le» (434).
Lorsque Dieu propose l'assentiment au sujet, il s'attend à ce que sa créature se sente obligée par une adhésion intérieure et ainsi que librement, il fasse de la loi divine sa loi individelle. Il leur laisse ainsi leur décision: après diverses péripéties, Marinville, écrivain sceptique, a cette expérience décisive : "
Il se divisait littéralement en deux. Il y avait le John Edward Marinville qui ne croyait pas en Dieu et ne voulait pas que Dieu croie en lui (...). Et il y avait Johnny qui voulait rester. Plus encore : qui voulait se battre. Qui avait progressé assez loin dans cette folie surnaturelle pour vouloir mourir dans le Dieu de David" (pp. 504/505).

Un Dieu Tout-Puissant.

Tak lui-même obéit finalement aux ordres de ce Dieu. L'écrivain est dans l'ini et va être entraîné par Tak : "De la fumée sortant de l'entonnoir s'insinua entre ses jambes et tenta de le saisir (...). «Lâche, dit-il, Dieu l'ordonne». La fumée brune retomba" (351).
David a rempli sa tâche: "
Seigneur, apprends-moi à m'aider moi-même et aide-moi à me rappeler que tant que je ne m'aiderai pas moi-même, je ne saurai être utile aux autres. Aide-moi à ne pas oublier que tu es mon créateur. je suis ce que tu as fait -parfois le pouce de ta main, parfois la langue dans ta bouche. Fais de moi un vaisseau qui soit entièrement à ton service" (162).

Mais un Dieu truqueur er cruel.

"Un Dieu qui aime les ivrognes et déteste les petits garçons !", c'est le cri de la mère de Brian, écrasé par un chauffard et qui se meurt à l'hôpital (147). Aussi David demande au pasteur : "Dieu n'est pas très indulgent, n'est-ce pas? - Si, en fait, il l'est. Il le faut bien parce qu'il est tellement exigeant. - Mais il est cruel, aussi, non?.- Oui, Dieu est cruel" (161).
David se souvient qu'il avait promis à Dieu de faire ce qu'il voudrait si son copain Brian ne mourait pas. "
Le pire, c'est que Dieu savait que je viendrais là, et il savait déjà ce qu'il voudrait que je fasse 12. Et il savait qu'il faudrait que je le sache pour le faire (...). L'ennuyeux, ce n'est pas que Dieu m'ait mis en position de lui devoir une faveur, mais qu'il ait blessé Brian pour y parvenir" (514).

 Ralph Roberts13.

Programmé depuis le début.

Le sommeil abandonne Ralph, veuf de soixante-dix ans, sorte de Stu Redman vieilli. Il se démoralise. De plus, il voit des aura, des panaches autour de la tête des gens, et même deux petits docteurs chauves en blouse blanche, invisibles pour les autres... Il s'imagine perdre la raison.
A la suite d'un événement où tout se déroule trop parfaitement, Ralph ressent "
cette impression d'être poussé par des mains invisibles vers la gueule d'un tunnel ténébreux" (222). Et plus tard: "Au fur et à mesure qu'il parlait, Ralph était envahi par la conviction de plus en plus forte qu'il existait des relations entre toutes ces choses qui lui arrivaient, relations qu'il pouvait presque percevoir" (272).
A l'hôpital où il est allé, avec sa vieille amie Loïs, visiter un ami mourant, il retrouve les deux petits hommes chauves. Ce sont des équivalents des Parques antiques, qui leur annoncent que Ralph et Loïs sont "
attendus" et qu'ils se trouvent de ce fait "dans un plan de la réalité différent" (425). Ralph "avait peur et était très en colère -on les avait constamment manipulés. Cette rencontre ne devait rien au hasard. Elle était programmée depuis le début" (418).
Les deux docteurs chauves
14, Clotho et Lachésis, expliquent leur rôle à Ralph et Loïs: le temps venu, ils mettent fin à la vie des hommes avec "amour et respect" (422). Ils le font parce qu'ils sont "programmés" pour le faire: "Et vous (...) ferez ce que vous êtes programmés pour faire aussi" (427).

Rien ne peut être changé.

Loïs s'inquiète pour un ami susceptible de mourir et demande ce que les docteurs peuvent faire pour lui: "Rien ne peut être changé" (424). Et quand Raph proteste qu'il n'y a plus alors pour les hommes de liberté de choix, Lachésis répond: "Il ne faut pas voir les choses ainsi! C'est simplement que ce que vous appelez la liberté de choix fait partie de ce que nous appelons le ka, la grande roue des existence" (427).
Et Clotho précise que dans l'univers il y a "
quatre constantes (...), la Vie, la Mort, l'Intentionnel et l'Aléatoire (...). Lachésis et moi sommes des agents de la Mort (...). On nous représente parfois comme d'effrayants squelettes, ou des personnages encapuchonnés au visage invisible" (428). Mais ils sont aussi des agents de l'Intentionnel.

Intentionnel et aléatoire.

Clotho donne d'autres précisions: "Il y en a parmi vous (...) qui croient que tout arrive par nécessité, et d'autres qui pensent que les événements ne sont qu'une question de hasard et de chance. La vérité est que la vie est à la fois aléatoire et intentionnelle, mais pas dans des proportions égales" (429).
La tâche de Clotho et Lachésis est de s'occuper de la mort intentionnelle, chaque homme ayant une durée de vie déterminée, manifestée par une «aura», sorte d'horloge vitale dont les Parques tiennent compte.
Mais il y a un troisième docteur chauve, Atropos, agent de l'Aléatoire: toutes les morts que les hommes appellent «idiotes», «inutiles» ou «tragiques» sont de son ressort (432). Atropos est entouré de "
forces bien plus grandes que lui-même, des forces mauvaises et puissantes" (442).
En temps normal, les agents de l'Intentionnel n'interviennent pas dans ce que fait l'agent de l'Aléatoire et réciproquement:
"Nous ne pourrions interférer avec lui, même si nous le voulions, car l'Aléatoire et l'Intentionnel sont comme les cases blanches et noires d'un échiquier, qui se définissent mutuellement par leur contraste de couleur" (438). Il se produit ainsi une sorte d'équilibre cosmique.

Les hautes sphères.

Mais Atropos, agent de l'Aléatoire, essaie de modifier cet équilibre: il "cherche à interférer avec la manière dont fonctionnent les choses -interférer étant au fond très précisément la fonction pour laquelle il a été créé- et exceptionnellement l'occasion se présente de le faire de manière spectaculaire. Les efforts pour contrer ces interventions (...) ne sont décidés que si la situation dans laquelle il veut intervenir est délicate; une situation comportant des questions nombreuses et sérieuses en suspens" (438).
C'est le cas actuellement. Une
"chose terrible" est sur le point de se produire, elle intéresse les "hautes sphères": "Nous savons que quelque chose dans les hautes sphères" prépare une action, et "que quelque chose d'autre, de ces mêmes sphères, a lancé une contre-attaque. Cette contre-attaque, c'est vous deux" (441).
Les hommes sont ainsi des "
agents opérants" (432) des forces qui conduisent le monde.

Les hommes et l'Intentionnel.

Si ordinairement, les hommes sont seulement de tels agents, "de temps en temps apparaît un homme ou une femme dont la vie affectera non seulement ses proches (...), mais aussi des êtres qui sont sur de nombreux niveaux au-dessus de ce niveau. Ces personnes d'exception servent l'Intentionnel. Si elles meurent avant leur heure, tout est changé. Les plateaux de la balance ne sont plus en équilibre" (625). Et King cite plusieurs hommes célèbres qui ont modifié le cours de l'histoire, rien ne pouvant être pareil s'ils avaient disparu avant le terme fixé. Dans le cas présent, l'être d'exception à préserver est un enfant: "Si l'enfant meurt, la Tour des Existences s'écroulera, et les conséquences d'un tel effondrement sont au-delà de votre compréhension" (625).

Le marché.

Mais Ralph ne veut plus être qu'un simple exécutant. Il désire intervenir dans le jeu et forcer le destin. Ralph subordonne son intervention à un échange: la vie d'une petite fille qu'il aime et a des problèmes contre la vie de l'enfant que l'Intentionnel veut sauver. Et il veut faire valoir le point de vue d'un humain: "Pour moi, l'une est aussi importante que l'autre (...). Toutes les vies sont différentes, mais toutes ont de la valeur ou aucune n'en a. C'est ma vision des choses (...), mais je crois que vous allez devoir faire avec, les gars, vu que c'est moi qui tiens le marteau. Résumons-nous: la vie de votre protégé contre celle du mien. Vous n'avez qu'à le promettre et l'affaire est conclue" (627).

L'intervention suprême.

Les docteurs chauves sont bien ennuyés: ce problème dépasse leur compétence. Mais ils sont tirés d'embarras: "Soudain, le flanc de la colline s'illumina d'une lumière blanche éclatante. Loïs crut tout d'abors qu'elle provenait du ciel, très certainement parce que les mythes et la religion lui avaient appris à croire que le ciel était la source de toutes les manifestations surnaturelles. En réalité, elle semblait naître de partout, en plus du ciel: des arbres, du sol (...). Une voix s'éleva alors... ou plutôt la Voix s'éleva. Elle ne proféra que quelques mots, mais ils retentirent en elle comme des cloches de fer:

[ IL PEUT EN ÊTRE AINSI ]".

L'arbitre suprême, inconnu des hommes et même des petits docteurs chauves, a tranché (627).
Mais le plus important est qu'un homme a réussi à toucher la puissance suprême en modifiant ainsi l'ordre des choses prévu.

Nous voici donc en présence d'une autre variété d'homme positif: le religieux qui a admis l'existence d'une réalité autre, qui vaut qu'on lui sacrifie. La prière conjure et appelle le divin dans une relation affective, où la confiance, l'obéissance et le respect forment une expérience si intense que le croyant y reconnaît la puissance du divin appelé et subi.
Vis-à-vis des autres hommes, Abigaël a le statut social et surnaturel du Shaman
15, intermédiaire entre les esprits, un monde-autre, par la possession ou l'extase. A la fois prêtre et magicien, le Shaman suscite le respect dans le groupe où il exerce ses fonctions d'intermédiaire entre les hommes et les puissances invisibles et aussi de guérisseur. Une différence importante cependant: le shaman établit à volonté une communication avec le monde-autre. Ce n'est pas le cas d'Abigaël qui, bien qu'élue et désignée, ne fait que subir les interventions de Dieu dans le cas présent.
David et Abigaël ont en commun le charisme, don particulier accordé par Dieu à un homme ou une femme et l'habilitant à exercer une action conforme à ses desseins. Ils procèdent par kérygmes, interpellation directe sous formes de messages mentaux qui ont le sens d'une exhortation à l'action. «Dieu me parle» et sa parole appelle un engagement authentique. «Je réponds» m'engage à vivre le message. Il y a à la fois indication du salut et provocation au salut, mécanisme que nous retrouverons plus tard dans la distinction entre liberté et libre-arbitre.
La discussion avec la puissance divine n'est évidemment pas possible. De même, c'est le respect strict de la parole de Dieu, sans discussion ni délibération, qui rend un homme positif. La décision divine obligée est le contraire du processus démocratique de la prise de décision, qui dépend de chacun des membres du groupe, sur la base de la compréhension du problème et des connaissances acquises. Il s'agit ici d'une éthique autoritaire, d'exhortation et non de persuasion.
Le comportement qu'a David avec son Dieu n'est pas différent dans son principe que celui d'Abigaël. Le Dieu d'Abigaël est plus coercitif, celui de David fait davantage appel au libre-arbitre: Dieu "
L'important est que jamais Dieu ne nous force à faire ce qu'il veut qu'on fasse. Il nous le dit, c'est tout, et puis il s'efface"(434).
Mais quoi qu'il en soit, ce sont les desseins divins qui doivent être réalisés et ceux-là seuls. Il n'apparaît nulle part dans
Le Fléau, et Désolation qu'il soit possible à un humain de conclure un quelconque marché avec la divinité. C'est la rigoureuse observation des prescriptions -sans orgueil- ou l'exécution de la mission acceptée -libre-arbitre-; qui sont les seules possibilités de relation avec un Dieu des Lumières. Dans cette perspective, l'homme positif est celui, comme David ou Marinville, qui utilise son libre-arbitre pour aller dans le sens du divin.

Plus complexe est la situation de Ralph dans
Insomnie: il parvient à obtenir de la puissance supérieure une modification à l'ordre prévu des choses, sorte d'intrusion acceptée -tolérée?- de l'humain dans la fonction du Coordinateur inconnu16, qui est de maintenir un équilibre entre les ordres de l'Intentionnel et de l'Aléatoire. Après l'intervention de Ralph: "A tous les niveaux de l'univers, les affaires reprirent leur cours ordinaire (...). Des mondes qui avaient un moment tremblé sur leur orbite reprirent leur assiette" (667).
Alors qu'avec Abigaël l'action des hommes s'accomplissait rigoureusement dans le cadre prévu, les perspectives pour l'action des hommes deviennent ici tout à fait différentes, avec une possibilité nouvelle donnée aux humains.

Après
Insomnie , j'attendais une ouverture plus grande de l'imaginaire kingien dans l'interaction possible humain/divin. Désolation a été une déception, dans la mesure où l'aporie majeure semble être le rôle du libre-arbitre, sans modifier quoi que ce soit en ce qui concerne les espérances et la possibilité d'initiatives humaines.

La suite à : ESSAI d'INTERPRÉTATION.

Roland Ernould © 1997. (roland.ernould@neuf.fr). Revu septembre 1999.
Armentières, le 12 novembre 1997.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être faites.

 Notes :

1 En exergue du prologue de ROADWORK 1981, Richard Bachman, éd. fr. CHANTIER Albin Michel 1987, page 9.

2 THE TALISMAN 1984, Stephen King & Peter Straub, éd. fr. LE TALISMAN DES TERRITOIRES Robert Laffont 1986.

3 La Cosmogonie de King dans THE TALISMAN, Steves Rag n° 15, juillet 1997.

4 Une définition des ordres a été proposée dans mon étude Les humains et les ordres, in The Green Mile, Steves Rag hors-série n° 2, pages 13/6.

5 THE STAND 1990, the Complete & Uncut Edition, éd. fr. LE FLÉAU, Lattès 1991.

6 DESPERATION 1996, éd. fr. DÉSOLATION, Albin Michel 1996.

7 Le conflit entre le Bien et le Mal "est la pierre de touche de la religion chrétienne", DANSE MACABRE 1981, éd. fr. tome.1. ANATOMIE DE L'HORREUR , éd. du Rocher 1995, page 91.

8 INSOMNIA 1994, éd. fr. INSOMNIE, Albin Michel 1995.

9 "Ses meilleures nouvelles nous font appréhender limmensité de lunivers où nous demeurons et suggèrent lexistence de forces obscures et assoupies dont le moindre soupir suffirait à nous détruire", in ANATOMIE DE L'HORREUR , éd. du Rocher 1995, page 77.

10 THE STAND, op. cit.

11 DESPERATION, op. cit.

12 Dix mois avant les événements présents.

13 INSOMNIA, op. cit.

14 Cest volontairement que na pas été utilisé le vocabulaire particulier -michrone, machrone, etc, employé par King dans INSOMNIA. Ceux qui connaissent louvrage traduiront spontanément. Ceux qui ne lont pas lu comprendront du moins lessentiel.

15 Sur le rôle du shaman, une des premières autorités religieuses, voir Michel Perrin, LE CHAMANISME, 1995, PUF ? n° 2968.

16 Comme dans THE STAND: Toute chose obéit au Seigneur. Ne crois-tu pas que lhomme noir lui obéit aussi? " dit Abigaël (page 512); ou DESPERATION, où Tak obéit aux ordres de Dieu.

 4ème partie :

ESSAI d'INTERPRÉTATION.

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 5 - hiver 1999.

 

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