Thomas Harris, Hannibal

Albin Michel, 1999.

 

On se languissait du dernier nouveau de Thomas Harris, l'auteur célèbre du Silence des agneaux, édité aux USA l'an dernier. Auteur de trois romans, Harris qui publie tous les huit à dix ans, contrairement à la plupart des auteurs du genre, attire d'autant plus les lecteurs qu'il a une réputation, solidement établie.

Le livre était auréolé de la critique élogieuse et brillante que King avait fait paraître dans le New York Times Book Review, article dont la traduction était parue en juillet 1999 sur deux pleines pages de Courrier International. Citée sur la quatrième de couverture, une phrase de l'article résume son ton élogieux : "Ceux qui attendaient Hannibal veulent savoir si c'est aussi bien que Le Silence des Agneaux. Non, ce n'est pas aussi bien. C'est mieux!" On peut être d'un avis contraire.

Les lecteurs avaient été précédemment séduits par une histoire fulgurante, à la construction rigoureuse et écrite avec un scalpel aussi acéré que celui dont se sert le personnage principal, le Dr Hannibal Lester, disséqueur bien particulier. La structure d'Hannibal est incertaine, sorte de bric-à-brac qui comporte des longueurs et des temps morts. Restent heureusement des scènes qui rappellent l'horreur glacée du Silence. Certes, un auteur a le droit d'évoluer, mais le récit est déroutant, car on ne saisit pas bien la multiplicité des approches de l'auteur. Une critique du quotidien de la société américaine, vulgaire, irrespectueuse du droit des individus, contraignante et inhumaine, confortée par de nombreuses allusions à la corruption des autorités policières? Ou de la superficialité de l'esprit moral et religieux? Une satire des fantasmes de ses semblables, avec la description par exemple de la morbide exposition des instruments de torture, où se pressent des visiteurs horrifiés et ravis? Lester le cannibale constate tranquillement les visages congestionnés des amateurs, dont certains paraissent entrer en chaleur... Une réflexion sur la nature de la folie, avec l'obsession chez Lester du souvenir de sa petite soeur Mischa dévorée par des soldats affamés de viande lors des derniers combats de la Seconde Guerre Mondiale? Ou sur l'origine du Mal, quand on apprend que Lester a abandonné tous ses principes depuis qu'un Dieu indifférent a laissé se commettre cette infamie sans broncher? Lester répète compulsivement cet épisode de sa vie, avec le désir désespéré de trouver à Mischa une place dans ce monde, peut-être celle occupée par Clarice. Ce qui fait d'Hannibal un roman d'un genre particulier, où thriller et gore coexistent avec la critique sociale.

Le personnage central, le psychiatre Lester, sorte de Dracula qui pratique le cannibalisme, s'est évadé de l'hôpital psychiatrique où il était enfermé. Il s'est réfugié à Florence, où il vit depuis peu sous un autre nom, une existence brillante de conservateur de musée aux connaissances peu ordinaires. Il organise une conférence sur l'Enfer de Dante, une exposition. Génie du crime, cultivé, artiste, gourmand, Il ne tue "pratiquement" plus, mais, en esthète du mal, il cultive le culte du satanisme. Il retrouve sur sa route la séduisante policière de choc Clarice Starling, qui ouvre le récit en tuant d'une balle dans la tête une criminelle séropositive droguée, et s'empresse de laver le nourrisson du sang de sa mère pour lui éviter le sida. Cette scène commotionnante est la première d'une longue série.
Clarice a rencontré naguère Hannibal et n'est pas insensible à sa séduction. Cette teigneuse, au tempérament combatif, sera peu à peu broyée par les institutions corrompues qu'elle dérange.

Clarice n'est pas la seule à faire cette recherche. Avec d'autres intentions, un milliardaire enfermé dans un poumon d'acier, un pervers d'un genre particulièrement obsessionnel, poursuit Hannibal depuis que ce dernier l'a laissé mutilé du visage. Il s'appuie sur un réseau d'informateurs bien payés auxquels il est relié par Internet. Araignée monstrueuse tissant incessamment sa toile, contemplant une murène dans son aquarium, il est particulièrement désireux de faire manger Hannibal par des cochons spécialement entraînés à consommer de la viande humaine. Cette horreur sans nez, sans lèvres, à l'oeil unique caché derrière un appareil qui le maintient humide, créature toute de dents, ressemble à un monstre sorti des abysses. Un de ses plaisirs est de boire son apéritif additionné de larmes d'enfants... Cet «autre» absolu, ce deuxième monstre opposé au raffinement de Lester, est d'une intelligence et d'une rationalité exceptionnelles. Il utilise à sa seule convenance des agents du FBI et de la police achetés, sans aucun souci d'humanité. Les deux ogres se font face.

Hannibal Lester est personnage fascinant et révulsant, ou révulsant et fascinant, suivant que la réaction première du lecteur sera la révulsion ou la fascination. Redoutable manipulateur, il ne croit qu'au chaos. Ce délicat ne veut manger que de la viande de choix, d'hommes élevés à la campagne, leur chair étant plus savoureuse. Il arrose ses repas d'un Château Pétrus ou d'un Puligny-Montrachet... D'étranges relations sadomasochistes se sont nouées entre Clarice et Lester, faites d'attrait pour lui et fascination pour elle. Qui va l'emporter dans ce duel psychologique longtemps à distance? Poussés par des impératifs contraires, Clarice comme Lester se viennent en aide mutuellement et les blessures infligées sont symboliques dans l'attente d'une résolution qui viendra quand Clarice s'assimilera à la soeur perdue. Ce serait gâcher le plaisir du lecteur que de résumer la scène finale, déstabilisatrice, et qui a fait beaucoup jaser aux États-Unis.

On trouve de beaux moments de style. Les scènes d'action sont travaillées, encore que certains tableaux de violence frôlent la caricature. Souvent l'humour est là. Avec des moments d'une poésie lugubre, presque toujours teintée de la noirceur du mal, ce récit provoque souvent le malaise, et le gore se teinte en fin de récit d'un romantisme de la folie et de sa séduction.

Finalement, si Hannibal n'a pas la rigueur et l'acuité du Silence des Agneaux, c'est quand même un excellent roman. Sans doute l'extension donnée au récit par ses directions variées et l'intervention de nombreux personnages déçoivent lorsqu'on attendait une réplique de Silence aussi brillante. Mais ce gros livre est un bon demi-kilo de steak bien saignant, à consommer sans modération. Mais, hélas, sans Château Pétrus.

Thomas Harris est l'auteur de trois romans d'horreur : Dragon rouge (Pocket 9001), Le Silence des agneaux (Pocket 9071), Hannibal (Albin Michel); et d'un thriller Black Sunday (Pocket 4457).

Roland Ernould © 2001

notes de lecture : Thomas .Harris .... Dragon rouge, Albin Michel, 2000.

Thomas .Harris .... Le Silence des Agneaux, Albin Michel, 1990.

 

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